QUI HONORER DANS L’ESPACE PUBLIC ?
Dans le Nord, on déboulonne — pardon, on « déplace » — la statue du gouverneur esclavagiste Mahé de La Bourdonnais. Dans le Sud on rêve d’en ériger une : celle du général de Gaulle.
Les sanglots longs des violons de l’automne
blessent mon coeur d’une langueur monotone.
Voilà le jour J… C’est pas Verlaine, c’est pas Trénet. C’est Radio Londres qui émet encore quelques messages. Une fois décryptée, l’énigme s’efface et nous apprenons que la mairie de Saint-Pierre planche sur un projet, jusqu’alors secret, qui ne manquera pas d’alimenter un passionnant débat historique : Michel Fontaine souhaite ériger une statue du général de Gaulle. Si possible dans le cadre du réaménagement du centre historique, là où les récentes fouilles archéologiques ont mis à jour de nombreux vestiges.
Le projet en est à un stade « embryonnaire » reconnaît-on à la mairie. Pas question de l’évoquer publiquement pour l’instant. La demande n’a pas encore été officiellement déposée alors qu’un aménagement de la sorte en un lieu historique relève du marathon administratif auprès de l’architecte des bâtiments de France et de la direction de la culture.
Après les fouilles archéologiques préventives, le chantier de la future cité administrative en est à la phase des terrassements. Les travaux devraient durer deux ans. Il est prévu de mettre en valeur sur le site certains éléments historiques comme la batterie de défense du port de Saint-Pierre. Comment réussir à y faire rentrer l’imposante stature du général ?
De Gaulle pour remplacer François de Mahy ?
Faudra-il envisager un autre endroit ? Plutôt que se perdre dans le labyrinthe des suppositions, en l’état, le sujet se limite à la signification d’une statue dans l’espace public. À Saint-Denis, Ericka Bareigts a porté le message de la réparation du crime de l’esclavage en déplaçant la statue de La Bourdonnais. Il s’agissait d’enlever ce gouverneur esclavagiste d’une place dédiée à la liberté pour le déménager à la caserne Lambert où est mise en valeur son action de militaire. La maire de Saint-Denis l’a fait discrètement comme l’a raconté Le Tangue, dernier avatar d’un feuilleton que nous vous avons raconté depuis le début.
Au sein du collectif La Proptaz Nout Péi, à l’initiative de ce « déboulonnage » transformé en « déplacement » sur le terrain sémantique, certaines voix ont évoqué une cible suivante : la statue de François de Mahy à Saint-Pierre. Il est reproché à cet ancien ministre son rôle dans la colonisation de Madagascar.
Et voilà que de Gaulle entre dans la valse des statues. Si ce projet embryonnaire arrive à terme, il sera le premier personnage politique « moderne » à être ainsi honoré en un lieu public réunionnais. Il y a bien, sur un rond-point de Saint-Benoît un monument dédié à François Mitterrand, avec la silhouette de « tonton » au chapeau, mais ce n’est pas une statue. Il s’agissait pour les socialistes bénédictins menés par feu Jean-Claude Fruteau d’appuyer leur attachement à l’ancien président.
« À bas la fraude » et non « À bas de Gaulle »
Michel Fontaine, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, entend sans doute lui aussi marquer son attachement au gaullisme dont il se réclame depuis le début de sa carrière politique. Charles de Gaulle est déjà un monument. Il est un symbole de la grandeur de la France sur la droite de l’échiquier et est épargné par la gauche. « A La Réunion, les communistes ne l’ont jamais attaqué sur sa personne », remarque David Gagneur, chef de mission de l’Iconothèque qui a organisé en 2020 une exposition sur les voyages du général à La Réunion en 1953 et 1959.
Ary Yee-Chong-Tchi-Kan, secrétaire du PCR, était enfant lors des deux seules visites de de Gaulle. Il rapporte que les communistes criaient « A bas la fraude » et que les hôtes « nationaux » lui avaient fait croire qu’ils scandaient « A bas de Gaulle ». Il précise ainsi que la personne du chef de l’Etat n’était pas attaquée mais que son camp était clairement celui de « l’adversaire ».
Raoul Lucas, quant à lui, puise l’un de ses premiers souvenirs d’enfance : « J’avais 5 ans. Nous habitions Piton Saint-Leu et mon père nous avait amenés à la Redoute. Sur la route je ne comprenais pas pourquoi il y avait tant de voitures en panne et papa m’a expliqué que les communistes avaient broqueté la route (ndlr : déposé des clous) ». Le discours du général à la Redoute avait attiré 20 000 personnes. Il a fallu attendre le pape Jean-Paul II pour battre ce record trente ans plus tard.
Paul Hoarau, autre témoin de l’époque, alors journaliste au journal gaulliste du Progrès, y va lui aussi de son souvenir. « Lors du premier voyage de de Gaulle, en 1953 pendant sa « traversée du désert », la nénène de la famille avait pu serrer la main du général et elle me racontait qu’elle ne voulait plus se laver la main ensuite »…
Si la figure du général est respectée, qu’en sera-t-il de sa statue ? La personnalisation est-elle encore d’époque ? Un monument marqueur d’une idéologie, attire souvent le tag voire la dégradation. Et ça ne date pas d’hier : Lorsque Charles de Gaulle avait déposé la première pierre du monument à la croix de Lorraine lors de son premier voyage en 1953, elle avait été subtilisée le soir même. Ce qui n’avait pas empêché l’édification du monument qui est au Barachois.
Et Saint-Pierre… Pourquoi Saint-Pierre ? Il n’y a jamais mis les pieds. En 1953 il était allé de Saint-Denis à Salazie en passant par Sainte-Suzanne et il s’était limité à Saint-Denis en 1959. C’est maintenant aux Gaullistes saint-pierrois de défendre leur projet. Les Saint-Pierrois, qui se plaignent d’avoir perdu 223 places de parking, se diront-ils, à l’inauguration de la statue et du parking souterrain de la future cité administrative : « Saint-Pierre martyriséééé mais Saint-Pierre libéréééé ! »
Franck Cellier