Quand Paul Vergès apprenait les leçons de « Papa Raymond »

Commémoration

Non à l’oubli ! Paul Vergès aurait eu cent ans le 5 mars dernier. Pour l’heure, seul le Parti communiste réunionnais, qu’il a fondé, appelle à commémorer ce centenaire en invitant à une réflexion approfondie sur la pensée de l’ancien président de Région. Conscient de l’oubli dans lequel sombre ce siècle écoulé, Parallèle Sud réédite en plusieurs épisodes le récit de la vie de Paul Vergès de 1925 à 2016. Ces textes de Franck Cellier sont aujourd’hui introuvables dans les archives du Quotidien qui les avait publiés le 13 novembre 2016. 

PREMIER ÉPISODE : 1925 À 1944 : « IL VOULAIT NOUS AGUERRIR »

Raymond Vergès n’aimait pas le surnom, trop paternaliste, de « Papa Vergès » que lui donnait le peuple. Comment définir autrement le guide qu’a été cet éminent homme politique, veuf et attentif à l’éducation de ses « jumeaux » Jacques et Paul Vergès ?

Paul Vergès voit le jour à Oubone, en Thaïlande le 5 mars 1925. Son père Raymond Vergès, qui deviendra plus tard député de La Réunion et l’un des « pères » de la départementalisation, exerce alors comme consul de France et médecin chef du dispensaire de la ville. Sa mère, Khang Pham-Thi, jeune institutrice de l’Annam (le Viêt-nam aujourd’hui), est la deuxième épouse du docteur Vergès qui a refait sa vie après le décès en 1923 de sa précédente femme à Savannakhet.

Haut fonctionnaire colonial et médecin, Raymond Vergès passe pour le Vergès qui a réussi.

C’est à ce moment que Paul Vergès hérite de son identité métisse indochinoise. Une identité qu’il n’a guère mise en avant mais qui pèse sur le regard des autres tout au long de cette époque.
Les plus racistes de ses adversaires le faisaient passer pour un anti-Français. En 1967 le Journal de l’île le caricaturait en « coq chinois » et en 1973 les tracts de Paul Bénard le traitaient de « bâtard sans patrie ».

Plus sobrement, le journaliste du Monde, qui couvrait le procès de l’assassinat d’Alexis de Villeneuve, avait écrit, le 19 juillet 1947, sous forme interrogative : « ses origines orientales et exotiques elles-mêmes déconcertent ceux qui le déclarent innocent ? »

Pourtant, si ces qualités de sang-froid, de finesse intellectuelle, voire de malice, relevaient de la face asiatique de Paul Vergès, il faudrait admettre qu’elles furent plus innées qu’acquises car la jeune maman disparut prématurément à l’âge de 25 ans, frappé par la maladie, le 24 novembre 1928 à La Réunion.

La famille Vergès – Raymond, Khang, Jean et Simone (les deux enfants nés du premier mariage), les « jumeaux » Jacques et Paul – séjournait alors dans l’île natale du père à l’occasion de l’un de ses congés administratifs.

Deux jours après le décès de son épouse, Raymond embarque à destination de Djibouti avec ses premiers enfants, laissant Jacques et Paul sous la garde de leur grand-tante Marie Vergès. Cette même Marie qui, déjà, l’avait recueilli dans les hauts de Saint-François années trente alors qu’il était orphelin de père à Saint-François lors des décès de son père marin disparu en mer et de sa mère.

C’est donc chez cette tante qu’il reçoit un héritage de modeste petit fonctionnaire, élevé dans la plus stricte morale et modestie. Sans ses très bons résultats scolaires et, surtout, l’octroi de la bourse de conseil général, Raymond n’aurait jamais été en mesure de poursuivre ses études à Paris en 1901.

Élève brillant et manifestant précoce

La petite enfance de Paul et Jacques ressemble donc étrangement à celle de leur père. Ils ne le voient revenir définitivement à La Réunion qu’en 1931, après qu’il a soldé sa carrière indochinoise par un dernier poste au Vietnam, médecin chef de la province de Quang-Tri. Haut fonctionnaire colonial et médecin, il passe alors pour le Vergès qui a réussi.

1928 : Décès de Khang, mère de Jacques et de Paul. Installation à La Réunion où Paul passe son enfance en compagnie de son frère Jacques. (Source : 7 Lames la Mer)

Et ce n’est pas fini car sa fonction de médecin de la station thermale d’Hell-Bourg à partir de 1932, puis celle de chef du service de santé à partir de 1934, l’amènent vite à nourrir des ambitions politiques.bHumaniste reconnu, il soigne les pauvres gratuitement.

Paul et Jacques, lorsqu’ils évoquent leurs souvenirs de marmailles dans les hauts de Salazie, se souviennent avoir joué dans la cour avec les volailles données par les petits paysans du coin en guise de remerciement. « Tous les matins, notre père nous attrapait par les bras et nous trempait tout nus dans un tonneau d’eau froide. Comme il disait, it voulait nous élever à la spartiate, à la dure, pour nous aguerrir», raconte Paul Verges dans le documentaire « Le grand échiquier».

L’adolescence des «jumeaux» se partage entre des études brillantes au lycée Leconte-de-Lisle, dont ils fréquentent les bancs avec Raymond Barre (futur Premier ministre) et Auguste Legros (futur député-maire de Saint-Denis), et les activités de leur père. À l’âge de 10 ans, Paul suit son père dans les réunions syndicales et politiques.

Raymond Vergès soutient le Front populaire, préside la Ligue des droits de l’Homme, appartient à la loge de l’Amitié dans la franc-maçonnerie, se syndique à la CGT (Confédération générale des travailleurs) et devient secrétaire général de la Fédération des syndicats de fonctionnaires de La Réunion (FSFR). En 1935, il devient maire de Salazie. Humaniste de gauche, classé parmi les «sans-parti», il n’adhère pas encore au Parti communiste français (PCF) qu’il rejoint officiellement en 1945, à la surprise générale.

Lorsqu’il évoque cette période d’avant-guerre, Paul Vergès retient la part de « romantisme révolutionnaire » que faisaient naître en lui les récits de la guerre d’Espagne et les luttes contre le nazisme et l’antisémitisme. D’ailleurs, son frère et lui n’étaient-ils pas surnommés « les rouges» dans la cour du lycée. « Il nous emmenait partout et on défilait avec lui, dit Paul Vergès à propos de son père. Les soirs de manifestation au Barachois, quand le train spécial s’arrêtait place du Gouvernement et que la foule des manifestants chantait l’Internatio-nale les familles nous regardaient. Le lendemain au lycée, cela faisait parler. »

Abreuvé de valeurs laïques et républicaines

« Des marins de la CGT venaient voir mon père, rue Sainte-Marie, à Saint-Denis. Ils discutaient, apportaient les nouvelles et la presse de France. Le soir, avec mon frère Jacques, nous écoutions leurs conversations sans nous faire voir. » 

Toujours à propos de mon père, il poursuit : « Il allait sous les arbres, dans les rues de Saint-Denis, faire une promenade flanquée de Jacques et moi. Il nous expliquait toutes sortes de choses : les sciences de la médecine et de l’astronomie, de Wegener et de la théorie des continents, ou du massacre des Arméniens. Il nous a transmis sa formation classique, c’est-à-dire toutes les valeurs laïques et républicaines, de Montesquieu à Diderot. »

Raymond Vergès, à l’instar d’autres leaders de gauche locaux, cherche à nouer contact avec les partis de gauche de France. Lors d’un congé administratif en 1937-1938, année scolaire pendant laquelle Paul et Jacques étudient au lycée Louis Le Grand à Paris, il investit toutes ses économies dans l’achat d’une presse pour imprimer le premier journal d’expression syndicale et politique de gauche de La Réunion. « Exprimant les idées de gauche, ce journal appelait à la Libération avec une virulence de ton qui reflétait l’intensité des luttes », rapporte Paul Vergès dans D’une île au monde.

Le père qui « donne » ses fils

Libération, devenu Le Travail, cesse de paraître en 1939. Et il faut attendre 1944 pour que se réveille la vocation de patron de presse contestataire de Raymond Vergès qui fonde alors Témoignages, organe de défense pour les «sans-défense ». Témoignages qui reste d’ailleurs la seule société dans laquelle Paul Vergès a exercé un métier, autre qu’une fonction élective, puisqu’il ne cesse d’indiquer «journaliste» à chaque fois qu’on lui demande sa profession. Mais nous y reviendrons.

1937 : Raymond Vergès et ses deux fils, Jacques et Paul. (Source : 7 Lames la Mer)

Lorsque la guerre éclate et que la France capitule en 1940 face aux armées hitlériennes, Raymond Verges se range du côté des fonctionnaires loyaux, obéissant aux consignes du gouverneur pétainiste Pierre Aubert et les faisant appliquer à ses subalternes. Pour autant, les dirigeants marxistes comme Léon de Lepervanche, qui furent des résistants de la première heure, ne reprocheront guère cette parenthèse peu glorieuse de la vie de Raymond Vergès.

Sans doute parce qu’ils ont admis que le contexte avait dicté la conduite de cet ancien combattant de la Grande Guerre couvert de décorations. Surtout parce que dès la libération de La Réunion par les Forces de la France Libre le 28 novembre 1942, il « donne » ses fils qui s’engagent, à 17 ans, dans l’armée et partent pour Londres. L’expression vient de Raymond Vergès lui-même.

On la retrouve dans un télégramme envoyé le 6 mai 1943 au général de Gaulle au nom de l’Union départementale des syndicats: « Prisonniers en notre île, la rage au cœur de ne pouvoir lutter à ses côtés, eûmes joie frénétique pouvoir accueillir Forces nationales françaises libres libératrices. Aussitôt jeunes camarades se sont engagés pour théâtres extérieurs tandis que vieux donnaient leurs fils pour servir la France.»

Comme on peut s’en douter, Paul Verges ne partage pas ce sentiment d’avoir été « donné», serait-ce pour servir un idéal. Il raconte au contraire que c’est à leur initiative que les deux frères sont allés voir leur père pour obtenir son autorisation de partir, car ils étaient encore mineurs. « Réfléchissez encore pendant une nuit et je vais moi aussi réfléchir pendant une nuit avant de vous donner mon accord », leur répond le docteur Verges. Au petit matin Jacques et Paul confirment leur volonté de s’engager et Raymond leur tend leur autorisation, déjà signée.

Quand Paul Verges embarque dans le petit remorqueur qui doit le conduire à Madagascar pour rejoindre d’autres volontaires, il n’a que 17 ans. Le blocus de la guerre l’ayant empêché de rejoindre une université métropolitaine, il a déjà décroché deux bacs, l’un de philosophie et l’autre de mathématiques élémentaires.

Mais un tout autre apprentis-sage, militaire celui-ci, l’attend, d’abord dans l’école des Cadets de la France libre à Camberley en Angleterre en 1943 puis dans le maquis poitevin en 1944 pour harceler les troupes allemandes repliées dans l’une de leurs dernières poches de résistance à Saint-Nazaire (lire le témoignage de Paul Vergès).

Textes : Franck Cellier

À suivre… deuxième épisode, « de 1945 à 1958 : prison et contestation » la semaine prochaine

Premier mystère : la naissance

20 avril 1924 ou 5 mars 1925 ? Les « jumeaux » Jacques et Paul sont-ils vraiment jumeaux ? Il semble que Paul soit le plus jeune des deux…

Paul Vergès n’est pas encore né que prend racine le premier mystère de sa vie. Est-il oui ou non le jumeau de son frère Jacques ? La rumeur de cette double naissance a circulé avant que Bernard Violet ne l’étaye dans son livre Vergès, le maître de l’ombre, paru en 2000 au Seuil.
Raymond Vergès, consul de France en Thaïlande, a alors perdu sa première femme, Jeanne Vergès, née Daniel, emportée par le paludisme en 1923 alors que le couple et ses deux enfants, Jean et Simone, vivaient au Laos, à Savannakhet. Raymond Vergès y exerçait les fonctions de médecin-chef de la province.

« Le vieux », comme le qualifiait affectueusement Paul, refait sa vie avec une jeune institutrice de 21 ans, Khang Pham-Thi. Nommé consul de France, il l’emmène avec lui à Oubone, au royaume de Siam (la Thaïlande aujourd’hui), en février 1925, mais ne l’épouse qu’en mars 1928, soit trois ans après la naissance de Paul.


Cette union mixte entre un Français et une Annamite choquait-elle la société coloniale bien-pensante ? Rompait-elle trop rapidement le deuil de Jeanne aux yeux de la morale ? Peut-être…

Date de naissance « scandaleuse »

En tout cas, les historiens voient derrière ces deux questions le mobile de ce qu’on ne peut désigner autrement que comme « un faux en écriture publique ».

Jacques Vergès serait né le 20 avril 1924 au Laos selon plusieurs témoignages, dont celui, écrit, d’Amboise Duoc, l’infirmier-chef de l’hôpital de Savannakhet où aurait eu lieu la naissance.
Une date « scandaleuse » qui prouverait que Khang a été la maîtresse du médecin-chef avant de devenir sa compagne officielle puis sa seconde femme.

Et Raymond Vergès se serait habilement débrouillé pour que, du fait de son « empêchement » bien opportun, ce soit son secrétaire Le Ky Son qui enregistre le 5 mars 1925, à une date plus acceptable donc, la naissance des « jumeaux » Jacques et Paul.

Les témoignages qui ont conduit à la délation de ce « faux en écriture » semblent clairement motivés par une cabale dirigée par un consul intérimaire qui souhaitait prendre la place de Raymond Vergès, et par le curé d’Oubone, vexé d’avoir été accusé de contrebande de vin de messe.
Motivés mais pas inventés.

« C’est un imbécile qui a écrit ça »

Et la différence d’âge d’un an entre Jacques et Paul paraît particulièrement plausible à la vue d’une photo, parue dans le livre de Thierry Jean-Pierre, Vergès et Vergès, sur laquelle on voit « Jacques avec Khang, sa mère ».

La photo montre Khang, vietnamienne, mère de Jacques (enfant sur la photo, né le 20 avril 1924 à Savannakhet, Laos).

« Imagine-t-on qu’une mère, dont ce sont les deux premiers enfants, se fasse photographier avec un seul d’entre eux ? », questionne Robert Chaudenson dans son livre Vergès père, frère et fils. Une saga réunionnaise. On pourrait penser, près d’un siècle plus tard, qu’une sorte de prescription lave le prétendu scandale d’une naissance trop précoce pour ne pas être adultérine.

Pourtant, interrogé sur ce fait en janvier 2011, Paul Vergès continuait à démentir sa différence d’âge avec Jacques : « C’est un imbécile qui a écrit ça et Jacques, qui a de l’humour, me dit qu’il a un avantage sur moi car il peut fêter chaque année deux anniversaires : le nôtre et celui de cet imbécile qui le fait naître un jour différent ».

Un démenti étonnant à la vue du documentaire Le grand échiquier (2007) de Bernard Gouley et Christophe Debuisne, dans lequel Jacques lui-même se déclare « amusé et réjoui » à l’idée que son père ait pu le faire naître administrativement un an plus tard que la réalité biologique.

ENTRETIEN AVEC PAUL VERGÈS…

« Nous avons sauté dans un maquis »

Itinéraire des deux frères, Jacques et Paul, de La Réunion jusqu’au parachutage en métropole pendant la Seconde guerre mondiale.

« Le déroulement de ma vie m’a privé de ma jeunesse. En novembre 1942, j’avais 17 ans quand j’ai participé aux manifestations lors de l’arrivée du Léopard qui a libéré La Réunion. Avec mon frère Jacques, nous nous sommes portés tout de suite volontaires pour aller à la guerre. Comme nous connaissions des officiers créoles du Léopard, nous avons eu la chance de partir directement du Port sur un petit remorqueur. »

« Je me souviens encore de la grande stature de mon père nous saluant sur le quai. Cela devait être pour lui un déchirement de laisser partir se deux derniers fils alors qu’il avait vu mourir des centaines d’hommes lors de la guerre de 14-18 qu’il avait faite en tant que médecin du premier au dernier jour. Mais il a respecté notre choix. »

« J’ai dit oui, Jacques a dit non »

« Nous sommes partis avec deux autres passagers jusqu’à Tamatave à Madagascar avant d’être transférés sur un transport de troupes vers Durban en Afrique du Sud puis au Cap. Là s’est organisé un convoi pour nous faire traverser l’Atlantique jusqu’en Angleterre. Nous étions alors en pleine bataille de l’Atlantique. Nous regardions, comme s’il s’agissait d’un spectacle, les torpilleurs qui étaient à côté de nous et qui grenadaient les sous-marins allemands. Au large de Freetown, nous avons croisé un pétrolier en flammes qui avait été ciblé par les Allemands. »

« En Angleterre nous avons été rassemblés à Camberley, dans le camp des Français libres. Les officiers de la France libre nous ont interrogés pour nous orienter. C’est là que nous nous sommes séparés avec Jacques. On nous proposait d’intégrer les Cadets de la France libre pour nous former comme officiers. Moi, j’ai dit oui, Jacques a dit non. Il voulait aller le plus vite possible sur les opérations et s’est engagé en Afrique du Nord où se préparait le débarquement. »

« Pour qui sonne le glas »

«J’ai fait cette année de formation dans la promotion du 18 juin et j’en suis sorti aspirant au début de 1944. Nous devions alors choisir notre arme en fonction de notre rang. Il y avait une compétition entre nous pour arriver le plus vite sur le terrain des opérations.

Certains ont choisi d’intégrer la deuxième division blindée qui était arrivée en Angleterre. Moi, j’ai choisi les parachutistes parce que ça me permettait d’arriver avant eux. Avec mon groupe de camarades, nous attendions dans une villa de la banlieue de Londres d’être appelés.

Paul Vergès chez les Cadets de la France Libre à Londres.

Pendant cette courte période, nous n’avions rien d’autre à faire que d’aller au cinéma et je me souviens du film « For whom the bell tolls», («Pour qui sonne le glas»). L’un de mes camarades, ayant un sens de l’humour un peu particulier, avait d’ailleurs posé sur le tableau des départs l’affiche du film.

Un jour, mon nom était inscrit et je suis parti le soir même. Une rumeur insistante des militaires de l’époque disait qu’il valait mieux partir avec les aviateurs anglais car ils étaient plus consciencieux que les Américains pour vous lâcher au bon endroit. Or, à l’aéroport, je me suis retrouvé avec un équipage américain… Mais ils ont été très corrects et très chaleureux avec nous.

Nous avons décollé à minuit. Nous nous sommes rendu compte que nous survolions Nantes car la DCA tirait de partout. Avec une certaine dose d’inconscience, nous nous disions qu’ils visaient très mal car ils n’étaient pas capables de nous toucher.»

Le parachutiste au crucifix

Arrivé au point de rendez-vous, nous avons reçu le code envoyé depuis le sol, puis nous avons sauté dans un maquis en Poitou-Charente. On sautait par un trou dans la carlingue. J’ai été frappé de voir que l’un de mes camarades a saisi quelque chose au moment de sauter : c’était un petit crucifix.

Nous avons été accueillis par les maquisards qui nous ont amenés vers leurs responsables dans la forêt. Nous nous sommes retrouvés dans un camp d’entraînement. J’ai dit que je venais de La Réunion et un capitaine s’est présenté me disant qu’il venait de l’île Maurice.

Puis j’ai pris les renseignements nécessaires pour commencer le travail que nous devions faire avec les gars. C’était déjà la fin de la bataille de Normandie et on nous avait demandé de saboter les transports, chemins de fer et routes, dans toute la zone, pour empêcher l’arrivée des troupes allemandes. Nous avons eu quelques accrochages avec les Allemands. L’une des divisions remontait de Tulle et avait massacré un village à Oradour-sur-Glane.

Ensuite, on m’a demandé de remonter sur Saint-Nazaire, où il y avait une deuxième poche de troupes allemandes qui avait été dépassée et encerclée à Saint-Nazaire comme à Royan. Ce qui fait que moi, j’étais à Saint-Nazaire, et Jacques était à Royan. »

« Une expérience extraordinaire »

Dans le maquis, il y avait eu des pertes assez importantes mais là, étant donné que je remontais du Poitou-Charente jusqu’à Saint-Na-zaire, je n’ai pas pu aller au contact avec les autres troupes de la France libre qui participaient à la bataille des Ardennes où de nombreux camarades de ma promotion ont été tués.

J’étais lieutenant au maquis et ce fut une expérience extraordinaire, à 19 ans, d’avoir à diriger des adultes de tous âges et de tous horizons et d’avoir à relever des défis techniques pour mener à bien des opérations de sabotage.

L’armistice arrivant, j’ avais fait mes preuves en tant qu’officier et il y a eu un recrutement de Français libres pour des troupes au Vietnam dans la fameuse colonne Massu. J’ai été contacté mais j’ai refusé de participer à une guerre de conquête coloniale car je ne venais pas de participer à la libération de la France pour aller ensuite asservir un autre pays.»

LA DIFFÉRENCE DE JACQUES

« Les filles nous offraient des fleurs et du vin »

Jacques et Paul, vrais ou faux jumeaux ? Qu’importe. Le fait est que leurs routes se séparent à leur arrivée en Angleterre en 1943 après avoir traversé un océan Atlantique agité de torpilles et de grenades.

À ce moment de fureur guerrière, se dessinent plus clairement leurs différences de personnalités. Jacques veut briller et plaire. Quitte à provoquer, il ne retient de sa guerre que son « tourisme glorieux » :

« Nous entrions dans des villes libérées, les filles nous offraient des fleurs et du vin », rapporte celui qui avait choisi l’aventure conquérante en optant pour les troupes de l’Afrique du Nord qui allaient remonter en Italie, puis en France.

Meneur d’hommes

Paul, lui, enrichissait ses aptitudes politiques de meneur d’hommes et de stratège. Il démontrait sur le terrain qu’il possédait toutes les qualités pour embrasser une carrière militaire.

« C’était une expérience extraordinaire que de diriger à 19 ans des adultes de tous horizons », confie-t-il.

Il a donc appris à se faire respecter et l’anecdote qu’il glisse à Thierry Jean-Pierre dans Vergès et Vergès montre qu’il n’a pas froid aux yeux : à la tête de sa compagnie vers Saint-Nazaire, confronté à des dizaines de revanchards zélés dans une affaire de prostituées tondues, il doit maîtriser le meneur, un inspecteur des renseignements généraux.

« Je me suis souvenu, à ce moment-là, de ce qui était arrivé à un de mes camarades de la promotion précédente, un certain Taylor, qui, placé dans la même situation, avait descendu le type qui l’emmerdait et était passé ensuite devant le conseil de guerre. J’ai regardé froidement l’inspecteur, j’ai pris ma carabine américaine et je lui ai tiré entre les jambes en lui disant : ‘la prochaine fois, ce sera plus haut’ ». Cela l’a définitivement calmé.

Des gènes de la piraterie ?

Le nom des Vergès existe à La Réunion depuis quatre générations. En 1837, Raymond Vergès, sous-lieutenant dans le bataillon de Cipayes de l’Inde, y effectue un séjour avant de devenir gouverneur de l’île Sainte-Marie, sur la côte est de Madagascar.

Aujourd’hui encore d’ailleurs, le guide du fameux « cimetière des pirates de cette destination touristique de la Grande Ile », s’amuse à amener les visiteurs réunionnais sur l’une des tombes de la famille Vergès, celle d’une certaine « Raine Aimée Marie Octavie Vergès » née en 1865.
De là à trouver des gènes de la piraterie dans l’ADN vergésien, il n’y a qu’un pas qui donnerait une pointe de piment supplémentaire à la légende…

Plus historiquement, l’arrière-grand-père paternel de Paul Vergès, Adolphe, est l’un des fils de ce Raymond Vergès, premier du nom dans l’océan Indien. Adolphe était originaire de Morlaix, dans le Finistère. Devenu capitaine d’infanterie de marine à son arrivée à La Réunion dans les années 1850, il s’est marié en 1855 avec Marie Florentine Hermeline Millon-Desmarquets.

Le grand-père, Charles, sera quant à lui pharmacien et tentera de faire fortune, en vain, à Tamatave, laissant Raymond, né en 1882, sous la garde de sa grand-mère Hermeline et de sa tante Marie dans les hauts de Saint-François.

LES SOURCES

Ce récit de la vie de Paul Vergès a été écrit à partir des informations que Paul Vergès lui-même ainsi que d’autres ont pu délivrer ces vingt-huit dernières années au fil de l’actualité. Mais également grâce aux travaux de journalistes, écrivains et universitaires :

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.

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