MALADIE RÉNALE
Dix ans après une première tentative, l’Aurar est en passe de quitter son statut associatif « non lucratif » pour transférer ses activités dans le secteur privé « lucratif ». Cette fois-ci le montage juridique prévoit la création d’une fondation reconnue d’utilité publique et garantissant la poursuite des vocations sociales de l’Aurar.
Ce ne fut pas facile, ce n’est pas encore fait mais la privatisation de l’Association pour l’utilisation du rein artificiel de La Réunion (Aurar) semble inéluctable. Inéluctable parce que l’ARS (Agence régionale de santé), autorité compétente pour permettre le transfert des autorisations de l’association à but non lucratif à la nouvelle entité à but lucratif, ne peut a priori pas s’y opposer et a déjà émis un « avis favorable ». (Consulter la note de l’ARS que Parallèle Sud s’est procurée)…
Et pourtant ! Cette privatisation que l’Aurar, présente comme une « évolution juridique », soulève bien des contestations ! En juin dernier, la commission spécialisée de l’organisation des soins (CSOS) — composée d’élus des collectivités, d’usagers, des syndicats de salariés ou de patrons, de la mutualité, de la Sécurité sociale, de l’Observatoire de la santé, de médecins et surtout de responsables d’établissements publics et privés —s’y est massivement opposé : 17 voix « contre » et 3 voix « pour ».
Les raisons de cette opposition demeurent confidentielles tant que l’ARS n’a pas arrêté sa décision. La présidente de la CSOS, l’élue régionale Laetitia Lebreton, affiche sa neutralité disant avoir permis à chacun de s’exprimer. Rose-Marie Won Fah Hin, la directrice générale de l’Aurar, pointe du doigt les concurrents, cliniques privées et hôpital public, nombreux au sein de la CSOS et qui n’ont aucun intérêt à favoriser le développement de l’Aurar. Ce que corrobore Nicole Sorlier, représentante CGTR des salariés : « Quelle légitimité ont nos concurrents pour se positionner sur une évolution qui a été longuement négociée en interne? », demande-t-elle.
Une première tentative de privatisation abandonnée
La syndicaliste, qui est aussi comptable de l’Aurar, pointe là toute la complexité du dossier. Si en interne, la chose semble entendue. Vu de l’extérieur, l’association accuse un lourd passif de défiance. Passons sur la campagne de dénigrement médiatique menée par le Journal de l’Ile et son PDG et qui se solde pour l’instant par des condamnations en diffamation…
De manière plus étayée, l’Aurar s’est vu reprocher son évolution et ses résultats excédentaires de moins en moins compatibles avec les statuts d’une association loi 1901. Il se trouve que cette évolution coïncide avec l’arrivée en 1999 de Marie-Rose Won Fah Hin qui venait alors de la direction financière de l’hôpital public Gabriel Martin de Saint-Paul. Il fallait alors apurer les dettes d’une association au bord de la faillite et moderniser la structure. « Nous avons réussi à générer de la trésorerie et on nous a fait le reproche de faire de l’argent, déplore la directrice générale. Mais ça n’a jamais été fait au détriment des patients et du personnel ».
En 2007 puis en 2009, l’Aurar a tenté une première privatisation. Les syndicats dénonçaient alors la création de sociétés privées créées pour gérer les diverses activités de l’Aurar. Ils étaient rejoints dans la contestation par la Fédération des établissements privés non lucratifs ou encore par la Mutualité de La Réunion dont le président Théodore Hoarau — qui était alors également président de la Chambre régionale de l’économie sociale — dénonçait « les volontés d’enrichissement personnel de quelques individus sur un patrimoine de l’économie sociale réunionnaise ».
7 M€ de redressement fiscal et un rapport de la chambre des comptes
La fronde avait été assez puissante pour que l’Aurar renonce à sa privatisation et demeure association tout en continuant à se développer et générer de confortables bénéfices : 2,2 M€ en 2015, 3,7 M€ en 2016. L’administration fiscale a alors relevé le caractère marchand des activités de l’Aurar et lui a imposé un redressement fiscal de 7M€ prenant en compte les bilans financiers à partir de 2009.
L’Aurar, ainsi fiscalisée, n’avait alors plus aucun intérêt financier à tirer de son statut associatif. D’un point de vue juridique, le rapport de la Chambre régionale des comptes de février 2019, relevait lui aussi quelques incongruités, comme le niveau des salaires des dirigeants — « 568 035 €, en 2017, au titre de la rémunération globale des trois personnes de l’association les mieux payées, à savoir la directrice générale et deux médecins » — qui étaient trois fois supérieurs au plafond autorisé dans le cadre associatif. Ce plafonds s’élevait à 3 269 € en 2017.
Relevant aussi « un éclatement des comptes entre plusieurs entités » qui « ne contribue pas à refléter précisément la réalité des activités », la chambre des comptes recommandait « l’installation d’un comité d’audit ». Elle concluait : «Au vu de l’activité de l’association qui relève principalement du champ concurrentiel, une réflexion sur l’évolution de ses statuts apparaît nécessaire ». C’est cette recommandation qui légitime aujourd’hui l’Aurar à présenter son nouveau projet de privatisation.
Opposition de la CFDT et de la Mutualité
Le contexte actuel diffère donc profondément de celui qui prévalait il y a dix ans : l’Aurar est fiscalisée car clairement identifiée dans le champ concurrentiel de la dialyse face aux cliniques privées, hôpitaux publics et l’ASDR (Association de soins à domicile). A ce titre, la direction fait valoir que le plafonnement des salaires prévu dans le monde associatif ne s’applique plus.
Si économiquement, fiscalement et juridiquement, le statut associatif de l’Aurar ne correspond plus à la réalité, que faire des valeurs de l’économie sociale et solidaire qui ont prévalu à la création de l’association en 1980 ? La levée de boucliers des tenants du secteur dit « non lucratif » semble moins forte qu’il y a dix ans. Néanmoins Théodore Hoarau espère encore que « l’ARS ne tombe pas dans le panneau ».
Même opposition affichée par Expédit Lock-Fat, secrétaire départemental de la CFDT-Santé, qui craint que la logique du privé s’impose au détriment des patients et du personnel. Même la CGTR-Santé, représentée par Gabriel Mélade, dit encore être « défavorable à tout démantèlement du secteur non lucratif », alors que la déléguée CGTR à l’Aurar a donné son accord total pour « l’évolution juridique » tout comme les autres délégués de la CFTC et de FO.
En interne, seule la CFDT, qui détient une majorité relative des voix des salariés (45%) refuse toujours de se positionner : « Nous ne sommes pas contre mais nous estimons ne pas avoir toutes les garanties, relève son représentant. L’Aurar est rentable sous sa forme actuelle. Qu’on nous explique l’avantage qu’aurait un basculement dans le privé pour les salariés et les patients ».
Transformation en un fondation reconnue d’utilité publique
La direction de l’Aurar estime avoir intégré ces fameuses garanties dans son projet. Depuis juin 2021, les séminaires et concertations se sont succédé pour expliquer le montage. En résumé, la société privée, SAS Adenium Investment, qui gère les activités lucratives de l’Aurar (dialyse, clinique Omega, formations…) sera une « société à missions » qui, par définition, se donnera une finalité sociale et environnementale, en plus de son but lucratif. Et pour chapeauter ses activités, ainsi que les sociétés civiles immobilières de l’Aurar, une fondation reconnue d’utilité publique est crée. Elle s’appellera Fondation Philancia, remplacera l’association et deviendra l’actionnaire unique de toutes les sociétés de l’Aurar en introduisant « une clause d’inaliénabilité des actions pour 10 ans ». Les bénéfices qui lui reviendront serviront à financer ses missions de prévention, de recherche et de coopération régionale avec Madagascar.
Les médecins y sont favorables. Le nouveau président de la Conférence médicale d’établissement, le Dr Bruno Bourgeon affirme son adhésion, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans, lorsque les valeurs sociales n’étaient pas aussi affirmées qu’aujourd’hui. Les représentants des salariés ont majoritairement donné leur aval (sauf la CFDT) ayant reçu l’assurance que la convention collective 51, qui leur garantit notamment une surrémunération de 20%, sera maintenue y compris pour les futurs recrutés.
Quant aux usagers, il serait difficile de prétendre que les 750 patients traités dans les centres ou à domicile, soient tous ravis. N’empêche, l’un de leur deux représentants dans la commission des usagers, Jean-Louis Seigneur, accueille favorablement l’évolution juridique « à partir du moment où l’argent de la dialyse sert à développer des améliorations pour les usagers, la prévention et la recherche ».
Décision imminente de l’ARS
Dès lors, l’avis défavorable de la CSOS risque fort de ne rester que consultatif. L’ARS explique en effet qu’elle ne peut pas refuser la confirmation de l’autorisation à la future fondation si le dossier de l’Aurar présente toutes les garanties en matière de qualité et de sécurité des soins. L’agence n’a dons pas à se prononcer sur le caractère public ou privé du demandeur.
Sollicitée, l’ARS précise être allée au-delà de sa mission en « demandant à l’AURAR, d’apporter des engagements relatifs : à la garantie d’un accès aux soins préservé pour les patients, à l’absence de pénalisation au titre du reste à charge, des dépassements d’honoraires, à la garantie que la fondation restera l’associée ou actionnaire unique des sociétés d’exploitation des activités de soins et enfin à l’assurance que les excédents éventuellement dégagés par les activités de soins soient prioritairement investis dans l’amélioration des soins et de l’offre de soins ».
L’agence dit continuer son instruction en menant des expertises complémentaires et en sollicitant le ministère des solidarités et de la santé. La décision est attendue pour ce mois de septembre.
Franck Cellier
À propos…
Quel est l’intérêt pour l’Aurar de devenir fondation ?
Selon Marie-Rose Won Fah Hin, « maintenant qu’elle est fiscalisée, l’association ne coche plus aucune case favorable du secteur associatif, mais ne coche pas non plus les cases avantageuses d’une société privée ». Ainsi les tarifs des soins des associations sont inférieures à ceux des structures commerciales : « pour l’année 2021, cela représente une perte de 266 000 € ».
L’évolution juridique de l’Aurar est censée lui permettre de consolider sa rentabilité évaluée en moyenne à un peu moins d’un millions d’euros par an selon la direction. « Beaucoup plus », selon ses détracteurs qui relèvent 2,6 M€ de bénéfices en 2021. En tout cas, précise la directrice, « nous seront à armes égales avec nos concurrents du privé et nous pourrons développer nos activités à Mayotte avec la confiance des banques ».
Que devient la plainte de la CGSS ?
Dans ces pages 12, 13 et 14, le rapport de la chambre régionale des comptes s’inquiétait du manque de contrôle des actes facturés de la part de la CGSS, principal contributeur du chiffre d’affaires de l’Aurar. Il relevait même une plainte déposée par la caisse en 2018 « sur la base d’anomalies de facturation pour un préjudice provisoirement évalué à plusieurs millions d’euros, pour la période allant de juillet 2016 à août 2018 ».
Quatre ans après, l’enquête n’a pas concerné la direction de l’Aurar ce qui lui laisse penser qu’il y a peu d’éléments l’accablant. Elle reconnaît qu’il y ait pu y avoir des malentendus sur les tarifs des visites médicales en auto-dialyse mais signale que cela a fait l’objet de discussions avec la CGSS qui l’a autorisé à facturer ces consultations.
L’Aurar maintient-elle ses patients dans la maladie ?
C’est la critique la plus douloureuse pour la direction et le personnel de l’Aurar qui prend en charge sur La Réunion 46% des patients nécessitant des dialyses. Soit 750 patients pour 280 salariés. L’Aurar est surtout la seule structure à proposer tous les modes de dialyse en centre médicalisé ou en autodialyse et surtout la dialyse à domicile, signe selon sa direction d’une approche préventive adaptée à chaque pathologie. « Dès la première prise en charge nous informons les patients de l’intérêt de la greffe rénale, insiste Rose-Marie Won Fah Hin. On n’a pas le droit de dire que nous essayons de les maintenir en dialyse ».
S’il apparaît que les patients réunionnais sont proportionnellement moins nombreux à accéder à la greffe par rapport à la moyenne nationale, l’Aurar fait remarquer que cette désaffection concerne tous les établissements et que ses patients seraient sur-représentés parmi ceux ayant reçu une greffe en 2020.