LIBRE EXPRESSION
A quelques semaines des élections européennes, le Parlement européen a adopté, le 25 avril, une résolution invitant à opposer plus de fermeté aux ingérences étrangères. Le texte, non-contraignant, demande notamment l’ouverture immédiate d’une « enquête interne approfondie afin d’évaluer tous les cas possibles d’ingérence étrangère de la part de la Russie et d’autres pays au Parlement européen ». Il met en cause plusieurs partis et élus, précisément désignés, accusés d’avoir des accointances avec ces pays connus pour leur hostilité à l’Occident.
C’est d’abord l’AfD, parti d’extrême-droite allemand, qui est incriminé. La raison en est que trois de ses membres, établis au sommet de son organigramme, se sont trouvés mêlés à des affaires d’espionnage ou de désinformation. Jian Guo, qui aurait fourni des informations aux services secrets chinois sur des négociations en cours, a été arrêté le 23 avril. Cet individu se trouve être l’attaché parlementaire de l’eurodéputé allemand Maximilian Krah, tête de liste aux prochaines élections, lui-même interrogé en décembre par le FBI car soupçonné d’avoir reçu de l’argent de la Russie. Quant au troisième, Petr Bystron, politicien bavarois bien placé sur la liste de l’AfD, il aurait reçu de l’argent pour ses interventions sur « Voice of Europe », un portail au cœur d’une opération de désinformation russe découvert en mars visant à miner le soutien occidental à l’Ukraine.
La résolution mentionne aussi le cas du parti de Marine Le Pen, qui a bénéficié d’un prêt du Kremlin de 9,4 M d’euros en 2013, et qui aurait depuis « renforcé sa position pro-Kremlin ». Cette appréciation des auteurs du texte se fonde par exemple sur la participation de l’eurodéputé du RN, Thierry Mariani, à des missions d’observation électorale « frauduleuse » en Russie.
Comme on peut le constater, ce sont surtout les partis d’extrême-droite, « antisystème » ou anti-atlantistes, qui sont accusés de faire le jeu du Kremlin, lequel assume vouloir intervenir dans la vie politique des pays européens. Une déclaration le 4 février dernier de Dmitri Medvedev va clairement dans ce sens. Pour le numéro deux du Conseil national de sécurité, La Russie devait impérativement apporter son soutien aux dirigeants politiques européens favorables à Moscou « de toutes les manières possibles, officielles ou secrètes ».
Ce fait n’est pas du tout surprenant, car participe de la politique étrangère du Kremlin depuis 2012, avec le retour de Poutine à la présidence.
C’est le grand projet eurasiatique, annoncé par Poutine dans les Izvestia du 3 octobre 2011, qui en constitue la colonne vertébrale. Présentée comme une solution de rechange à l’Union européenne, l’Eurasie intègrerait dans un premier temps les États que l’U.E. n’aurait pas admis (et implicitement ceux qui en sortiraient après son déclin). Son ambition est donc d’absorber à terme tous les États membres de l’Europe et de la faire disparaître. L’anéantissement de l’U.E. est une nécessité existentielle pour la Russie de Poutine car elle est un bastion de la souveraineté des États, alors que les eurasistes (dont Glaziev, conseiller de Poutine) défendent l’idée que les États sont obsolètes. Ils fondent leur projet sur « un concept spatial fondamentalement différent » (Glaziev) emprunté au juriste Arno Schmitt, celui de « grands espaces » dominés par une grande puissance. La première étape de ce projet impérial consiste en la fusion de la Russie, le Bélarus et l’Ukraine d’où le conflit actuel avec ce dernier pays, fortement favorable à une intégration européenne.
Pour réaliser son ambition, le nouvel impérialisme eurasien doit absolument briser l’Europe, qui constitue pour la Russie une menace « civilisationnelle », selon le mot de Poutine, sur le plan sexuel notamment. Pour cela, il était impératif de s’appuyer sur les politiciens européens hostiles à l’Europe, comme Nigel Farage au Royaume-Uni et Marine Le Pen en France. Cette dernière s’est rendue en Russie, en 2013, pour y défendre la « civilisation » menacée par les « sodomites », accompagnée de son conseiller ès politique étrangère, Aymeric Chauprade, lequel a promis à son auditoire à la Douma que le Front national détruirait l’Union européenne s’il parvenait au pouvoir. En 2O17, Marine Le Pen fit l’éloge de Poutine, son mécène, et obtint un score historique à l’élection présidentielle de la même année, bénéficiant de la propagande russe qui insinuait que Macron était le candidat homosexuel d’un « lobby gay ». Elle promettait alors à ses électeurs un retour à un passé vivant dans un État-nation sans immigrés, ce que propose encore aujourd’hui Jordan Bardella, la tête de liste dédiabolisée du RN aux élections européennes. Mais un tel passé n’a jamais existé, parce que, comme le soutient Timothy Snider dans « La route pour la servitude » : « Il n’y a pas eu d’âge de l’État-nation dans l’histoire : à l’exception de la Finlande, l’empire [colonial] s’acheva généralement tandis que commençait l’intégration [européenne », sans intervalle. »
Les citoyens de l’UE ont appris, dès leur enfance, ce que l’historien américain appelle « la fable de la nation sage », selon laquelle « leurs nations existaient depuis longtemps et qu’elles avaient fait de meilleurs choix en tirant les leçons de l’histoire, notamment en apprenant de la guerre que la paix était une bonne chose. » C’est en se fondant sur cette fable que les nationalistes d’extrême-droite ont pu répandre l’idée que les États-nations qui avaient choisi d’entrer dans l’Union pouvaient aussi choisir d’en sortir. Cela ne leur poserait aucune difficulté étant donné leur expérience antérieure de ce type de gouvernance politique. Le Brexit nous démontre le contraire.
C’est encore cette fable que Poutine a servie aux Européens, d’après Snyder, en leur disant que « les Ukrainiens ne constituaient pas une nation-sage, puisqu’ils n’avaient pas tiré les leçons de la seconde guerre mondiale. », d’où leur réaction plutôt timide au début de la guerre d’Ukraine.
Il apparaît finalement que c’est le manque d’un enseignement historique commun aux Européens, avec la propagation de la fable de la nation sage, qui risque de provoquer la désintégration de l’UE, si les partis d’extrême-droite, séparatistes par définition, prennent le contrôle de son Parlement.
Jean-Louis Robert (Sainte-Clotilde)