Depuis deux ans, grâce au feu vert de l’Autorité de la concurrence, le secteur de la distribution opère une concentration sans précédent sur les îles de La Réunion et de Mayotte. Un rapport de l’Observatoire des prix (OPMR) réunionnais dénonce « la création d’un duopole » aux effets potentiellement dévastateurs. Cet article est paru chez nos amis du site d’information Mediapart.
« D’abord, la vie chère. En visite sur l’île de La Réunion, en octobre 2019, le président de la république Emmanuel Macron avait le sens des priorités. Sur la vie chère il n’y a pas de recette miracle, j’y reviendrai à plusieurs reprises et j’ai d’ailleurs demandé à ce que l’Autorité de la concurrence puisse revenir dans quelques semaines. On va renforcer le dispositif et être absolument intraitable. »
Pour son tout premier discours à son arrivée sur l’île de l’océan Indien, Emmanuel Macron faisait allusion à un dossier présent dans tous les esprits à ce moment-là et qui continue de faire des vagues ces derniers jours encore : le rachat des actifs de Vindemia (groupe Casino) par GBH (Groupe Bernard Hayot), soit sept hypermarchés et quatorze supermarchés, à La Réunion et à Mayotte.
L’ancien ministre de l’économie disait vrai, au moins en partie : quelques semaines plus tard l’Autorité de la concurrence est revenue sur l’île. A-t-elle été intraitable ? C’est moins sûr.
Quelques mois plus tard, en juin 2020, l’opération de rachat – 219 millions d’euros – a reçu le feu vert du gendarme français de la concurrence. L’autorité indépendante a posé des conditions au « dispositif », soit à la vente des hypers et des supers permettant notamment le désendettement du groupe Casino, alors attaqué en bourse et en grande difficulté. En imposant la vente – « cession d’actifs » – de quatre hypermarchés préalablement à la reprise de Vindemia, l’Autorité de la concurrence soutenait qu’avec un « nouvel entrant », la concurrence serait rétablie et le risque de position dominante, écarté.
« Qu’a-t-on fait de la terre réunionnaise ? »
Frédéric Maillot, député Nupes de la Réunion
Mieux, devant le Conseil d’état examinant en urgence un recours contre sa décision, Etienne Chantrel, chef du service des concentrations à l’Autorité de la concurrence, soutenait que « même si cela arrive très rarement, en réalité ce dossier soumis à l’Autorité de la concurrence consiste en une opération de déconcentration ».
Deux ans plus tard, « l’opération de déconcentration » est un échec patent. Dans un rapport rendu public mardi 23 août 2022 par l’Observatoire des prix (OPMR) de La Réunion, le constat est sans appel : le nouvel entrant, Make Distribution, « créé spécifiquement pour la reprise de 4 des hypermarchés acquis par GBH auprès de Vindémia est dans une situation financière critique. Sa disparition à très court terme est inéluctable ». Sollicitée par Mediapart, la direction de Make Distribution n’a pas répondu.
« Oui, notre entreprise va mal, concède Mario Corbeau, délégué syndical central CFDT chez Make Distribution. Les chiffres de l’OPMR, presque 80 millions d’euros de dette pour notre entreprise, sont étayés. Ils sont tirés de la conciliation bancaire, plus précisément de l’homologation rendue par le tribunal de commerce de Paris le 23 juin dernier. Cela dit, ce n’est pas une raison pour communiquer de cette façon et nous jeter en pâture. Nous employons 750 salariés mais en emplois indirects cela représente 4000 personnes. Il y a les fournisseurs et leur famille qui gravitent autour, cela fait pas mal de monde. Selon moi, ce n’est pas le rôle de l’OPMR de communiquer de cette façon. » L’Observatoire des prix des marges et des revenus (OPMR) est une institution indépendante soutenue par l’État à La Réunion et mise en place afin de lutter contre la vie chère, les marges abusives et les monopoles d’importation.
De son côté, profitant des conditions favorables pour le commerce de détail généraliste créées par la crise du Covid-19, GBH a augmenté sa part de marché jusqu’à 39%. Avec le groupe Leclerc – 27 à 29% de part de marché selon les estimations de l’OPMR – un duopole ultra-puissant sur l’île de La Réunion a été créé.
Puissant groupe détenu par une famille martiniquaise, présent partout dans l’outre-mer français et en Afrique, GBH conteste ces chiffres. Dans une longue réponse écrite que l’entreprise nous a fait parvenir par email (accessible in extenso), GBH estime que « d’une façon générale cette opération a permis de renforcer la concurrence à La Réunion. Le rapport de force entre les différents acteurs est plus équilibré dans son ensemble et les deux leaders du marché sont aussi les deux plus dynamiques en termes de prix et d’offres commerciales ».
Sur l’île, les supermarchés et les parkings qui les accompagnent sont une malédiction.
« Nous voulons d’abord attirer l’attention sur le contexte du rachat de Vindémia par GBH à La Réunion : cela s’est passé pendant les Gilets Jaunes, une protestation contre une société d’hyperconsommation basée sur les monopoles d’importation, resitue le député de La Réunion (GDR-Nupes) Frédéric Maillot. Avec de nombreux autres élus de gauche et la totalité des parlementaires de l’île, il s’est exprimé contre cette opération de rachat, à l’époque et ces derniers jours encore. Depuis ce mouvement de protestation, qu’a-t-on fait de la terre réunionnaise ? En France, les surfaces commerciales s’étendent à la verticale mais à La Réunion, malgré la raréfaction du foncier, le mouvement a lieu à l’horizontale. Ce n’est un paradoxe qu’en apparence parce que Bernard Hayot a visiblement bien compris que sur une île la vraie richesse est avant tout foncière. »
Ce problème est encore plus criant à Mayotte, île surpeuplée de moins de 400 kilomètres carrés. Pour l’instant, les données manquent pour tirer un bilan du rachat de Vindemia par GBH sur « l’île aux parfums » puisque l’étude commandée par l’OPMR ne concerne que La Réunion. Une seule certitude : les écarts de prix avec la métropole sont colossaux. Selon plusieurs études de l’Insee et avec des variations selon le type de produits et le mode de calcul, l’écart de prix peut attendre 35%. À La Réunion, le panier moyen est plus élevé de 37%. Dans ces conditions, la vie chère devient un enjeu de survie sur ces îles. La proportion de personnes vivant sous le taux de pauvreté est de 42% à La Réunion et de 70% à Mayotte.
« À l’heure où la France commence à peine à parler de vie chère, nous la subissons de plein fouet depuis 20 ans déjà, reprend le député Frédéric Maillot. L’État reconnaît d’ailleurs cet état de fait et manifeste une grande hypocrisie puisqu’il attribue une prime de vie chère à ses fonctionnaires qui augmente leur salaire de 53%. C’est bien l’État le créateur d’inégalités : maintenant qu’il a aidé GBH à racheter Vindemia, le minimum ne serait-il pas d’indexer les minimas sociaux ? »
Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart, l’Autorité de la concurrence n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Un dispositif de suivi et de contrôle de respect des engagements pris par les opérateurs économiques avait pourtant été annoncé en juin 2020 au moment de l’opération de rachat. Trois recours contre cette opérations restent pendants devant le Conseil d’État.
Julien Sartre