ÉPISODE 4 : FRÉDÉRIC GENCE, CHEF D’ENTREPRISE AUX MULTIPLES CASQUETTES
Dans le cadre d’une enquête sur le travail des indépendants à La Réunion, je rencontre des professionnels de différents secteurs d’activités. Avant la conclusion finale de l’enquête, j’ai le plaisir de vous proposer des extraits de mes rencontres avec ces professionnels indépendants en plusieurs épisodes.
Monsieur Fréderic Gence a une micro-entreprise de réparation de palettes.
Il a également une autre entreprise de location de biens mobiliers et immobiliers.
Il a aussi le projet d’une entreprise dédiée au transport logistique.
Il occupe également le poste d’employé dans une grande entreprise de la Réunion.
Au vu du CV annoncé et des multiples casquettes de travailleur depuis plus de 30 ans, salarié en CDI depuis presque 20 ans, d’entrepreneur, de gérant, et de chef d’entreprise, je m’attendais à entendre un professionnel au langage soigné et pompeux des patrons en costume cravate qui expliquent sans sourciller à celui qui n’en est pas le bon fonctionnement de l’économie.
Surprise ! Et bonne surprise pour moi, j’ai entendu un gars qui fait. L’entretien a concerné surtout sa micro-entreprise et j’avais au téléphone un gars qui gagne sa vie au marteau avec ses propres mains.
« L’emmerdage » de papiers
Sa micro-entreprise de réparation et de vente de palettes s’appelle « Sud pal ». Elle existe depuis 2009.
Elle est née grâce au pressentiment que Frédéric Gence a eu en tant que salarié de s’intéresser aux procédures de facturation de recyclage de palettes. Ce qui l’a mené au constat : « je sais faire ça pour moins cher ». Aujourd’hui, il répare directement sur le site de ses clients. Ce nouveau procédé lui permet d’économiser les coûts du transport notamment, de l’enlèvement puis de la livraison. Grâce à cette économie sur son offre globale, il dispose d’une marge de négociation des tarifs et peut facturer son propre travail à deux autres sociétés de recyclage.
Et, il rémunère lui-même deux travailleurs selon les besoins. Ces travailleurs lui deviennent indispensables car ce travail effectué dans des conditions pénibles, au soleil et dans la poussière, est physiquement difficile, au point où des jeunes de 19 ans finissent la journée avec des maux de dos et ne veulent pas revenir. Or, lui-même, à 49 ans, admet fournir des efforts considérables, en ressentir les effets malgré l’habitude, et préférer si possible avoir des bras « pou donne la main » sur les chantiers.
Pourtant, ce n’est pas le cassage, le cloutage, le charoyage,ou le restorage qui le désespèrent dans cette activité, mais bien l’emmerdage de papiers et de procédures normatives qui étouffent la création et la gestion d’une entreprise.
Fréderic livre plusieurs anecdotes à ce sujet.
Celle qui concerne un opérateur téléphonique auquel il a demandé un devis pour des travaux de branchement. Sur ce papier apparaît le 19 octobre comme date de fin d’intervention. Dans la réalité : ces travaux ne sont toujours pas faits le 24 novembre, et les sms s’enchaînent et arrivent parfois à 22 heures pour annoncer un report du passage des techniciens.
« Boug dan buro i enfou dé boug su chantier »
Une autre en rapport aux relances incessantes par écrit vers les instances dites « d’aides, d’accompagnement ou de soutien » telles que la CAF et la Région qui ne répondent pas, ou qui répondent qu’il manque toujours une nouvelle information complémentaire après la précédente fastidieusement renseignée.
Une autre encore concernant la banque qui, après une longue, très longue, et chirurgicale étude de dossier, n’est pas en mesure de fournir une indication de « oui ou non » à une question simple et clairement posée.
D’où, l’écœurement du travail d’après lui qui peut arriver de ces freinages incontournables. Pour lui les « boug dan buro i enfou dé boug su chantier ».
Comme de nombreux professionnels l‘ont déjà dit, Frédéric confirme que les professionnels, ceux qui font, donc qui savent puisqu’ils sont au plus prés de l’activité de production, ne sont pas assez écoutés et respectés dans leur capacité et dans leur légitimité à fournir des clés de meilleur fonctionnement pour l’économie locale.
Son quotidien montre bien que la gestion bureaucratique est complètement déconnectée des réalités de l’action, que les délais de réponse sont beaucoup trop long, du moins quand les demandes sont au moins prises en considération et que ces demandes sont enfin traitées après des multitudes relances.
Le jour de l’entretien, il avait été à son poste de salarié depuis 4h du matin, il était 16h, il rentrait chez lui et prévoyait encore pour faire vivre ses entreprises l’envoi de mails, et encore l’envoi de mails entre deux séances de décorticage du sens des mots de certains courriers.
Travail, argent, fierté
Il m’explique que ses journées de travail à rallonge inhérentes à la superposition de ses statuts résultent du fait qu’un petit entrepreneur n’a que très rarement accès aux sources d’investissement financier tels que les prêts bancaires et que c’est grâce à son salaire d’employé, stable, qu’il peut envisager cette option. Il précise cependant que cette option, même avec des garanties, n’est pas non plus facile. Frédéric m’a repris sur ma question concernant « l’aide » de la banque, en corrigeant que la banque n’apportait pas de l’aide. Dans son cas, la banque n’est pas un élément facilitateur de ses ambitions professionnelles au vu du va-et-vient ubuesque de paperasses exigées.
Il garde le cap cependant, et la foi en ses capacités de réalisation.
Le travail pour lui m’apparaît comme une catharsis aux épreuves de la vie individuelle. Lorsque Frédéric était tout jeune adulte, il avait d’abord saisi le travail comme un moyen de s’évader de douleurs personnelles. Cet espace d’activité que constitue le travail lui est devenu primordial. Il lui apporte argent et surtout fierté. Aussi, son travail dans ce domaine du recyclage en local le maintient en lien avec le désir, et la conscience de la nécessité de « faire vivre les petits commerçants ». Il ressort que le nourrissage, l’enrichissage, l’engraissage, des « grosses enseignes » à La Réunion dépendent aussi du choix du consommateur.
Ainsi, la réussite professionnelle ne s’accompagne pas toujours du fanfaronnage et des expositions mondaines et snob de soi. Elle n’use pas non plus automatiquement de la langue de bois. Dans ce cas, seul reste le matériel utilisé pour la réussite.
Voilà donc une rencontre étonnante, mais pas détonante ! Elle explose certains clichés, jusqu’à pouvoir les détruire, alors même qu’il s’agit de faire part d’une activité de… réparation.
Alice Dubard