ÉMANCIPATION FÉMININE ET STATUT DE LA MASCULINITÉ
En plongée permanente dans l’actualité des souffrances humaines, le déferlement inquiétant et invariable des violences domestiques, des meurtres qu’elles engendrent, des multiples et terribles conséquences qu’elles produisent ne cesse de me hanter.
J’ai beaucoup d’estime pour Nathalie Bassire. Je lui prête une honnêteté exemplaire dans l’accomplissement de sa mission, au cœur d’une assemblée dont les projets et les décisions obéissent trop souvent à des enjeux illustrant surtout des rapports de pouvoir et donc à des considérations plus politiques que rationnelles, réfléchies ou raisonnables… J’imagine la difficulté de la situation…
Dans l’article qu’elle a publié la semaine dernière, elle se félicite de l’acceptation par l’Assemblée nationale d’une proposition de loi relative au « dispositif d’avance d’urgence » en faveur des victimes des violences conjugales. Avec les pistes d’amélioration envisagées dans ce nouveau dispositif, c’est une mesure justifiée et importante. À court terme et dans les circonstances actuelles, on peut concevoir qu’il y ait sans doute peu d’autres dispositions à échafauder.
Mais dans la durée, le problème n’est pas simplement de multiplier et d’intensifier les mesures de protection des victimes « après-coup = après les coups ». On ne peut qu’être obsédé par la question de savoir comment les prévenir et les éviter. Dans la narration officielle habituelle elle-même, et le Grenelle des violences intrafamiliales que cite Nathalie Bassire est entièrement axé sur cet aspect, il n’est jamais question que de secours aux victimes et de leur protection. C’est évidemment essentiel. Ce faisant, le problème demeure entier et notre aveu d’impuissance spectaculaire…
Une persistance douloureuse. Pourquoi ?
Si les comportements et les drames interpersonnels doivent être examinés et traités avec rigueur à leur niveau, je souhaite, dans la rédaction de cet article, aborder ces épisodes accablants sous l’aspect de leurs dimensions sociale et psychosociale. Question lancinante : en dépit de toutes les interventions éducatives dès l’âge le plus tendre, en dépit des évolutions sociales qui visent à établir des comportements profondément respectueux dans les relations interpersonnelles entre hommes et femmes dans l’espace domestique tout autant que dans la sphère professionnelle, pourquoi continue-t-on à observer cette douloureuse persistance des violences conjugales et intrafamiliales ?
Présentée à nouveau à la dernière élection présidentielle comme « grande cause du quinquennat », l’égalité femmes-hommes et le combat contre les violences conjugales ont déjà fait l’objet de quatre plans d’action des gouvernements successifs depuis 2004. À tour de rôle, chacun s’est engagé à lutter contre le fléau des violences sexistes et sexuelles. On est hélas (!) bien loin de la réussite… À La Réunion, 6 à 7 plaintes par jour qui les concernent, en accroissement continu, sont déposées dans les commissariats de la Police et dans les Brigades de la Gendarmerie. Est-on simplement devant un biais de proportionnalité ? Ce qui voudrait dire qu’on en parle plus qu’avant sous l’influence de me too ? Ce n’est pas certain… Quoi qu’il en soit, chacune illustre un nombre incalculable de souffrances morales et physiques, de perturbations émotionnelles et relationnelles, de dérèglements familiaux et sociaux… Plus de deux mille l’année dernière…
Il n’est évidemment pas question de s’affranchir à bon compte de ces épisodes, en les abandonnant aux professionnels des drames humains, policiers, psychologues, médecins ou magistrats. Les problèmes de société relèvent de la conscience et de la responsabilité de tous et de chacun des citoyens. En outre, de ma part, aucune leçon à infliger à quiconque à propos de ce qu’il faudrait faire pour sortir de ces horreurs répétées. Comme tellement de gens, je demeure dans une préoccupante perplexité.
Crise de masculinité ?
La brève réflexion que je souhaite poursuivre dans ce texte, au cours de prochaines publications de Parallèle Sud, devrait porter d’abord sur les conséquences sociales et relationnelles d’une émancipation féminine continue, depuis au moins 70 ans, et ceci dans tous les domaines : professionnel, économique, existentiel et psychologique, social, culturel, politique… Il s’agit pour moi de comprendre, de vérifier ou d’infirmer les corrélations possibles entre divers facteurs caractérisant cette promotion ininterrompue (réjouissante à mes yeux) et l’émergence des tensions et conflits domestiques qui ont l’air de l’accompagner de façon invariable..
Si une telle analyse était fondée, elle pourrait ouvrir à une lecture sociologique du phénomène persistant des violences intrafamiliales, en complément et au-delà des approches individuelles comportementales, psychologiques et psycho-relationnelles que nous en faisons habituellement. Elle voudrait dire que dans une société en bouleversement constant, on n’en a pas fini avec les violences domestiques. Autrement dit, même en tenant compte des inévitables exceptions, l’heureuse évolution générale du statut des femmes, de leurs rôles à tous niveaux dans la société, de leur liberté croissante dans la relation intersexuée, conjugale et domestique, avec l’étayage des confirmations qu’en donne la législation, en quelques dizaines d’années tout cela est venu bousculer une culture que l’on voyait établie depuis des siècles et affecter profondément la relation intime.
Dans la foulée, je souhaite aborder la question des conséquences possibles de ce changement social sur la perception qu’ont d’eux mêmes certains hommes, se sentant disqualifiés parce que dépouillés de tout contrôle sur leur compagne (horaires, intérêts, relations, attitudes, opinions, pensées mêmes et parfois revenus…). Même si elle n’est pas nouvelle, peut-être peut-on parler d’une « crise de la masculinité » ?
L’homme… On ne l’interpelle jamais
Il sera utile de traiter des effets dramatiques de cette perte du contrôle exercé sur cette compagne bien mal aimée, dans ces actes de contrainte et de violence que l’on retrouve dans pratiquement tous les scénarios qui, à La Réunion, ont conduit à la mort brutale de plus de 50 femmes ces 15 dernières années, par leur conjoint ou ex-conjoint, et qui provoquent la souffrance indicible et la peur permanente de centaines d’autres survivantes.
Il s’agira également, dans la mesure où la constatation relève du simple bon sens, de marteler cette vérité selon laquelle une société qui veut maîtriser la violence, ses risques et ses dérives, c’est une société qui sait traiter au plus tôt les frustrations, les carences et les souffrances, les obstacles majeurs à l’établissement de la moindre confiance en soi et de l’estime pour sa propre personne !
Il sera essentiel d’observer que les campagnes pour la lutte préventive contre les violences domestiques, ont toujours été de fait destinées aux femmes, que les messages que portent ces campagnes ne s’adressent qu’à elles et que l’homme prédateur n’y apparaît que comme une menace fantomatique, irresponsable et désincarnée ! De fait, on ne l’interpelle jamais…
Je terminerai donc ces articles en suggérant qu’il est temps aujourd’hui, et déterminant, de s’adresser directement aux hommes, souvent exclus de tout rôle actif et responsable dans ce problème de société qui concerne les violences domestiques, qu’ils en soient auteurs ou menacés de le devenir. Alors que les associations féminines ne sont heureusement plus seules à se charger de ce qui est devenu un vrai problème de société, il importe que les hommes de probité et d’autorité reconnues entreprennent de parler aux hommes. Et pas uniquement aux prédateurs potentiels… Sans évacuer la question des stéréotypes de genre, il me semble globalement nécessaire d’affirmer que les hommes doivent garder leur place – ou parfois la rétablir – dans les lieux où se construisent les rapports sociaux : l’éducation, l’action sociale, le médico-social, la justice,… dont ils semblent souvent absents alors que la féminisation s’y développe largement depuis plusieurs décennies.
(à suivre…)
Arnold Jaccoud