LA PRESSE ET LES MÉDIAS, LE SIÈCLE DES FAKE NEWS ?
Serge Halimi, pendant quinze ans directeur du Monde diplomatique, livre sa vision de la presse et des médias qui usent si facilement du qualificatif « fake news », surtout pour qui aurait un avis différent du leur et de nos gouvernants.
Serge Halimi, votre conférence à Saint-Paul porte sur les fake news, pouvez-vous nous en dire plus ?
Les fake news est un sujet qui a surgi brutalement il y a une dizaine d’années, particulièrement à propos d’événements qui ont surpris. Les journalistes et communicants ont imputé aux fake news les événements qui leur déplaisaient, comme le brexit, l’élection de Donald Trump ou le mouvement des gilets jaunes. Qu’on a expliqués par une manipulation de l’information par une puissance maléfique, la Russie, la Chine… ce qu’on n’a pas réussi à expliquer autrement. Il y a eu aussi ça au moment du Covid quand beaucoup de monde s’est opposé au vaccin, à tort ou à raison je ne sais pas, mais à chaque fois que l’avis d’une partie de la population était contraire aux attentes des responsables politiques et médiatiques, l’explication par les fake news est devenue omniprésente.
Vous dites que nombre de nos gouvernants et les journalistes utilisent le terme fake news pour discréditer les informations qui les dérangent ?
Et maintenant il s’agit presque d’un objectif idéologique et stratégique des gouvernements, des autorités de combattre les fake news au nom d’une guerre hybride qui serait livrée contre les démocraties par les régimes autoritaires. Ce n’est pas une analyse que je partage et mon objectif est de stigmatiser cette manière de disqualifier des gens avec qui on n’est pas d’accord en expliquant qu’ils sont manipulés, alors même que ceux qui stigmatisent sont des coutumiers de la fausse information. Les exemples sont innombrables, mais quand il s’agit des promesses de Nicolas Sarkozi, de François Hollande, de la prétendue présence d’armes de destruction massive en Irak, des mensonges américains des conflits des cinquante dernières années, là on n’a pas estimé qu’il s’agissait de fake news qui exigeaient une remise en cause de la façon de faire des journalistes, on a estimé qu’il s’agissait de dérapages qui ne se reproduiraient plus. Dans le même temps, Julian Assange risque sa vie pour avoir divulgué des informations vraies.
Trump est capable de dire absolument n’importe quoi avec une assurance déconcertante
L’usage de fake news existe pourtant depuis la nuit des temps…
Oui mais le terme de fake news n’existe pas depuis la nuit des temps. Aujourd’hui on ne peut plus entendre des représentants de Renaissance, le parti de Macron ou d’autres partis atlantistes qui sont obsédés par l’existence de fake news, et qui découvrent le phénomène uniquement parce que ceux qui s’en servent ne sont pas au service de la cause qu’ils défendent.
Vous ne remettez pas en cause le fait que Trump en use et abuse ?
Absolument pas. Je suis fasciné par le discours de Trump qui est capable de dire absolument n’importe quoi avec une assurance déconcertante. A un certain stade ça n’a plus d’importance et, pour m’intéresser à ce qui se passe aux Etats Unis, je sais que chez les Trumpistes eux-mêmes, il n’y a pas tellement de doutes sur le fait que Trump leur raconte souvent n’importe quoi.
Plus près de nous, la guerre en Ukraine est vectrice de ces fausses informations ?
Une fois qu’on a dénoncé Trump, ou le discours russe pour la guerre en Ukraine, mais c’est le lot de toute guerre, que fait-on ? Nous même, pendant la Première guerre mondiale, on allait de victoire en victoire malgré le million cinq cent mille morts et, à l’époque, un journal avait été créé pour lutter contre le bourrage de crâne de l’état major, Le Canard Enchainé, qui a bien changé depuis. Le dénoncer quand il s’agit de la Russie ou de Trump ne me pose aucun problème, ce que je dis c’est que quand il s’agit des mensonges de guerre ukrainiens, c’est motus et bouche cousue dans les médias. Qu’il s’agisse en Nordstream II, dont ils ont dit que c’était les Russes qui avaient saboté leur propre pipe line, et puis des enquêtes de journaux américains, aussi pro-ukrainiens que le sont Le Monde, Le Figaro ou Libération, ont montré qu’il s’agissait des Ukrainiens ou des Américains. Mais ces choses là sont assez peu apparues dans les médias. Dès lors que c’est dans le bon camp on peut mentir et on ment au service de la vérité. Moi je ne crois pas trop que le mensonge serve la vérité.
Covid : ils ont dissimulé qu’ils ne savaient pas grand chose
Comment expliquez-vous ce nouveau concept de fake news qui apparait depuis une quinzaine d’années ?
Dès lors que vous avez un certain nombre d’événements qui sont inattendus, non désirés et non expliqués, dès lors que vous n’avez pas d’explications rationnelles qui vous conduiraient à remettre en cause votre propre responsabilité dans le surgissement de colères populaires, alors il vaut mieux inventer une explication qui est le diable qui a surgi, et ce méchant diable c’est les fake news. Par ailleurs, il y a une réalité qui est qu’avec internet, n’importe qui peut dire n’importe quoi, la fabrication du n’importe quoi s’est démocratisée. Quand ce n’était que le ministre de l’Information de De Gaulle ou du porte-parole de l’Otan qui mentaient comme des arracheurs de dents ça ne posait pas de problème, c’était dans le cadre de la bataille politique organisée, et puis on nommerait une commission d’enquête, et puis on découvrirait au moment où ça n’intéresserait plus personne qu’on s’était trompé, pour la guerre du Viet-Nam, que l’incident du golfe du Tonkin ça n’a jamais existé.
Pour répondre à votre question, c’est la conjonction des deux phénomènes : la volonté des dirigeants politiques de ne pas admettre que la colère populaire est la conséquence de leurs décisions, et puis cette nouveauté technologique qui permet à n’importe qui d’exposer n’importe quoi avec la même présentation qu’une brève sur LCI, ou du Monde ou de TF1. Ça a une force plus grande que les tracts mal orthographiés qu’on distribuait à la sortie du métro, d’autant qu’on sait que c’est une règle de la psychologie que les gens vont vers ce qui correspond à leurs convictions.
Ces deux phénomènes nous obligent à prendre beaucoup plus de recul et à ne pas nous laisser embrigader comme le voudrait le pouvoir dans des croisades contre les fake news qui épargneraient systématiquement la désinformation dont les pouvoirs sont responsables. Ce n’est pas que la désinformation a surgi, c’est qu’elle s’est démocratisée.
A la lumière de la crise Covid notamment, comment encore croire nos responsables dont on a vu qu’ils disaient n’importe quoi ?
A leur décharge on ne savait pas grand chose de cette épidémie mondiale, je n’aurais pas aimé être à la place du président de la République à ce moment là. Pour autant, il est vrai qu’ils ont dissimulé qu’ils ne savaient pas grand chose en affirmant avec beaucoup d’assurance des choses dont ils n’étaient pas assurés.
Pour en revenir à votre question, prenons l’exemple de l’élection de Trump, qui s’est précipité sur l’explication des fermes à trolls russes? c’est Hillary Clinton, parce que ça expliquait son échec. Il y a un tas d’explications rationnelles de son échec, qui sont que c’était une mauvaise candidate, qu’elle avait un mauvais programme, qu’elle était très impopulaire et très antipathique, mais quand vous êtes la personne en question, il vaut mieux dire que vous avez été battus à cause de faux comptes twitter.
Ces comptes étaient très peu nombreux, insignifiants au regard du nombre de tweets postés aux Etats Unis. Maintenant il est clair que cette collusion entre Poutine et Trump est une histoire fausse, mais comme ces rapports n’ont pas conclu ce que les Démocrates attendaient, ils n’ont pas accordé beaucoup d’importance à ça. La plus grosse fake news à ce propos aux Etats Unis a été ce Russia gate. Pendant trois ans matin midi et soir, c’étaient des émissions spéciales pour dire que Poutine avait attaqué la démocratie, que Trump était un agent du KGB, que les Russes avaient des photos de prostituées lui urinant dessus à Moscou… ça n’a pas arrêté. Quand l’histoire s’est dégonflée, on est passé à autre chose, et après on s’étonne que les gens n’aient pas confiance dans l’histoire dite officielle. Quand on voit ce que le New York Times, le Washington Post, ce que CNN, des médias d’obédience démocrate, ont raconté, c’est une honte professionnelle. C’est normal que les gens ne leur fassent plus confiance, et après on les traite de paranoïaques quand ils mettent en doute ce qu’ils lisent dans les journaux, qui ne le serait pas ? Et ce que je dis vaut aussi pour la France.
Comment faire alors ?
Il faudrait commencer par une sévère autocritique. En disant que ce terme de fake news n’est pas pertinent car il ne concerne que les informations avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, mais nous-même à Libération, au New York Times, à Médiapart, à France Inter… on a disséminé beaucoup de fake news. Et ne pas interdire une chaîne comme RT, c’est tout à fait anormal. On n’a pas interdit CNN pendant la guerre d’Irak. C’est une forme d’infantilisation de penser que si les gens ont accès aux infos de l’adversaire… Même pour qui a du parti pris, connaitre le fonctionnement de sa propagande ou l’avis de l’ennemi est utile.
Il y a dans les rédactions des services de fake checking, mais n’est-ce pas la base de notre travail de journalistes que de vérifier?
Oui mais vous voyez comment ça se passe. Quand vous avez un communiqué de Zelensky, c’est comme si c’était une dépêche de l’AFP. On relaie à l’indicatif des communiqués militaires alors qu’il est tout à fait normal qu’un pays en guerre mente. Il y a quelques mois, un missile ukrainien est tombé en Pologne, on l’a immédiatement imputé aux Russes. Il y a une scène qui est très très belle, Hubert Védrine interrogé quelques heures après par Ruth Elkrief, qui lui demande de sur le champ riposter ; il lui répond et, c’est très amusant, qu’il convient d’abord de vérifier l’information. Notre boulot c’est de dire ce qui se passe, pas de faire comme si on avait un adversaire. Je doute, quand on est journaliste, qu’il soit pertinent d’avoir un adversaire. Même quand la cause nous paraît juste il faut avoir une certaine réserve eu égard aux arguments qui sont avancés, sinon on ne fait pas son métier. Il faut garder son esprit critique.
Propos recueillis
par Philippe Nanpon
D’après le site de Lespas, « Serge Halimi a été directeur de 2008 à 2023 du mensuel Le Monde diplomatique, journal français le plus diffusé dans le monde, traduit en dix-neuf langues dans une trentaine de pays. Porteur d’une manière de voir singulière et rigoureuse Le Monde diplomatique est le journal de référence de tous ceux qui veulent comprendre le monde mais aussi le changer. Il présente dans ses pages une large ouverture sur les questions internationales avec une vision critique sur l’idéologie et le fonctionnement global du capitalisme. Il s’intéresse aux conséquences écologiques et sociales du libre-échange.
Serge Halimi est également l’auteur de nombreux ouvrages dont Les Nouveaux Chiens de garde livre à succès qui le fit connaître du grand public. Ce livre dénonce les liens entre la presse et le monde politique par un journalisme de révérence, de connivence, et de marché. »