[Édito] Obligé

Vous avez aimé la saison présidentielle 2022 ? Je peux me tromper mais ce fut sans doute la pire saison de tous les temps. En cours de Science de la Vie et de la terre, on mettrait ça sur le compte du réchauffement climatique qui confirme, jour après jour, qu’on va pas vers le beau…

« Pas une voix pour Marine Le Pen », avait répété à quatre reprises le « président de coeur » des Réunionnais, Jean-Luc Mélenchon, arrivé en tête du premier tour avec 40,26% des suffrages exprimés ici. L’électeur réunionnais, et plus généralement ultramarin, ne s’est pas soumis à l’insoumis au deuxième tour.

Ils étaient 131 251 à ajouter leurs voix aux 85 770 électeurs qui avaient déjà voté pour Marine Le Pen au premier tour : 59,57% des exprimés : i pouak ! Même si on peut toujours relativiser en calculant qu’il ne s’agit que de 32,1% des inscrits (contre 27,3% sur l’ensemble de la France). Un Réunionnais sur trois — qui pour exprimer sa colère, qui pour soulager son sentiment d’humiliation, qui pour couler un vote d’adhésion — a donné sa voix à une formation bâtie sur la xénophobie nationaliste et le racisme.

Passé ce moment honteux où se révèle le chancre dans le reflet que nous renvoie le miroir de l’élection, nous pouvons décider de nous rhabiller des apparats du « vivre ensemble ». Vêtir le treillis des révolutionnaires combattants de la liberté après avoir essayé, un 24 avril 2022, l’uniforme du totalitarisme.

En vrai, il n’y a pas de quoi être fier. Quel que soit le résultat des élections législatives des 12 et 19 juin prochains, ce fameux « troisième tour », il faudra garder dans un coin de la tête ce potentiel basculement dans la nuit. Le fruit est mûr, prêt à tomber.

TAK, Poudroux, Ratenon : On veut savoir

Avec son brin de désuétude polie, le président réélu a dit que ce vote l’oblige. Grand bien lui fasse de se sentir obligé… Il pourrait en effet comprendre — on en doute — qu’il faut renforcer les services publics pour mieux servir ceux que l’ultra-libéralisme néglige. Comprendre qu’on ne combat pas le chômage en faisant des travailleurs pauvres. Comprendre le respect des gens en colère plutôt que les humilier à coups de « pognon de dingue », de « costard à enfiler », de « rue à traverser » et d’« emmerdement ».

Obligés doivent également se sentir ceux qui vont briguer nos voix aux législatives. Qu’ils refusent d’être des candidats plastiques élastiques qui, comme par magie, prennent la forme la plus aguicheuse du moment. L’électeur doit savoir pour qui il vote.

Quand il vote pour TAK, il vote pour celui qui reçoit régulièrement Marine Le Pen ou pour celui qui va parader dans les rues de Saint-Pierre avec Jean Castex ? On veut savoir.

Quand il vote pour Jean-Luc Poudroux, il vote pour cet ancien maire malmené par les affaires (condamné pour corruption en 1994) qui est passé de Didier Robert à Huguette Bello et qui vient, en fin de compte, de donner son premier député au Rassemblement National en rejoignant l’équipe de campagne de Marine Le Pen entre les deux tours ? On veut savoir.

Quand il vote pour Jean-Hugues Ratenon, il vote pour l’insoumis, souvent brillant à la tribune de l’Assemblée nationale pour porter la voix des plus humbles, ou pour le calculateur d’entre-deux tours caressant dans le sens du poil l’électeur d’extrême-droite dans une circonscription parsemée de fiefs bleu-marine ? On veut savoir.

Obligés nous le sommes tous. A chacun de faire son introspection, de prendre un peu de recul pour mieux voir dans quel état nous avons mis cette île. Obligés d’être des colibris jetant nos gouttes d’eau sur l’incendie plutôt que les vautours qui tournent au-dessus de l’agonisant. Et ça, ça ne se limite pas aux jours de vote.

Franck Cellier

(Photo : ©Timaoul)

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.