PROCÈS DU LISIER À GRAND ILET
Dans l’attente du verdict, qui tombera le 6 avril prochain, le directeur de la FRCA (Fédération réunionnaise des coopératives agricoles) et, au-delà, le modèle agricole réunionnais, sont accusés d’avoir mis en oeuvre une « usine à infractions » : c’est-à-dire une station de traitement des lisiers qui a pollué des rivières et des terrains pour plusieurs décennies. Une peine d’un an de prison avec sursis a été requise contre Patrick Hoareau.
« On n’a pas parlé de pollution », s’indigne Jean-Paul Maugard à la sortie des six heures d’audience consacrées ce jeudi 2 mars au procès de la station de traitement des effluents d’élevage de Camp Pierrot à Grand Ilet (Salazie). Le président de la fédération de pêche avait décrit des rivières envahies d’algues vertes et la disparition des truites arc-en-ciel. Il demande 52 000€ au titre des dommages.
Le dossier présenté par le tribunal de Saint-Pierre, désigné pôle régional spécialisé en matière d’atteinte à l’environnement, évoque dans la présentation de l’affaire un écocide quasi-irréversible sur « des décennies » voire des « siècles »… Mais c’est vrai qu’à part de timides excuses de Patrice Nourry et de sa soeur Myrielle Damour prononcées en toute fin de procès, les débats ne se sont guère attardés sur les conséquences des déversements de lisiers dans les ravines et la commercialisation d’un compost toxique ne répondant pas aux normes environnementales.
Il a essentiellement été question de la responsabilité des trois prévenus : Patrice Nourry chef d’exploitation de Camp Pierrot, sa soeur Myrielle Damour, présidente de la coopérative de traitement des effluents d’élevages de Grand Ilet (CTEEGI) et de Patrick Hoareau, directeur de la Fédération réunionnaise des coopératives agricoles (FRCA). Les deux premiers cités sont directement et pénalement impliqués pour ne pas avoir respecté les prescriptions et mises en demeure de l’Etat en poursuivant les déversements sauvages d’effluents porcins et avicoles dans les ravines Azaye, Camp-Pierrot et Grand Sable, affluents de la rivière Fleurs-Jaunes et de la rivière du Mât, soit le plus grand bassin versant de La Réunion. Une partie de ses eaux irrigue l’Ouest via le basculement.
Le « Don Corleone » de Salazie
Le troisième n’a certes pas procédé lui-même à la pollution. Mais c’est contre lui que la substitute du procureur, Simona Pavel a porté les réquisitions les plus sévères : « Nous aurions pu le poursuivre comme gérant de fait mais nous avons retenu la complicité et la mise à disposition d’une installation non conforme pour ne pas fragiliser le dossier ». La station de traitement s’est en effet révélée être une « usine à infractions ».
Elle a demandé à ce qu’il soit condamné à 12 mois de prison avec sursis, 30 000€ d’amendes assortis d’une interdiction d’exercer une activité en lien avec l’infraction. Alors qu’elle n’a requis « que » 8 mois de prison avec sursis et 10 000€ d’amende contre Patrice Nourry et Myrielle Damour. Le délibéré sera rendu le 6 avril prochain.
L’orientation du réquisitoire contre Patrick Hoareau (et ses 6 000€ de salaire) plutôt que contre les exploitants peinant à boucler leurs fins de mois a donné lieu à cette tirade humoristique de son avocat Me Sébastien Navarro : « On peut reprocher à mon client de ne pas habiter Salazie mais la procureure en a fait son chouchou ». Il s’est employé à démontrer que « celui qu’on présente comme le Don Corleone de Salazie » n’a pratiqué aucune ingérence sur Camp-Pierrot et qu’il fallait le relaxer.
Réquisitoire contre le modèle agricole réunionnais
Cette allusion au fameux parrain de la mafia de la part de l’avocat du prévenu répondait à l’exposé des faits par le parquet qui s’est apparenté à un véritable réquisitoire contre le modèle agricole réunionnais. Simona Pavel a décrit un montage basé sur l’optimisation financière bien loin de l’image d’une agriculture respectueuse de l’humain et de l’environnement.
En résumé, pour toucher un maximum de subventions (75% de l’investissement) de l’Etat, du Département et de l’Europe, les coopératives (Urcoopa, FRCA, Avipole, CRPP, Proval, etc.) ont créé une société anonyme, la SAS Camp-Pierrot, propriétaire de la station. « Une coquille vide » selon la procureure. La CTEEGI était censée lui payer un loyer de 25 000€ par mois. Mais les 43 éleveurs de Grand-Ilet, adhérents de cette CTEEGI, payaient mal. Certains menaçaient Patrice Nourry de déverser leur lisier devant sa porte s’il n’acceptait pas de le prendre en charge alors que tout le monde savait que Camp-Pierrot n’était pas aux normes. Un rapport d’Antea-group décrivait en 2017 son exploitation comme étant « affligeante, défaillante, sans compétence technique ».
Pris entre le marteau et l’enclume Patrice Nourry et Myrielle Damour ont fait n’importe quoi. Au tribunal ils étaient entourés de quelques parents mais un seul des 43 éleveurs était présent en signe de soutien. « ça vous dégoûte de rendre service » commentait une cousine.
Ce sont les difficultés financières et le placement en redressement judiciaire de la SAS Camp-Pierrot de le la CTEEGI qui ont précipité le volet pénal de l’affaire. Le volet écologique a été examiné ce jeudi, Patrice Hoareau a obtenu le renvoi au 31 mai du volet financier dans lequel il est poursuivi pour abus de biens sociaux et banqueroute.
Appel aux lanceurs d’alerte
Entre temps, le tribunal de commerce se sera prononcé sur la proposition de reprise de l’activité de Camp-Pierrot. Il y a 3 000 000 € de passif a rembourser (ou effacer) et une mise aux normes de la station estimé à 2 900 000 €. Ce qui ne manque pas de faire tiquer le parquet au regard de l’investissement de départ de 6 000 000 €.
D’énormes sommes d’argent sont encore en jeu pour sauver les élevages de Grand-Ilet (20% de la production de l’île) et préserver l’environnement. Actuellement les effluents sont évacués en camion sur des exploitations de Bras-Panon, Saint-André et Sainte-Suzanne pour 400 000€ par an.
Dans ce dossier aux multiples tiroirs le parquet de Saint-Pierre ne pouvait se résoudre à incriminer les seuls exploitants. « Patrick Hoareau est le fil rouge de cette affaire du début à la fin, assène la procureure. C’est lui qui monte les dossiers, tire les ficelles et discute avec le préfet et les services, c’est lui qui parle au nom de la CTEEGI ».
Elle va plus loin en ironisant sur « l’économie circulaire » qui met en jeu toujours le même entre-soi des coopératives agricoles et « les copains de la DAAF » qui se retrouvent au Salon de l’agriculture. « Je suis persuadé que si Patrick Hoareau avait été informé des contrôles, il n’y aurait pas eu de contrôles. Heureusement qu’il y a eu ici des agents courageux qui ont fait leur travail », lance-t-elle.
Elle en appelle au courage des « lanceurs d’alerte » qui dépassent les questions de pouvoir et d’argent : « Quand il n’y aura plus de poissons on se rendra compte que l’argent ne se mange pas ». « Moi je suis de passage ici, mais j’ai pu voir, depuis que je suis au parquet de Saint-Pierre, que ce qui fait le sentiment d’injustice sur cette île, c’est que certains tirent les ficelles et d’autres payent les pots cassés ».
Ce n’est pas si souvent qu’un réquisitoire prend des airs de chant révolutionnaire…
Franck Cellier
Lire également notre précédent article sur cette affaire.