L’Ile intense

LIBRE EXPRESSION

Suivre le calendrier local a de quoi vous donner le tournis. La rencontre de la Fondation Abbé-Pierre, l’assemblée de l’AREP, la réception de l’association musulmane, la visite de la Première ministre accompagnée de quatre ministres, le quarantième anniversaire de la Région, le référendum local sur la mobilité, la Foire agricole, le Salon de la maison, les spectacles d’artistes d’ici et d’ailleurs, les manifestations sportives, etc. (que ceux que je n’ai pas cités veuillent bien m’excuser), toutes ces manifestations ont déplacé du monde, parfois des foules.
L’île intense n’a pas usurpé son nom. Pourtant !

A travers tout cela, des actions extraordinaires ont été révélées, des choses importantes ont été dites, des vies perdues ont été sauvées ; une somme de travail, de résultats, de transformations est présente, réellement, au bilan.
Pourquoi, parallèlement, devons-nous déplorer autant de placardages « d’élites », autant d’exclusions d’acteurs, autant d’illettrés, autant de chômeurs, autant d’hommes, de femmes, de familles au-dessous du seuil de pauvreté ? Avec toute la matière grise mobilisée, avec tout l’argent dépensé, avec toutes les richesses étalées, comment peut-on déplorer autant de misères morales, économiques et physiques ? Comment je peux être sollicité sur un parcours de huit cent mètres, par cinq personnes réduites à mendier deux sous pour manger ?

Culturellement, socialement, économiquement, selon les formations ou selon les options personnelles, pour les uns, La Réunion c’est la France, pour d’autres, La Réunion c’est un pays émergent, pour une troisième catégorie, c’est franchement un pays sous développé. Pour tout le monde, les solutions sont celles que doit apporter la France.
Sur le plan international, la France a compris que la mondialisation, c’est-à-dire l’uniformité mondiale, était la mort nationale. Elle revient à sa réindustrialisation et de la délocalisation. Dans les pays français, l’uniformité nationale est mortelle pour le développement local. Il faut passer de l’uniformité nationale à l’unité nationale enracinée dans la diversité des Peuples français d’Europe, d’Amérique, de l’Indianocéanie et du Pacifique. Concrètement, cela veut dire qu’il nous faut, nous Réunionnais, sortir du carcan de l’uniformité nationale qui nous divise et nous oppose, qui finalement nous ignore, pour trouver les solutions.
Nous avons l’argent, nous avons les cerveaux, nous avons les outils de formation, nous avons le pays, sa nature, sa matière première. Ce capital est considérable, mais il est délaissé. L’argent dont nous disposons finance des solutions qui ne sont pas adaptées à la situation de notre pays. Ne cherchons pas à quel modèle nous rattacher. Cherchons à savoir ce qu’il faut faire, en tenant compte des contraintes inévitables qui découlent de nos appartenances et avec les moyens dont nous disposons par nous-mêmes et des solidarités nationale et européenne. Les acteurs sont à la tâche, nos chercheurs vont-ils proposer des moyens d’améliorer la productivité ? Nos économistes vont-ils proposer des moyens de mieux rentabiliser le travail ? Nos commerçants vont-ils développer les échanges ? Nos élus vont-ils placer au centre une politique de production locale à la place d’une politique de la satisfaction des besoins par l’importation ? vont-ils négocier une utilisation différente des aides ? Les parents à la maison, les enseignants à l’école, les éducateurs avec leurs publics, les maîtres à l’université vont-ils former notre jeunesse à la responsabilité et à la dynamique de la production locale de biens et de services ? Il s’agit de changer les mentalités (nous pouvons faire tout cela) et les pratiques (faisons-le). Les hommes et les femmes de pays comme le nôtre avec des moyens comparables, ont réussi à produire eux-mêmes les biens et les services culturels, technologiques, matériels et alimentaires dont ils ont besoin et à exporter pour pouvoir se payer les biens et les services qu’ils ne peuvent pas produire (la balance commerciale).

Le sens de cette responsabilité des Réunionnais vis-à-vis de leur « petite patrie » sera un moyen de reculer l’illettrisme, le chômage, la pauvreté parce qu’il mobilisera les Réunionnais enfin reconnus, alors que le système actuel les exclut mécaniquement par l’application de l’uniformité nationale.
Plus on s’entêtera dans l’uniformité, plus grandiront les mécontentements, en particulier les mécontentements des frustrations des élites. Plus on s’exposera à la tentation de ce qui est le plus redouté : le séparatisme. Mais pour ce changement, il y a deux conditions. La première, c’est notre unité ; la seconde, c’est notre relation avec notre Histoire.
Sans doute, les gênes coloniaux de la France qui sont les gênes des pays européens qui se sont sentis supérieurs et détenteurs de la civilisation universelle existent-ils encore bel et bien. Mais dans la période contemporaine de la décolonisation, les anciennes puissances coloniales ont mauvaise conscience et sont dans la repentance, la France la première. Mais quand, dans un pays comme le nôtre, elle doit arbitrer les divisions et mettre au pas les oppositions qui en découlent, chassée du naturel elle revient vite au galop : à la situation de l’arbitre-maître, à la situation de « la métropole » d’une colonie qui ne dit pas son nom. Sans ignorer ces gênes qui présentent des difficultés à surmonter, le changement devra venir d’abord de nous, de notre capacité à dire d’une seule voix kisa nou lé, nou lé la, sé nou ki fé et de notre capacité à dire d’une seule voix kosa nou vé. Là-dessus nous sommes loin, loin, très loin du compte. C’est ce que recherchent, néanmoins, la Conférence des Mille, les États généraux de La Réunion et le référendum local qui confirmera. La priorité, c’est de construire, tous ensemble, « la Maison Réunion ».

Colons d’Europe, esclaves d’Afrique et engagés de l’Inde, avec les immigrés du Gujerat et chinois principalement, nos ancêtres ont réussi, obligés mais ensemble, la langue, les musiques, la cuisine, « la manière (la culture) réunionnaise ». J’ai beaucoup aimé la définition de Mario Serviable : le peuplement de La Réunion est né du désir de l’autre dans la transgression de la loi (en l’occurrence « Le Code Noir ). Edmond Albius est à l’origine de la prospérité de la vanille, Charles Desbassayns, de l’essor de l’industrie sucrière. De deux mondes différents, ils étaient tous les deux Réunionnais. Que l’Edmond Albius et le Charles Desbassayns de nos jours, l’esclavage étant aboli et les comptes réglés, soient Réunionnais d’un même monde, Libres, Egaux et Fraternels pour construire ensemble « la Maison Réunion ». Dans le fil de notre Histoire, un moment coupé, que « l’île intense » soit vraiment l’île de tous ses enfants en toute LIBERTÉ, ÉGALITÉ et FRATERNITÉ.

Paul Hoarau

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