FESTIVAL KOMIDI
4211 km, c’est la distance entre Paris et Téhéran… Un hommage en forme de combat contre la barbarie du régime iranien …
Un récit de vie
4211 km est une pièce écrite et mise en scène par Aïla Navili. C’est aussi la distance entre Téhéran et Paris, distance parcourue par deux jeunes réfugiés Mina et Fereydoune, intellectuels, qui ont fui la révolution. Leur fille, à la naissance de sa première fille Yalda, décide de raconter leur vie qui mêle leur pays d’origine et la France où ils résident. Cette France, pays d’accueil dans lequel les réfugiés cherchent leur place, en espérant un jour pouvoir « retourner au pays ».
On y découvre la barbarie du régime islamique iranien, et la formidable « bataille » que mènent ces réfugiés pour se faire une place dans la société française, tout en gardant à l’esprit ce qui se passe en Iran et en luttant, de loin, pour que leur pays retrouve la liberté.
4 nominations aux Molières 2024, deux prix !
Un sujet difficile à traiter, un récit sans concession, qui évoque à la fois l’exil, la transmission, l’héritage familial. Sans tomber dans le mélo, c’est émouvant à souhait et a valeur de mémoire historique. L’amour filial est présent tout au long de la pièce porté par un groupe d’acteurs exceptionnel (dont le local Sylvain Begert), ovationné lors du dernier festival d’Avignon et qui a reçu le prix du jury professionnel, une référence ! Ce spectacle avait obtenu 4 nominations aux Molières 2024, et ce dernier lundi, la pièce a obtenu le Molière du théâtre privé, ainsi que le Molière de la Révélation Masculine. Autant dire que c’est une sacrée chance d’avoir pu pouvoir assister ici à la représentation d’une pièce de ce standing, plusieurs fois primée par ses pairs.
De nombreuses représentations programmées
Quatre représentations sont programmées: deux à Lespas (Saint Paul), deux à l’auditorium Harry Payet (Saint-Joseph). Des représentations à destination notamment de classes de lycée et de troisièmes. Cette pièce explique Aïla Navili, « c’est un cri » (journal La Terrasse), celui d’un déracinement forcé. Les différents tableaux s’enchaînent un peu comme dans un film, avec une histoire et de nombreux flash-back qui donnent un certain rythme à la pièce. Primée à plusieurs reprises, cette pièce remplit les salles un peu partout, et on comprend : émotion, cruauté parfois, mais aussi espoir et fraternité sont présents tout au long de la pièce.
Exilés, migrants, même combat ?
On ne peut au sortir du spectacle s’empêcher de faire le parallèle avec tous ces migrants qui traversent la Méditerranée (ou la Manche) et que l’Europe fait tout pour repousser, pour dissuader, parfois en employant la force, ou tout simplement, en empêchant certaines ONG de pouvoir remplir correctement leur rôle de secours. De tout temps il y a eu des exilés, des migrants, pourquoi semblent-ils aujourd’hui poser plus de problèmes qu’avant ? Une sorte de mystère auquel certains politiques devraient essayer de réfléchir … vraiment !
Dominique Blumberger
Mon ressenti, mes coups de cœur :
Les tableaux particulièrement réalistes des scènes de tortures subies par le père dans une prison iranienne sous le régime de Khomeini.
L’arrivée poignante à Paris du grand-père venu, après 16 ans d’attente, rendre visite à ses enfants et petits enfants.
Entre les différents tableaux joués par les acteurs, Aïla récitant seule son texte face au public.
Le bord de scène de fin de spectacle avec échanges entre lycéens-collégiens particulièrement à l’écoute pendant tout le spectacle.
Des réactions :
Sarah (élève de troisième) : « C’était bien, mais un peu triste. Ils voulaient partager une histoire. Cette histoire je l’ai comprise. Ça m’a procuré des émotions fortes, j’ai pleuré ».
Samantha (lycéenne, classe de terminale) : « Ce qui m’a le plus marquée en soi, ce n’est pas forcément l’histoire elle-même, mais plutôt la manière dont elle a été réalisée. Le tableau du début, quand elle se dispute avec son mari, et que le cri se prolonge par celui de sa mère qui accouche. J’ai aussi retenu cette question de savoir quelle vision les Français ont de ces expatriés, de ces réfugiés politiques, des préjugés, voire d’un certain racisme qui les entourent ».
Kenny (lycéen, classe de terminale) : « J’ai beaucoup aimé la pièce car l’enchaînement des séquences était très intelligemment pensé. Les cris de joie mais aussi de tristesse, ça m’a donné la chair de poule. Le jeu d’acteurs était vraiment impressionnant. Le décor en lui-même n’est pas extraordinaire, mais les jeux de lumières, la mise en scène, la force et les jeux d’acteurs donnent force et puissance à cette pièce. Elle apporte aussi des questions sur la génération d’après. Comment les enfants qui n’ont pas connu la révolution sont impactés par ces évènements et comment se gère la problématique de l’identité ».
Perrine (lycéenne, classe de terminale) : « Ca m’a beaucoup touchée, car on y parle de la cause des femmes en particulier dans les pays en guerre et au Proche et au Moyen Orient. C’est extrêmement fluide, j’avais plus l’impression de regarder un film qu’une pièce de théâtre. J’ai eu souvent les larmes aux yeux surtout quand les personnages se disputaient. J’ai bien apprécié la mise en lumière de la difficulté de ces expatriés à s’intégrer, à obtenir un visa. Le petit extrait sous forme de film à la fin m’a beaucoup touchée avec la mort de Mahsa Amini et de tous ceux qui sont morts pour défendre la liberté ».
Elsa (lycéenne, classe de terminale) : « Sans avoir spécialement des connaissances par rapport la révolution iranienne, on peut assez facilement comprendre grâce à cette pièce ce qu’il s’est passé en se mettant dans la peau des personnages et ressentir en partie ce qu’ils ont vécu. En fin de spectacle, la scène avec Yalda qui retourne sur la terre de ses ancêtres et peut s’imprégner de cette culture qu’elle a toujours connue mais jamais vécue réellement m’a beaucoup touchée (ndrl : la réalisatrice a précisé pendant le bord de scène que cette scène était bien fictive et que ses parents ne se sont toujours pas rendus en Iran). Je voulais rajouter que malgré l’horreur de certains évènements on a aussi beaucoup ri. C’est cette alternance qui fait à la fois la beauté et la puissance de cette pièce ».
Thierry (professeur de français) : « Le théâtre est beau quand on ne le voit pas. Cette pièce sensible réussit à nous faire vivre des fragments de la vie du réfugié, du déraciné, d’une identité qui doit se construire sans se déconstruire. Certaines créations nous transportent, 4211 nous installe dans une intimité et cela suffit». Les élèves ont été profondément touchés. Cette émotion leur en a appris davantage que toutes les heures d’EMC qui leur ont été dispensées. Je suis certain qu’ils garderont cette émotion quand ils entendront les mots « migrant » ou « réfugié » et conserveront ainsi une conscience vraie de l’altérité ».
Aïla Navili : « Rendre visible l’invisible »
- Aïla Navili, pouvez vous nous expliquer le pourquoi de ce récit de vie ? un besoin de mieux connaître le parcours difficile de vos parents, une sorte de devoir de mémoire ?
- C’est effectivement un devoir de mémoire. Ce n’est pas que la volonté de raconter la difficulté du parcours de mes parents, mais généralement celle des exilés, des réfugiés politiques, en tant que déracinés en France, et celle de leurs enfants qui doivent vivre avec cet héritage-là. C’est aussi pour rendre visible l’invisible. Ce qu’on ne voit pas forcément derrière les histoires. Parfois on va voir la crainte, pas la réalité de leur vie, de leur parcours et des raisons pour lesquelles ils ont été amenés à venir ici.
- Comment vos parents ont – ils accueilli ce projet, ont-ils déjà vu la pièce ? Comment réagissent-ils ?
- Ils ont été très touchés. Ils ont vu la pièce. Au début, ils ont été très taiseux sur la première représentation. C’était pas évident de voir leur vie défiler, en plus ils n’étaient pas vraiment au courant que j’écrivais aussi intimement sur notre histoire. Après, ça a été énormément de fierté. Pas que pour eux. Le devoir de mémoire était là, il y avait une trace écrite, artistique, etc., et qui rendait hommage à ceux qui ont donné leur vie pour la liberté qui sont leurs amis proches quand ils étaient en Iran.
- Plusieurs écrivains ont évoqué ce thème dans leurs romans. Je pense à Abnousse Shalmani (Les exilés meurent aussi d’amour), ou à Pierre Jarawan (Tant qu’il y aura des cèdres) ou Sabil Goussouf (Beyrouth sur Seine) évoquant l’exil de leurs parents libanais. L’idée de faire de votre pièce un roman, elle est là, ou vous n’y pensez pas du tout ?
- Non elle n’est pas forcément là. J’ai des enfants et quand j’ai écrit ce texte, j’ai d’abord voulu l’écrire comme un témoignage, un devoir de mémoire pour mes enfants, une sorte de journal intime. Le roman c’est différent, et le fait de donner vie à ce spectacle par le théâtre ça me suffit. En plus le texte a été édité, donc j’ai assouvi et par l’écrit et par le spectacle la volonté de raconter cette histoire.
- Quatre nominations aux Molières 2024, c’est une belle consécration pour votre pièce. Une fierté pour vous et pour votre troupe ?
- Bien sûr tout le monde est très content. Sans fausse modestie on ne s’y attendait pas. C’est la cerise sur le gâteau. On est partis de rien quand on a créé ce spectacle, on n’avait aucun moyen financier. Tout le parcours qu’a déjà eu le spectacle était déjà incroyable pour nous. Le fait d’avoir une très grosse tournée, c’était la consécration déjà. Au-delà du fait que le travail est reconnu et que c’est plaisant, c’est une récompense que je prends aussi comme un message politique. Nos confrères et le métier ont compris au moment de voter qu’il y avait une sorte d’urgence, une nécessité de mettre en avant ce type de pièce et ce type de message.
- J’imagine que ce qui se passe en Europe et en France avec les migrants notamment en Méditerranée ne vous laisse pas indifférente. Un avis sur ce sujet ?
- Pour moi, les migrants d’aujourd’hui ce sont les réfugiés qu’ont été mes parents, alors forcément j’ai un rapport à eux qui est fort. Je suis extrêmement fière d’être française et j’ai une reconnaissance absolue parce qu’à une époque l’accueil des exilés, des demandeurs d’asile politique, était une fierté française. C’est vrai que les vagues de migrations et les tensions économiques et politiques ont fait que du coup, aujourd’hui, il y a une démocratisation d’une certaine parole conservatrice, raciste, etc., qui fait que le regard sur ces gens-là est totalement déshumanisé en fait. Là où avant on disait on va aller aider, on est fier d’être français parce qu’on est du camp des défenseurs des droits de l’homme, aujourd’hui on est sur autre chose. Il y a un mot qui définit un certain nombre d’êtres humains, mais on oublie pourquoi ils sont partis, qu’est-ce qu’ils fuient.
- Ce festival Komidi, vous le découvrez pour la première fois, vos impressions … Vous avez envie de revenir ?
- On est tous très fiers d’être ici. En plus il y a Sylvain Begert, qui est réunionnais, et on découvre. On a vraiment envie de revenir parce qu’on est tous tombés amoureux de l’île. En plus, il y a un esprit de solidarité. Voir autant de bénévoles s’activer autour de la culture et travailler avec tant d’amour, ça donne espoir en la vie.
Propos recueillis avant la cérémonie des Molières par D.B.