N’AYONS PAS PEUR DES MOTS
Parallèle Sud accueille dans ses colonnes les critiques d’un dévoreur de phrases qui peut passer pour un sacré pinailleur.
À Sainte-Marie, on croyait avoir échappé à la catastrophe. Après plus d’un mois de guerre ouverte, les élus de la majorité avaient consenti à ranger leurs couteaux, permettant au conseil municipal de voter le budget communal à quelques heures seulement de la date butoir, fixée au 15 avril. Il était temps, car il y avait « péril en la demeure », faisait alors remarquer le Journal de l’île dans son édition de la veille.
L’expression pouvait laisser croire que, sous le poids de la fronde, les murs de l’hôtel de ville menaçaient de s’effondrer. Remarquez bien, au sens figuré, la métaphore eût été justifiée tant les fondations du conseil municipal de la cité nordiste s’étaient fissurées d’inquiétante façon durant les semaines précédant cette réconciliation en trompe-l’œil. Mais d’un point de vue sémantique, c’est la langue française qui se serait vue attaquée dans sa chair.
Dans la locution « péril en la demeure », il n’est en effet nullement question de « maison », de « domicile », d’« habitation », de « monument » ou d’un quelconque autre édifice en danger qu’il s’agit de quitter au plus vite sous peine d’y laisser sa peau. L’expression remonte au XIIe siècle, époque où le mot « demeure » (attesté pour la première fois en 1119 sous la forme demure) désignait dans le jargon juridique le fait « tarder à faire quelque chose ». C’est le même terme que l’on retrouve de nos jours dans la locution verbale « mettre en demeure » (sommer quelqu’un d’agir). Ce n’est qu’en 1225 que ledit vocable a pris le sens de « lieu où l’on séjourne », acception qu’on lui connaît aujourd’hui et à laquelle se réfère l’expression « à demeure » (d’une manière permanente).
Déclarer qu’il y a péril en la demeure revient donc à dire qu’il est risqué de procrastiner, qu’il faut agir vite. Dans l’usage, l’expression est d’ailleurs fréquemment employée sous sa forme négative. Elle équivaut alors à « rien ne presse », « il n’y a pas le feu » ou « il n’y a plus le feu », ce que nous auraient juré les édiles sainte-mariens pas plus tard qu’il y a dix jours. La main sur le cœur, ces derniers affirmaient qu’au nom de l’intérêt général, ils avaient étouffé le brasier qui leur chauffait les fesses. Nous ne demandions qu’à les croire, même si l’on pouvait craindre que les flammes de la discorde ne manqueraient pas de repartir de plus belle à la première étincelle venue.
Il n’a pas fallu attendre longtemps pour voir le foyer renaître. Vendredi dernier, six jours seulement après le vote du budget, 14 des 39 membres du conseil municipal ont rendu leur panoplie de pompier pyromane. Une décision collective aux allures de mise en demeure pour le maire, Richard Nirlo, dont l’avenir à la tête de la commune n’a jamais autant semblé… en péril.
K.Pello
Pour poursuivre le voyage dans le labyrinthe de la langue française, consultez le blog N’ayons pas peur des mots