LIBRE EXPRESSION
1°) De 1492 à 1914 :
« C’est la faute à Christophe Colomb !
En exagérant un peu – beaucoup ! – on n’en serait pas là aujourd’hui, s’il n’avait pas découvert l’Amérique !!! »
A la fin du 15ème siècle et tout au long du suivant, les Grandes Découvertes marquent le début des Temps modernes. Le Moyen-Ȃge étant derrière nous, le monde s’ouvre aux aventuriers de tout poil.
Le partage de la planète entre Espagnols et Portugais excite de telles convoitises en Europe que, très vite, les diverses Compagnies des Indes se disputent les fruits d’un commerce qui, avant de devenir international, commence à tisser sa toile sur les océans du globe.
Tant et si bien qu’au cours des 16ème et 17ème siècle, une doctrine apparait fondant la richesse des États sur l’accumulation de réserves en or et argent : le mercantilisme.
Née au cours du Moyen-Ȃge, la bourgeoisie en profite pour accroître considérablement son emprise économique, à partir des années 1700. Parallèlement, les Lumières s’installent dans leur siècle (1715-1815), avec un panel d’idées progressistes, voire révolutionnaires, qui vont chambouler l’Europe dans un premier temps, le monde entier dans un second.
Pour faire court, la remise en question de la féodalité entraine la Révolution française et la fin du régime seigneurial (1789-1793). Ouf !
Pendant ce temps, en Angleterre, une autre révolution – industrielle, cette fois – émerge à la faveur de nouvelles industries textiles et métallurgiques dont le développement nécessite l’apport de capitaux importants.
Question : serait-ce à cette époque que, dans le ghetto juif de Francfort, apparait un concept qui va faire florès – l’usure – et dont les initiateurs ne tardent pas à émigrer à Londres ?
En France, la noblesse féodale ayant perdu ses privilèges, les seigneurs doivent lâcher du lest. Dans toutes les provinces, la multitude des serfs accède alors à la liberté des vilains. En achetant ou en louant leurs terres, ces deux groupes fusionnent, engendrant le paysannat français, soit la grande majorité de la population.
A l’aube du 19ème siècle, la révolution industrielle gagne le territoire français. Comme en Angleterre, en Allemagne et en Italie, le salariat s’y propage de façon exponentielle, tout au long du siècle. De plus en plus nombreux, ouvriers et employés reçoivent un (maigre) salaire en échange de leurs (nombreuses) heures de travail auprès d’un patron, d’un entrepreneur, voire d’un exploiteur.
La dynamique capitaliste entraine un développement économique certain. Après l’hémorragie napoléonienne, la population française augmente considérablement. Les villes se développent et, miroirs aux alouettes, elles attirent un nombre croissant de ruraux, alors que les industriels réclament toujours plus d’ouvriers et d’employés. Ces entrepreneurs, ayant grand besoin de capitaux, font appel aux banques et aux investisseurs boursiers. Tant et si bien que d’industriel, le système capitaliste devient financier, au début du 20ème siècle !
Ainsi, il instaure un régime économique et social dans lequel les capitaux, source de revenus, n’appartiennent pas aux travailleurs salariés : c’est le capitalisme pur et dur. Sa caractéristique hégémonique le fait s’installer dans presque tous les pays de la planète, avec deux préoccupations principales :
- Obtenir le prix de revient minimal, le coût de ses productions le plus bas possible ;
- Rechercher le profit maximal.
Ayant régimenté le secteur secondaire (les industries) dès le début de son existence, il s’emploie à faire de même avec le secteur tertiaire (les services) au fur et à mesure de son expansion et de l’évolution des techniques.
Restait un gros pavé : le secteur primaire, avec l’ensemble de la paysannerie et des sociétés paysannes (villages avec artisans et petits commerçants), qui va lui donner – peut-être ? – du fil à retordre …
2°) De 1914 à 1945 :
Comme l’ensemble de la population française, la paysannerie est durement touchée par le premier conflit mondial. Dans les fermes, les épouses prennent la relève de leurs maris partis au front. Ceux-ci ne reviennent pas forcément, tant il est vrai que les paysans, comme les « colonisés », envoyés en première ligne dans les tranchées, payent un lourd tribut à la guerre. La saignée est terrible ! Combien de millions de morts ?
Dans les années vingt et trente, le progrès technique gagne timidement les campagnes, avec un début de mécanisation. Le fait marquant est l’arrivée de l’électricité et des premiers moteurs électriques dans les bâtiments agricoles. Une révolution !
Le second conflit mondial fige les sociétés rurales dans une expectative incertaine jusqu’aux débarquements alliés, voire jusqu’à la libération de Paris (24 août 1944).
Entre paysans soldats prisonniers de guerre, réfugiés au-delà de la Ligne de démarcation, maquisards de la première heure, et jeunes ruraux obligés de rejoindre l’Allemagne nazie dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO), le compte n’y est pas : les exploitations agricoles tournent au ralenti. Leur autonomie alimentaire étant (presque) totale, elles ont de la « chance » par rapport à la population urbaine. Relativement !
Pendant l’Occupation, dans la clandestinité, un certain nombre de penseurs progressistes, foncièrement optimistes quant à l’issue de la guerre, cogitent longuement sur les caractéristiques de la société (idéale ?) qu’ils souhaitent installer, dès la victoire finale. En mars 1944, cela donne le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) que le général de Gaulle (contraint et forcé ?) met en place, en tout ou partie, dès son accession à la tête du Gouvernement provisoire de la République française (1944-1946).
Pendant ce temps, dans le camp d’en face (!), un certain nombre d’industriels (ayant ou non collaboré ?) pensent aux mesures politiques à prendre d’urgence, en vue de moderniser la société française, une fois la guerre terminée. Leur réflexion va dans le sens d’un capitalisme moderne affirmé, voire transgressif. Avec un exemple : les États-Unis d’Amérique !
3°) De 1945 à 2015 :
Dès le début de la période que l’on appellera plus tard « les Trente Glorieuses » (1945-75), la nécessité faisant loi, « le marché commande la production ». Il importe de reconstruire la France, au propre comme au figuré ! Donc, dans le cadre nous concernant, la production agricole doit s’appliquer à nourrir l’ensemble des Français qui, pour l’heure, se contentent de tickets de rationnement. Jusqu’au 1er décembre 1949 ?
A l’époque, les hommes politiques de notre pays sont fascinés par le modèle états-unien.
Par une succession de mesures, de façon continue, ils incitent, parfois obligent les paysans à évoluer en devenant des agriculteurs, c’est-à-dire en concentrant, désormais, leurs efforts sur une ou deux productions principales destinées à la vente, donc au marché. Ce n’est pas facile ! Pour la plupart d’entre eux, cela implique une remise en question complète de leur métier, à travers le démantèlement du système de polyculture-élevage qui assure, jusqu’alors, l’autonomie alimentaire de la famille. Une tradition remontant peut-être à la Révolution française ?
Pour la société industrielle de l’après-guerre, autrement dit pour les capitalistes, il n’est plus question de s’accommoder de la grande diversité des paysanneries que l’on considère, à Paris, comme rétives à tout changement. Conservateurs, les paysans ?
Très vite, les hommes politiques vont suivre les désirs, les demandes des (gros) industriels !
Pour faire court, désormais, les paysans ont le choix : évoluer, s’adapter au nouveau cadre de travail, ou… disparaître ! Est-ce clair ?
A partir de 1948, le « Plan de rétablissement européen », appelé couramment « Plan Marshall », introduit des machines agricoles modernes (d’origine états-unienne ou anglaise), dans nos campagnes, favorisant ainsi la transformation des groupes domestiques en entreprises familiales (le père, le fils ou la fille et leurs conjoints respectifs).
Exploitations agricoles de petites productions marchandes, dans un premier temps.
Au fil des ans, l’autoconsommation des ménages régresse régulièrement, en même temps que l’autonomie alimentaire des fermes. Celles-ci ne proposent plus autant de produits qu’autrefois. Parallèlement, le chiffre d’affaires des artisans du village voisin (boulanger, boucher, épicier, …) s’envole. En s’installant dans les campagnes, la modernité booste le commerce local.
Même le syndicalisme agricole de l’époque encourage cette mutation, en prônant l’intensification de la production agricole, avec la mécanisation des cultures, entre autres !
Une décennie plus tard, en 1962, le gouvernement vote la loi relative au « Groupement agricole d’économie en commun (GAEC) », en vue de faciliter les successions (entre père et fils ou fille par exemple, dans le cadre d’une famille) et de pérenniser la vie de certaines exploitations.
Dans chaque GAEC, un comptable professionnel est prévu pour en assurer/vérifier la (bonne) gestion, avec les différents partenaires. Cette formule de cogestion agricole rencontre un succès certain, au cours des décennies suivantes.
En 1963, Michel Debatisse publie « la Révolution silencieuse, le Combat des Paysans ». Syndicaliste agricole de premier plan, il prône l’ouverture à la modernité et la volonté, pour le monde paysan, de s’insérer dans les circuits économiques marchands, afin d’optimiser la combinaison de trois facteurs : la terre, les capitaux et le travail des agriculteurs.
Tout en conservant la liberté d’action originelle de ces derniers ! Pour que ceux-ci maîtrisent leur affaire, pour qu’ils ne soient pas « les dindons de la farce » capitalistique !
Fort de cet appui syndical, à la fin des années soixante, l’État prend 2 mesures d’accompagnement pour encourager la mutation de la paysannerie française :
- En direction des jeunes agriculteurs, une surface minimale d’installation (SMI) est exigée pour obtenir des aides publiques ;
- En direction des anciens (âgés d’au moins 55 ans), une indemnité viagère de départ (IVD) est instituée pour les inciter à libérer leurs terres au profit des jeunes.
Mais, toutes ces mesures, toutes ces décisions nationales ne font pas l’unanimité. Loin s’en faut ! Historiquement, le monde rural présente une inertie certaine. C’est un fait !
Au bout de 20 ans, le tableau de l’idéologie productiviste présente deux zones d’ombre :
- D’ordre économique, avec la surproduction de certains produits (exemple : le lait) ;
- D’ordre social, avec un exode rural conséquent, des faillites agricoles en nombre, et même des suicides de plus en plus nombreux. Dramatique !
Plus ou moins régulièrement, dans différentes régions, les paysans manifestent leur mécontentement devant les grilles de leurs préfectures par exemple, pendant que d’autres barrent les routes avec des chariots. De façon non-violente !
Ces mouvements contestataires donnent naissance à de nombreux syndicats, en plus de la Fédération nationale des Syndicats d’Exploitants agricoles (la FNSEA majoritaire dans l’Hexagone, depuis sa création en 1946) et du Centre national des Jeunes agriculteurs (CNJA) l’année suivante :
- le Mouvement de Défense des Exploitants familiaux (MODEF) en 1959 ;
- l’Association nationale des Paysans travailleurs (ANPT) en 1977 (sous l’impulsion de Bernard Lambert, paysan de Loire-Atlantique, particulièrement revendicatif) ;
- la Confédération paysanne en 1987 (la Conf’ est à l’origine du démontage du Mac Do de Millau, en 1999, avec José Bové) ;
- la Coordination rurale (CR) en 1992.
N.B. : dans l’énumération précédente, je ne commets pas la faute d’oublier le rôle essentiel de la Jeunesse agricole catholique – la JAC – dans la formation d’une élite paysanne française de 1929 à 1965, date à laquelle elle devient le Mouvement rural de la Jeunesse chrétienne (MRJC).
Je n’oublie pas, non plus, de rappeler l’impact national qu’a, de 1971 à 1981, la lutte des paysans du Larzac avec, à la clé, la mise en place de plusieurs Groupements fonciers agricoles (GFA) dans les années 1970, et l’invention de l’originale Société civile des Terres du Larzac (SCTL) créée en 1985.
Pour faire court, la FNSEA réussit, à de rares exceptions près, à s’imposer comme le syndicat patronal majoritaire pendant toutes ces décennies. Bien sûr, elle est à l’origine d’importantes manifestations de protestation (en 2017, avec force tracteurs dans la capitale). Partenaire incontournable des négociations avec l’État, cette fédération fait souvent le jeu des grosses, voire très grosses exploitations (céréalières par exemple), au détriment des petits et moyens agriculteurs (puisque, d’après certains (!), il n’y a plus de paysans depuis les années 1970).
Heureusement, la Conf’ est bien présente, avec des revendications pertinentes et des propositions audacieuses, surtout quand elle aborde les problèmes actuels liés à la mondialisation et aux traités de libre-échange.
Non seulement elle rayonne dans l’ensemble français, mais également au niveau européen avec une Coordination, et au niveau planétaire avec Via Campesina.
Dans l’Hexagone, de temps à autre, les actions de la Conf’ défraient la chronique …
Précision :
En mai 2018, j’ai écrit le texte ci-dessus, suite à la lecture de l’essai de deux sociologues ayant travaillé sur le monde paysan/agricole pendant une trentaine d’années.
Il s’agit du livre intitulé :
«Le Sacrifice des paysans, une catastrophe sociale et anthropologique (1) » de Pierre Bitoun et d’Yves Dupont.
Remarque :
A noter que, dès les années 1970, le penseur et auteur français, Bernard Charbonneau, et l’écrivain, peintre et cinéaste italien, Pier Paolo Pasolini, ont constaté, chacun dans leur pays respectif, qu’un ethnocide(2) était en cours : celui des paysans.
Quelques cinquante années plus tard (en 2023), il ne reste plus que 400 000 exploitations agricoles en France. Vu la moyenne d’âge actuelle des agriculteurs (ou exploitants agricoles, si vous préférez !), combien d’entre elles subsisteront dans dix ans ?
1.Éditions l’Échappée, 2016, 333 pages, 19€.
Auparavant, avec Pierre Alphandéry, Pierre Bitoun et Yves Dupont ont cosigné « Les Champs du départ » (La Découverte, 1989) et « L’Équivoque écologique » (La Découverte, 1991).
2.Ethnocide : destruction de la civilisation d’un groupe humain par un autre groupe humain plus puissant.
Michel Boussard
Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.