KOUR ET KAZ — ÉPISODE 9
« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Sociologue, Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud depuis quelques semaines. Pour ce 9ème épisode, il glisse du minuscule îlet Chemin Charrette jusqu’à l’îlet Cernot. Nous sommes alors en 2006, la famille Cernot se raconte, et Marie-Hélène évoque ses jouets d’enfants…
L’occupation de l’îlet Cernot, historiquement Cimendal, est bien plus ancienne que celle du Chemin Charrette. Dans le cadre de la Mission Patrimoine Mafate, notre groupe de travail s’est réuni à l’îlet Cernot dans un objectif d’approche périphérique et d’analyse holistique des éléments qui composent l’îlet et ses habitants. Il s’est investi dans une exploration de cet espace, de son histoire et de ses ressources, dans la perspective de soutenir l’élaboration des projets qui s’y élaboraient.
À l’époque la plus récente, les opérations administratives incluent l’îlet CIMENDAL / CERNOT dans la circonscription de la Nouvelle. On trouve néanmoins un certain nombre de données supplémentaires utiles dans les listes de recensement des habitants :
• Lors du recensement de 1873 (VALENTIN, brig. Chef des Forêts) ou lors de celui de 1876 (Recensement ecclésiastique effectué par le curé Joseph BELLY), l’îlet Cimendal n’est pas mentionné. En 1873, il y a 390 habitants à la Nouvelle, et en 1876, le curé en compte 359.
• L’îlet Cimendal est indiqué pour la première fois en 1954, lors du recensement effectué par P. RIVIÈRE, Agent Technique des Eaux & Forêts. 23 personnes y vivent.
• En 1955, Cimendal, c’est 4 familles et 23 habitants
• En septembre 1962, on trouve Joseph et Angèle CERNOT, les grands-parents, le couple Paul Irénée et Marie Eugénie CERNOT (5 enfants), et Michel et Antoinette CERNOT (1 enfant, Alix, né le 8 juillet 1962) …
• En 1974, 24 habitants (dont le couple Michel et Antoinette avec 9 enfants)
• En 1978, Cimendal (qui n’est pas encore Cernot !) comprend 25 habitants et 3 foyers (13 nov. 1978, selon le chef du secteur forestier d’Hellbourg)
• État de la population au 15 mai 1980 : Michel CERNOT (16 personnes) et P. Irénée CERNOT (14 personnes)
• En 1984, l’îlet Cernot (Cimendal) ne comporte plus que 13 habitants (pour 91 à La Nouvelle et 14 à la Plaine aux Sables). La famille de Paul Irénée a émigré…
En 1977, le 6 mars, le forestier de la Nouvelle établit un relevé de l’état de la population de l’îlet, dans lequel il mentionne
1 • La famille de Paul et Eugénie CERNOT avec 10 enfants : Marie-Josepha, Joseph, Jean-Marie, Benoît, Marie-Gislaine, Jules-Marc, Marie-Clélie, Marie-Linette, Marie-France, Frédéric-Alfred.
2 • La famille de Michel CERNOT et Antoinette, née RICHARD, et leur 11 enfants, soit Alix, Jean-Luc, Marie-Hélène, Marie-Claire, Ginette, Lisiane, Madeleine, Marie-Daisy, Marie-Georgette, Klébert, Eric.
3 • Enfin Angèle CERNOT – BÈGUE, la grand’mère, veuve dès 1974, qui demeure sur le site au bas de l’îlet.
La partie basse de l’îlet Cimendal est désormais appelée uniformément îlet Cernot par les habitants de la Nouvelle, en raison de la famille qui y vit depuis longtemps. Difficile de savoir s’il n’y a eu que des Cernot dans le temps ? Selon Michel Cernot, oui, les ancêtres de la famille sont arrivés dès 1909. Mais il ne se souvient plus de tous les prénoms… La partie haute du versant de la ravine Cimendal était habitée. En tout cas, il n’y a qu’un seul îlet occupé en ce début de 21ème siècle, mentionné sur les cartes depuis plus de vingt ans avec une orthographe erronée…
Les importants entretiens envisagés avec Michel Cernot n’ont pu se prolonger. Il est décédé en avril 2008.
On a retrouvé le contrat de location des E&F, accordant à Joseph CERNOT dès janvier 1965 la concession de la parcelle devenue l’îlet Cernot… Sur l’espace départemento-domanial propriétaire, les habitants sont des locataires.
À l’époque, la location est accordée pour trois ans, renouvelables… Temps considérés comme trop restreint par les paysans de montagne qui ont réclamé son extension pendant des années.
Précision historique récente, en 1977, le forestier de La Nouvelle représente ainsi l’occupation de l’espace de l’îlet :
• Dans le fond de l’îlet, au bord du sentier qui arrive de la Nouvelle, Angèle CERNOT vit seule depuis 1974, sur le site de fondation de la famille CERNOT, site qui va disparaître ensuite, avec son décès. (Date inconnue)
• Pas d’amenée d’eau. On va à la rivière qui coule dans le « fond là-bas »
• Les constructions, une en tôle et deux en paille vétiver, s’effondreront ensuite sous les coups de vents et les cyclones. Aujourd’hui, ne subsistent que les restes de ceps de raisins, mais sans la treille.
• Débroussaillage en cours. Michel Cernot a déjà proposé à sa fille de reconstruire une case plantée sur l’emplacement.
• La famille de Paul-Irénée CERNOT, elle, est installée au bord du sentier qui vient de ce qu’on appelle aujourd’hui le Chemin Charrette, passant par la ravine le Jars.
• Là encore, pas d’eau, sinon à la rivière.
• Paul Irénée tient une boutique (un débit de boisson !) où s’arrêtent, semble-t-il, des clients…
• Aujourd’hui, tout a disparu, et se trouve enfoui sous la végétation de la forêt des Hauts.
• Projet de débroussaillage en cours…
Le forestier de l’époque mentionne les pruniers et les bambous qui poussaient à proximité.
Apparemment intéressé par cet îlet relativement isolé de la Nouvelle, le forestier a également établi la liste des enfants de Michel et Antoinette CERNOT-RICHARD.
Interview sur l’agriculture du passé :
L’ensemble des parcelles visibles en friche moyenne étaient cultivées en lentille, géranium (les pièces d’un alambic sont encore présentent), maïs, haricot, et fourrage pâturage (pour deux bœufs, et 6 cabris). Il y avait aussi 4 cochons noirs au parc. A l’époque, on vendait des grains (pois, lentille), de l’huile essentielle de géranium, et les deux bœufs étaient aussi destinés à la vente par le col du Bélier.
La vigne occupait une place importante dans l’environnement avec au moins 5 treilles dont les restes de végétation sont encore visibles. On faisait du vin avec ce raisin Isabel, ainsi qu’avec les nombreux pruniers de l’îlet. L’élevage des volailles était en plein air, avec poulets, coqs, pintades et canards. L’alimentation familiale était assez diversifiée, mais rien n’existait en abondance. On y mangeait de la viande moins d’une fois par semaine, des œufs quand il y en avait (ça dépendait des poules), (notons que l’élevage des poules dans l’idée de récolter des œufs n’existait pas), de la viande de porc 3 ou 4 fois dans l’année quand on tuait le cochon, dont on faisait aussi du salé, andouilles, boucané. Les légumes étaient variés; les souvenirs d’avant le riz parlent du manioc comme base alimentaire, ce manioc aujourd’hui semble avoir presque disparu. Enfin il y avait aussi un bassin artificiel, alimenté par un captage, où on élevait des truites que l’on mangeait deux fois l’an.
• Dans les pratiques agricoles, la terre était « grattée » à la main, les rotations maïs, lentille, maintenaient une certaine fertilité. Du fumier était rare, et réservé pour les petites cultures (légumes). La pratique ancienne de laisser la parcelle en repos (jachère naturelle) n’était pas suffisante pour maintenir la fertilité, et la répétition des cultures trop rapide a conduit la lentille à sa perte (érosion, lessivage, maladies). Le concept d’engrais vert n’existait pas, et le compost était limité au fumier. Aujourd’hui, le maïs destiné à l’alimentation des volailles est cultivé avec un apport d’engrais (sulfate d’ammoniac) au pied au début de végétation. C’est le seul apport d’intrant chimique relevé, les fruits sont piqués par les mouches des fruits (pêches) mais ne sont pas traités. Je n’ai pas relevé d’autres pratiques agricoles anciennes, telles que des préparations de purin de végétaux ou de décoction en vue de traitement sanitaire.
• Les plantes médicinales et les différents remèdes provenaient essentiellement de cueillette spontanée dans l’environnement. À part les aromatiques condimentaires, aucune plante médicinale n’était cultivée. Même le géranium était méconnu dans ces usages.
Les projets et les potentiels :
Lors de la discussion, deux projets sont spontanément apparus :
• Apiculture avec Angélys Cernot qui souhaite reprendre l’activité de son père. Il a déjà commencé en descendant 5 ruches depuis Ch. Charrette jusqu’à son habitation à îlet Cernot. Il est très ouvert aux conseils techniques dans ce domaine. Il est demandeur d’un accompagnement technique. L’environnement est particulièrement favorable à cette activité (miel certifiable AB), et le « produit miel » est porteur d’une image naturelle et se vend relativement bien pour l’activité touristique de passage sur La Nouvelle. L’accord de principe du Garde Forestier est acquis, et un soutien d’accompagnement technique est à prévoir en lien avec le Syndicat Apicole de la Réunion (visite en cours de programmation).
• Elevage de lapins en plein air présenté par Désiré Cernot qui a commencé avec 2 couple de lapins. Il souhaiterait se spécialiser dans cet élevage, particulièrement en plein air, ce qui confère à cette activité une image nature très importante pour la valorisation du produit. Le lapin serait vendu sur les différents gîtes de La Nouvelle, dont essentiellement celui du projet de sa sœur Marie Hélène Cernot. Dans l’approche touristique, le civet lapin et autre terrine fermière serait une valeur ajoutée à l’économie de l’îlet.
Un potentiel à développer
Pour les cultures il faut mentionner au passage les possibilités de plantations fruitières (agrumes, pommiers, pêchers, vigne…), de caféiers, de théiers, de plantes à tisanes, dont les produits viendraient rejoindre l’économie touristique. Ces propositions n’ont eu que peu d’échos lors de la discussion, certainement plus par méconnaissance technique. Dans le cas de la mise en place de ces cultures « novatrices », il est indispensable d’y apporter un accompagnement technique approprié et durable.
Chez Antoinette et Michel Cernot : la maison
Située à l’intersection de deux sentiers, la maison d’Antoinette et Michel Cernot est la première que l’on aperçoit en arrivant sur l’îlet. Ancienne maison familiale, elle n’abrite plus aujourd’hui qu’Antoinette et Michel.
L’habitation est composée de trois bâtiments de fonctions distinctes, tels que la cuisine, les sanitaires et les pièces de vie. Le bâtiment principal est un bois sous tôle de 9m sur 11m. Il fait face au bloc sanitaire des 80’s. La cuisine est à l’extérieur. Construite en maçonnerie, elle abrite également les volailles à l’arrière.
L’ensemble s’articule autour d’une cour, lieu de passage et d’échange.
L’espace environnant la maison est très largement planté. A l’avant, espace de représentation, on retrouvera des fleurs et quelques arbres fruitiers tandis que le côté servira plus à des cultures d’appoint telles que maïs, grains…
À l’arrière de la maison d’Antoinette et Michel Cernot, on retrouve les vestiges de leur première maison familiale. Quelques traces nous laissent supposer qu’un bâtiment y était installé: un mur de soutènement, un sol béton.
De cette maison, il ne reste plus qu’un mur de pierres sèches, un morceau de dalle béton et quelques terrassements en friche. C’est sur ces vestiges qu’était construite l’ancienne maison que la famille de Michel et d’Antoinette Cernot a occupée jusqu’en 1979, avec leur 13 premiers enfants. Construite en bois et pierre, couverte de tôle, cette maison de 2 pièces ne dépassait pas les 30 m2.
En 1979, lorsque Michel Cernot a la possibilité de construire plus grand, la famille quitte la petite maison et celle-ci est démontée.
A l’arrière de la maison des Cernot, on aperçoit les traces d’un bassin entre les cultures de maïs et un vieil alambic que la famille utilisait pour le géranium. Dans le paysage, ce bassin abandonné demeure encore très apparent.
Il paraît difficile de dater précisément l’utilisation du bassin à truites. En 1983, le premier colloque de Mafate fait référence à une visite de la tentative de pisciculture de Michel Cernot.
Selon Marie-Hélène (fille de Michel), le bassin était alimenté par un réseau mis en place par son père. Un simple mur de pierres sèches retenait l’eau, l’étanchéité étant assurée par la vase qui s’est déposée au fond.
Situés à l’entrée d’îlet Cernot, on retrouve les vestiges de la maison de Joseph Cernot, (le père de Michel) et de sa femme Marie-Angèle Bègue.
Au-delà des friches et des galaberts, il est tout de même possible de retrouver des traces de l’ancienne habitation. Des vestiges de terrassements et des morceaux de mur de soutènement en pierres sèches permettent de replacer les constructions.
Composée de 3 bâtiments, deux cases en paille et un bâtiment principal, cette habitation s’articulait à un grand verger et un potager assez dense. La présence d’arbres fruitiers et de fleurs (hortensias, calumets) est le signe d’une occupation d’une famille sur une longue période.
Nous on faisait la maman avec le bébé avec un petit galet, un morceau de toile déchirée pour enrouler le petit galet dedans. Après on faisait mal à notre bébé et mon frère il faisait l’hélicoptère et comme le bébé était malade, il venait chercher notre bébé, il l’amenait à l’hôpital et il le ramenait.
Marie-Hélène Cernot
Interview de Marie-Hélène CERNOT
« Partir l’écol » :
Tous les jours, par le chemin là – à la Nouvelle – une demi-heure, à pieds nus. Quand il y avait le givre, papa faisait des « souliers gonis ». Ils duraient même pas une semaine. Même pas des savates pok pok.
Le linge : Arrivées ici, on enlevait le linge utilisé pour aller à l’école. On le lavait, on le mettait près du feu à sécher, et le lendemain matin on le remettait pour aller à l’école.
Pour dormir : les filles dormaient avec les filles, les deux plus grands garçons ensemble. Souvenirs : pour la nourriture, c’était pas un problème, il y avait du maïs, des bananes, du conflor, des pommes de terre, des songes, du riz, on mangeait un peu de tout…
Mais le linge, y en avait pas beaucoup. Pour les vêtements, pas de pull, on était comme ça au froid, pas de couverture pour se couvrir, on avait un drap. On se serrait, c’est la « kouvertur péï » !
Les jouets : mon frère prenait deux petits bouts de bois avec un morceau de corde en choca ou vacoa, il les attachait. Nous on faisait la maman avec le bébé avec un petit galet, un morceau de toile déchirée pour enrouler le petit galet dedans. Après on faisait mal à notre bébé et mon frère il faisait l’hélicoptère et comme le bébé était malade, il venait chercher notre bébé, il l’amenait à l’hôpital et il le ramenait.
Après on jouait « le mair ». Quand il fallait courir pour attraper… Après on jouait la marelle.
On racontait pas d’histoire… On faisait des petits jeux, sans plus, on jouait à la police, aux pompiers. Un jour j’avais une correspondante et elle m’a envoyé une vraie poupée. Elle s’appelait Barbara. J’avais 9 ou 10 ans. Ça m’a vraiment touché.
J’avais 11 ans quand j’ai vu ma première voiture. J’ai pleuré pour descendre jusqu’au Bélier. Et mon père m’a emmenée. On a quitté ici à trois heures du matin. Et on est arrivé là bas vers les 6 heures et demi – 7 heures… Et c’est là que j’ai vu une voiture… Une vraie voiture. C’était en 1977.
Le plus important dans mon enfance ? Tout, de me rappeler tout ce que j’ai vécu. Le souvenir le plus fort, c’est quand j’ai eu ma poupée ! C’est ça ma seule…
Je voulais être chanteuse. Il y avait la radio, il n’y avait pas de téléphone, pas de télévision. Après, même si on ne savait pas très bien écrire, j’essayais quand même d’écrire des chansons… en créole.
À l’école on parlait créole et français…
Une journée depuis le lever, et la semaine… :
Pendant les vacances : Le lundi nou sa va rod le bois, toute la journée, le mardi nou sa va laver dans le fon la ravine, le mercredi, nou té joué un peu, le jeudi, nou té charoy, nou prend un gro ta de brand, nou té fé un gro ta, nous té mett la au milieu, le vendredi, nous té pren un grat et puis nou té grat la ter. Nou fé la lessive avec savon Marseille, acheté à la boutik La Nouvelle. Nou té pren not savon, nou savonn tout not linge, nou té fé un pti ta comme ça, et puis après nou té pren la bross et nou bross…
« On prenait un galet dans la rivière. Une fois par semaine, ça dépend… On était à 4 pour laver et quand grand-mère était encore vivante, on lavait son linge parce qu’elle ne pouvait plus… »
« Après, moin la prend un morceau de terrain là, moin la plante géranium moi-même, moin té grat moi-même, moin té coup moi-même pour fèr cuire, té charoy le bois moi-même, moin té coup mon géranium avec un sécateur, moin té charoy pou met l’aut coté l’alambic, moin té charge la machine moi-même, moin té prend le fumier géranium, moin té met autour pou fèr le join, moin té prend le couverture pou met dessus moi-même, moin té prend le serre-joint, moin té i viss le bann couverture, moin té armett le col attaché avec le serpentin, et puis moin té i mett do fé dessou, moin té i gagn mon l’essence géranium… »
… J’avais 13 ou 14 ans…
Textes et photos : Arnold Jaccoud