Des dizaines ou des milliers ? La querelle autour du nombre de victimes après le passage du cyclone Chido sur Mayotte est pénible à supporter. Elle signe une méconnaissance, si ce n’est une posture de déni. En pareilles circonstances, elle frôle l’indécence !
Marquons ensemble un temps d’arrêt pour se poser les bonnes questions
Tout le monde a ses soucis et ses bonheurs, et tout le monde est tourné sur soi. Bien sûr, on vit parmi les autres, mais c’est déjà si difficile de composer avec soi-même ! On fait au mieux, parfois avec, parfois sans, toujours à la recherche d’un bonheur qui va combler notre vie.
Et puis, soudain, sans savoir ni pourquoi ni comment, un événement hors du commun marque un tournant, quelque chose se met en travers de notre chemin. Impossible parfois de le nommer. Pourquoi : pourquoi moi, pourquoi là ? Les interrogations déferlent et submergent nos illusions, nos certitudes, nos croyances. Nous nous retrouvons sans mot, exclu de nous-même. C’est comme si quelque chose au fond de nous soudain disparaissait, sans raison. Nous voilà sidérés, dépossédés de ce qui l’instant d’avant nous était essentiel, vital.
Une victime c’est une personne qui a été exposée à un événement grave voire catastrophique, et ce quelle que soit son origine (causé par l’homme, la nature, la technologie …). Parmi les victimes, il y a évidemment les blessés, les témoins directs, les disparus et bien sûr les décédés. Parmi les victimes il y a aussi et surtout les plus vulnérables, du fait de leur âge (jeunes enfants, personnes âgées), de leur état de santé (physique et mental), de leur statut social et économique, de leurs conditions de vie et de leur isolement, etc.
« Y a pas de mots pour vous expliquer … A quoi bon en parler ? … Plus rien ne pense, plus rien ne vit en moi … Plus le temps passe et plus je souffre … Je suis devenu comme étranger sur cette terre qui était mon corps, dans ce cœur qui vibrait encore ! » C’est en ces termes que des victimes s’adressent à nous. Il n’y a pas de nom pour dire la peine. Quand les paroles n’ont plus de sens, plus d’écho, elles sont vidées de leur pouvoir, nous évoluons alors dans un tableau qui n’a rien à faire de notre présence, un décor qui ne nous permet ni de nous promener chez lui, ni d’espérer en lui.
Depuis la catastrophe, le temps s’est divisé. Il y a désormais un avant et un après. Ce qui maintenant en tient lieu ne se compte plus de la même manière. Tout est faussé : un rien et on s’affole, tout s’emballe, on perd le contrôle. Un rien ? Non. Si seulement il était possible de s’arrêter sur ce ‘rien’ en question, car c’est une véritable prison, un trou où sont enfouies nos idées noires, d’horribles souvenirs, des flashs qui nous clouent sur place, nous réduisent à l’impuissance.
Plus de force pour lutter, prouver, accuser, se défendre. Pour qui, pour quoi ? Ceux qui me sont les plus proches partagent tous quelque chose de cette nouvelle ‘vie’. En voulant se consoler mutuellement, ils ont l’impression de revivre le chaos. La peine est la même pour tous, elle est pétrie d’un mélange de perte et de douleur à la fois. Mais, paradoxalement, plus elle est intense, moins elle se partage, et moins nous avons envie d’en parler. A cause de cela, la tentation est grande de garder le secret sur le choc des événements. En pensée, le souvenir des faits devient un drôle de compagnon avec lequel nous allons désormais composer pour ne pas se perdre dans notre bouleversement intérieur. Mais, en s’isolant, sans le vouloir et sans le savoir, on ouvre la porte à tous les dangers … le désespoir.
Pour sortir de ce désastre, il faut bien vivre, donc dire encore et encore, même quand tout en nous rejette les évidences. En plus, la mémoire fait du sur-place, elle résiste. Les images prennent toute la place, le jour, la nuit, dans notre corps, dans notre tête. Toujours des voix, des cauchemars, c’est impressionnant, envahissant, épuisant ! Après avoir vécu l’horreur, on n’ose même pas imaginer une autre histoire, qui peut-être libérerait ces terribles souvenirs incrustés au fond de nous comme un poison qui se répand et nous ronge. Une autre histoire qui nous aiderait à renouer avec le vivant. Quelque chose de notre être est marqué d’un sceau indélébile. Le temps s’est arrêté.
Tout se passe comme si l’imaginaire se dérobait sans cesse, nous ramenant dans une réalité que nous ne pouvons ni intégrer ni fuir, et pourtant qui s’impose constamment à nous, dans notre corps aussi. C’est fou, à cause de la peur, notre pensée est pleine de tout ce que nous avons perdu. Et nous voilà condamnés à vivre de tout ce qui n’est pas, de tout ce qui n’est plus. C’est moi et ce n’est pas moi en même temps. Nous nous retrouvons entièrement tourné vers le passé.
Le temps dans sa chronologie s’est suspendu et la temporalité a soudain basculé dans un autre temps. A partir de ce moment-là, il y a eu comme un enracinement sur le lieu même de l’évènement. Un ‘arrêt sur image’. Et chaque réminiscence nous ramène à ce que nous avons subi et nous accable dans ce que nous sommes devenus. Notre mémoire nous enferme et devient un obstacle à toute issue. Nous savons que dire et redire l’évènement, sans chercher à le relier à d’autres faits du passé ou du présent, n’a aucun sens. On risque même de figer le récit, pire de l’enkyster si on ne s’inscrit pas dans une démarche de réparation ; non pas pour « tourner la page », mais pour enfin pouvoir un jour lire cette page, et renouer avec l’espoir !
Le désir de vivre, ordinairement projeté dans l’avenir, s’acoquille (comme on dit en créole). Et, en y pensant, on aggrave la misère actuelle, car nous nous détruisons par toute cette envie de soi que nous n’avons pas, qui n’est plus, tout simplement. Habité en profondeur par l’idée qu’on n’est plus le même, et que c’est une évidence pour les autres, on se sent écrasé, semblable à tous et à personne à la fois, comme étranger en soi.
Voilà pourquoi, être victime c’est souffrir, mais c’est également : être un témoin, être un juge et être son propre interprète. Et, plus la violence subie est imprévisible et immense, plus on peut avoir l’impression de ‘quelque chose qui n’a pas été anticipé ou compris. Alors, d’interminables questions surgissent de tous côtés dans nos pensées :
- les ‘si’ : si je n’y étais pas allé
- les ‘peut-être’ : peut-être qu’il aurait mieux valu que …
- les ‘pourquoi ?’ : pourquoi avoir pris telle décision ?
- etc.
Aucune réponse n’est satisfaisante et pour certaines questions, il nous faudra même apprendre un jour à en faire le deuil … Dans ce bouillonnement intérieur, les victimes sont comme prisonnières de ce qui s’est passé, de ce qui s’est abattu sur elles. Sous l’effet du traumatisme, elles peuvent perdent prise et aller jusqu’à s’abandonner, pire se vider du dedans de soi, déserter leur propre subjectivité.
Disparaître en se pétrifiant (ne dit-on pas ‘malheureux comme une pierre’ ?), cela nous donne l’illusion de devenir invisible, aux autres comme à nous-mêmes. Mais, les professionnels le savent, ce n’est pas un anéantissement total, c’est seulement une façon de résister et de se protéger. En se croyant métamorphosé en statue, en robot, en cadavre, … on reste encore sujet de notre vie, une étincelle continue à briller et vibrer au fond de nous.
La résistance la plus massive et la plus terrible vient de tous ceux qui ne veulent pas écouter, pas comprendre. De ceux qui veulent en finir au plus vite, qui veulent effacer pour nous faire oublier. En fait, le réel de ce qui nous entoure et le récit de cette histoire les dérangent, cela interroge leur confort et leurs responsabilités. En réalité, ils ne sont pas indifférents, ils nient et ils dénient car ils sont face à un défi qui les dépasse.
Pourtant, grâce à l’aide et aux soins, au fil du temps, ce temps vécu comme indéfini, sans qu’on s’en rende vraiment compte il y a comme une modification dans ce qui se donne à voir en nous, notre paraître dans ce monde visible. L’accueil des victimes consiste à s’ouvrir à ces personnes en souffrance et à toutes les perspectives qu’offre la parole. Dans cet ‘être-là avec l’autre’ une restauration de leur cadre de vie (interne comme externe) est indispensable. Le temps peut progressivement reprendre son rythme, sa continuité, sa logique. Les victimes peuvent ainsi accéder à une réparation, c’est-à-dire se réconcilier avec elles-mêmes et redevenir acteur de leur propre vie.
Revenons aux réalités vécues à Mayotte
Le nombre de victimes doit vraiment se compter par milliers. Les témoignages parlent d’eux-mêmes. Quand on s’est caché dans son placard en serrant son enfant dans les bras alors que le toit s’est effondré, quand on a vu les tôles voler comme des oiseaux, quand on n’a plus de larmes pour pleurer devant sa maison détruite, quand on a tout perdu et que le paysage autour de soi ressemble à un désert, etc. On peut aussi hélas sans peine affirmer que parmi ces victimes, certaines garderont pour longtemps, peut-être à vie, des séquelles. Face au psychotraumatisme, il nous faut accepter le fait qu’on n’oublie jamais ce qui nous est arrivé.
Geneviève Payet
Psychologue Clinicienne et victimologue
Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.
⚠︎ Cet espace d'échange mis à disposition de nos lectrices et lecteurs ne reflète pas l'avis du média mais ceux des commentateurs. Les commentaires doivent être respectueux des individus et de la loi. Tout commentaire ne respectant pas ceux-ci ne sera pas publié. Consultez nos conditions générales d'utilisation.