LA TRIBUNE DES TRÉTEAUX
Critique d’art, Halima Grimal, offre un nouveau rendez-vous aux visiteurs de Parallèle Sud. Avis aux amateurs de théâtre…
Une résidence, une création, une grande première. Quoi de neuf dans notre Sud ?
En ce 10 novembre 2023, la salle du théâtre Lucet Langenier est plongée dans une totale obscurité. A peine peut-on percevoir le souffle attentif des spectateurs. Puis, une musique, des percussions. Une douche de lumière orangée. Et apparaît progressivement une estrade dont on ne discerne pas le contour, comme une forme issue de nulle part, intemporelle. Et s’élève une voix, pleine, aux vibrations chaudes. Un début à donner le frisson, dans un créole aux accents de poésie intense.
Le talent conteur de Gilles Lauret nous renvoie à l’aube des temps, à faire surgir au cœur d’un éden réinventé, un « zarboutan pié d’boi ». Et dans les prémices de ce monde naît un enfant sans nom, L’Enfant, unique et absolu. Lors, un rideau noir intermédiaire s’écarte. Et, comme en une fenêtre, dans une gigantesque approche de l’immensité, selon un éclairage à couper le souffle, se dresse le drapé magnifique d’un banyan. C’est fascinant comme de la haute couture, tout en tonalités de grège. La scène qui se scinde en deux, offre un recul propice au rêve : la mise en abyme permet la création d’un théâtre dans le théâtre, une sorte de film au présent qui se matérialise à partir du conte. La scénographie est magistrale. Telle une œuvre d’art, un peu comme une prestidigitation.
Et cette signature percute l’auditoire, muet, envoûté par l’esthétique offerte à cet instant. A la régie, des mains artistes sculptent cette splendeur d’éclairages subtils. Bravo !
Un ailleurs sans pitié
Et L’Enfant paraît, comme un charme matérialisé. Il irradie de joie à vivre dans une simplicité biblique auprès de cet arbre qui est à la fois son père et sa mère, un principe créateur hybride qui le protège et le nourrit. Aurélie Lauret incarne cet enfant qui ignore tout de la possibilité d’un autre monde ; né dans un séjour paradisiaque où tout est réglé à l’aune de la beauté, il va devoir se confronter à une réalité inconnue et tragique : les ressources s’épuisent et l’eau nécessaire pour que L’Arbre déploie sa frondaison, vient à manquer ; la mort rôde, qui renvoie l’éternité à un mirage fragile. L’univers de bonheur qu’il croyait sans fin s’écroule et dans un affolement qui lui fait parcourir des distances incommensurables, il part en quête de cet « or bleu », avec un seul but, sauver L’Arbre originel qui a généré le miracle de son existence. Il est l’innocence et la pureté, une totalité d’être qui va explorer un ailleurs sans pitié, prendre conscience de l’altérité sans jamais être gagné par les mauvaisetés qui peuvent en découler.
Car tout est contraste dans cette pièce de théâtre. Le périple de L’Enfant le mène aux abords d’une société hyper-normée : le modèle socio-économique y est construit et imbriqué selon une hiérarchie implacable, le tri entre les élus et les parias se fonde au pro rata des revenus et des biens possédés. Les rencontres se succèdent. Des personnages représentatifs viennent ponctuer l’itinéraire labyrinthique que doit suivre notre jeune héros au pays de la folie matérialiste.
Les diktats politiques écorchés
Antoine Chalard et Florent Malburet campent des administrateurs hantés par le numérotage d’identification ; puis ils se transforment en jumeaux identiques lookés à la Elton John, emblèmes de l’hyperconsommation ; on les retrouve, seuls ou en duo, à jouer une partition drolatique qui nous enchante. Des jeux de mots, des désaccords, des joutes verbales : ils sont partout et tous alternativement, sortes de Frégoli qui nous surprennent dans un délire verbal très orchestré. La salle est aux anges. Tout est précis, exigeant, ciblé. L’ensemble est très ironique et la causticité des contenus fait mouche. Mais la tendresse vient se nicher là où on le l’attend pas, dans les propos d’un balayeur ou dans l’amour sénescent d’un couple en robe de chambre qu’un modernisme agressif bouscule. Tout se nuance et pirouette à nos yeux, à nous surprendre et nous séduire.
Le texte, en français comme en créole, est de belle écriture et l’on aimerait qu’il soit publié. La verve est omniprésente, dans la bouche de cette administratrice psychorigide et desséchée ou dans les mots de cette doyenne qui gère les distributions d’eau, une acariâtre bling-bling gainée de luxe et de mépris.
L’écologie et le gaspillage intempestif des ressources de notre planète sont au cœur de cette pièce. La critique est féroce contre les bureaucrates perdus dans les items de formulaires fabriqués à la louche. Les diktats politiques sont écorchés au vitriol. Tout cela selon une forme élégante et une mise en scène originale.
Quelle belle parenthèse de théâtre qui s’engage et éblouit à la fois avec quatre partenaires sur le plateau, tous pétris de talent et oeuvrant en parfaite osmose ! C’est une création qui s’est concrétisée après une résidence d’une semaine au théâtre Lucet Langenier et cette première est une totale réussite. Le public ne s’y est pas trompé, avec des applaudissements nourris et cette lenteur à quitter la salle qui est si révélatrice.
Halima Grimal
« L’Enfant de l’arbre » par la Compagnie Lé La. Écriture et mise en scène : Antoine Chalard. Avec Antoine Chalard, Aurélie Lauret, Gilles Lauret et Florent Malburet. Photos : Gislain Durif.