L’aménagement du territoire ne doit pas être dicté par les riches propriétaires fonciers

Lettre ouverte à mes ami.e.s de gauche

Nous sommes aujourd’hui engagés dans une étape cruciale : la révision du Schéma d’Aménagement Régional (SAR), l’outil qui prépare notre avenir sur des décennies. Il s’agit de décider de la destination générale des sols, c’est-à-dire qu’à l’instar d’un puzzle, nous organisons notre territoire et positionnons chaque pièce : un champ de cannes, une forêt, un espace urbanisé, un espace littoral, un espace naturel, où nous pourrons construire, cultiver ou protéger notre nature, non pas à la parcelle mais en grandes zones cohérentes à l’échelle de toute l’île. Tout le monde peut imaginer la complexité de l’exercice, et surtout l’importance des enjeux, notamment l’accès à l’eau ; pourtant, nous pouvons et devons concilier développement et protection de l’environnement, protection des vies humaines — et c’est possible.

Je souhaite m’adresser à mes camarades de gauche. Nous proclamons notre volonté de défendre l’intérêt général, la justice sociale, la résilience de notre territoire que nous voulons engager sur un développement soutenable et inclusif. Je constate pourtant un décalage entre les déclarations et les actes, car nous nous préparons à céder, en toute connaissance de cause, aux intérêts des grands propriétaires fonciers.

Historiquement, l’aménagement de notre territoire a été pensé pour servir les seuls intérêts de l’industrie sucrière : propriétaires fonciers et usiniers ; routes du littoral et de mi-pentes, chemin de fer, réseaux d’irrigation, ports, usines, commerces, grands domaines et « l’habitation ».

Après la départementalisation, la société de plantation a perduré et les grands propriétaires ont imposé leurs choix à l’État, structurant toujours les rapports sociaux selon les codes de la plantation et faisant barrage à la modernisation du tout nouveau département.

Aujourd’hui, le rôle des grands propriétaires fonciers, accompagnés par les promoteurs immobiliers, se perpétue au détriment de l’intérêt du plus grand nombre de Réunionnais. Il est légitime que ces groupes privés défendent leurs intérêts financiers, mais il serait hautement souhaitable que la puissance publique et les élus de gauche défendent l’intérêt des plus modestes et ne se montrent pas complaisants, voire complices, des grands propriétaires, au-delà des discours.

À l’occasion de la révision du Schéma d’Aménagement Régional (SAR), laisserions-nous classer en zones constructibles les meilleures terres agricoles au nom du développement, en totale contradiction avec l’ambition affichée de la souveraineté alimentaire et de l’objectif partagé, par tous les acteurs des récents états généraux de la canne, de préservation du foncier agricole ? Chaque hectare rendu constructible par le SAR est un hectare amputé au foncier agricole, et les travaux en cours ouvriraient à l’urbanisation 3 600 ha. À quoi nous servirait-il d’investir des millions d’euros dans le projet d’irrigation MEREN si, au final, il y a moins de terres agricoles à irriguer ? Et l’agriculture ne ferait-elle pas partie du développement économique ? Alors, pourquoi la sacrifier ?

Or, nous savons que les besoins exprimés sont surdimensionnés, sous la pression de grands propriétaires fonciers et promoteurs immobiliers, et qu’ils favoriseraient l’étalement urbain, la bétonisation à outrance, le réchauffement climatique et ses effets dévastateurs sur les vies humaines, les habitats, les exploitations agricoles et les équipements. Ces consommations non justifiées seraient destructrices de notre environnement, de notre biodiversité (qui n’est pas un gros mot) et finiraient par priver La Réunion de son attractivité touristique. L’Île à grands spectacles ne serait plus qu’un douloureux souvenir, une façon de scier la branche sur laquelle repose une partie de notre économie.

Cela, mes ami.e.s, n’est pas le développement durable ni inclusif. Ce n’est pas non plus la justice sociale dont nous nous réclamons.

Que nous promettent-ils, ces grands propriétaires fonciers ? Le développement économique et les emplois tant espérés ? Il s’agirait surtout de réaliser des quartiers de très haut standing, auxquels seraient adossés, à distance raisonnable, des logements sociaux au nom de la mixité sociale ; des zones d’activités économiques privées sans concertation avec les intercommunalités, ou des grands complexes hôteliers destructeurs de l’environnement en échange de quelques emplois subalternes.

Nous, élu.e.s de gauche, allons-nous enfin reprendre à notre compte l’aménagement de notre territoire afin d’offrir, à l’horizon 2050 — soit un siècle après la départementalisation —, un vrai projet à nos concitoyens ? Leur offrir des conditions de vie meilleures en réduisant les sources d’inégalités et en rééquilibrant les territoires en faveur des Hauts et de l’Est ? Leur offrir l’accès à un logement partout dans l’île, y compris sur les territoires de mi-pentes et dans les Hauts, à un emploi à hauteur de leurs qualifications pour le plus grand nombre, à une eau potable, à une alimentation saine, à la culture, à la santé, aux mobilités douces, à l’éducation et aux loisirs sur un territoire terriblement exposé aux aléas climatiques, mais mieux adapté aux effets du réchauffement climatique ?

J’ose ici prétendre que nous perdons parfois la main sur l’aménagement de notre territoire. 

À Sainte-Marie, la ZAC Beauséjour a été réalisée par CBO Territoria, avec dans le rôle principal Jacques de Chateauvieux, propriétaire foncier et promoteur immobilier. C’est pourtant une ZAC publique, financée par l’Europe, l’État, la Région, le Département, la CINOR, la commune de Sainte-Marie et les dispositifs de défiscalisation, générant ainsi d’énormes profits injustifiés. Le tout, sans mise en concurrence, comme l’ont confirmé le Tribunal administratif de Saint-Denis et la Cour administrative d’appel de Bordeaux. Une plainte est aujourd’hui en cours d’instruction au Parquet national financier. Malgré tout, CBO Territoria continue à y prospérer.

À Saint-Leu, la ZAC Portail a été réalisée exactement dans les mêmes conditions, pour les mêmes objectifs financiers, et par le même acteur principal, CBO Territoria.

À l’Ermitage, il est encore question de sacrifier 30 ha au profit de CBO Territoria, en vue de construire un grand complexe hôtelier, « Cœur d’Eden ». Vous pouvez imaginer les conséquences désastreuses sur le lagon, déjà très mal en point.

Rappelons qu’en 2011, de Chateauvieux a cédé ses parts de CBO Territoria à une holding belge. Aujourd’hui, donc, le destin de la terre réunionnaise est aux mains d’intérêts extérieurs, qui ne défendent que leur rentabilité, loin des objectifs de développement soutenable et inclusif voulu par les Réunionnais.

Mes ami(e)s de gauche, je ne plaide ici ni pour un grand soir, ni pour la confiscation des propriétés privées. Il ne s’agit pas de dépouiller les propriétaires ni d’entraver les acteurs économiques. Malheureusement, ces trois exemples sont dupliqués partout ailleurs sur notre territoire, par d’autres grands propriétaires moins connus, plus discrets dans leurs réalisations, mais tout aussi avides. Je me refuse à être acteur d’un modèle injuste et contraire à nos engagements de réduction des sources d’inégalités.

La sobriété foncière n’est pas un frein au développement, mais une condition de notre résilience, de notre survie, à l’opposé des objectifs défendus par les grands propriétaires fonciers et les promoteurs immobiliers.

Aménager le territoire, ce n’est pas seulement dessiner des zones sur la carte de La Réunion. C’est faire un choix de société. Ne cédons pas, ne trahissons pas celles et ceux qui nous ont fait confiance.


Ici, la terre est un bien rare : ne la laissons pas aux mains d’intérêts privés — qui plus est étrangers.

Christian Annette – Conseiller régional

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