🔎
Procession lors de la fête de la Salette à la Ligne des Bambous le dimanche 18 septembre 2022.

[Chronique] Savoir lire entre les lignes

« Ce projet, ce n’est pas juste une histoire de record, c’est aussi faire bouger les lignes. » La phrase, publiée dans le Télégramme, révèle au moins une chose. Son autrice (que je préfère nettement à auteureuuuu, pas vous ?), la navigatrice Alexia Barbier, est une femme de son temps. Car aujourd’hui, pour être dans le « move », il faut savoir casser les codes, aligner les planètes, sortir de sa zone de confort, mais aussi… bouger les lignes, toutes sortes de travaux d’Hercule des temps modernes qu’à défaut de réaliser, il est de bon ton d’exprimer.  

Mais à propos, de quelles lignes parle-t-on ? Des lignes de conduite, si difficiles à tenir, des lignes blanches, si tentantes à franchir, des lignes éditoriales, si faciles à détruire ?  À vrai dire, rien de tout cela. L’expression trouve son origine dans un poème de Charles Baudelaire intitulé La Beauté, tiré des Fleurs du mal.   

Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;

J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;

Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les lignes évoquées par Baudelaire dans ce sonnet sont celles de la Beauté, froide, éternelle et immuable, qui ne saurait supporter ni rires, ni pleurs, ni toute autre expression des sentiments susceptible d’altérer sa pureté.  

Il fallut attendre plus d’un siècle pour voir l’expression remise au goût du jour. Lors d’une interview accordée en 1984 au journal Libération, François Mitterrand, à qui l’on demandait si les conservatismes de gauche étaient en train de se renforcer, eut la réplique suivante : « Mais non, mais non ! […] Qu’il y ait des scléroses un peu partout, mais c’est la vie ! Elle n’épargne ni l’esprit ni le corps. La noblesse de l’homme est d’aller quand même de l’avant, de rester disponible. J’aime le mouvement qui déplace les lignes. »

Les critiques ne manquèrent pas de faire remarquer que « Tonton » avait lui aussi déplacé les lignes, d’abord en écorchant le vers originel, mais aussi en l’employant à contresens. 

Peu importe. D’abord reprise par bon nombre de personnalités politiques, l’expression va ensuite se diffuser dans l’usage courant sous la forme « faire bouger les lignes », jusqu’à connaître aujourd’hui le succès que l’on sait au sens de « provoquer une rupture avec la tradition, bouleverser les habitudes », en un mot,… « casser les codes ». 

Que Baudelaire semble loin…  Même en essayant de lire entre les lignes. 

K. Pello

Pour poursuivre le voyage dans le labyrinthe de la langue française, consultez le blog : N’ayons pas peur des mots

A propos de l'auteur

K Pello

Passionné de syntaxe, de vocabulaire précieux et d'histoire, K.Pello est un dévoreur de phrases qui peut passer pour un sacré pinailleur.