Lors des auditions de la commission d’enquête parlementaire sur l’accès à la justice dans les outre-mer du 17 septembre, le cas de Mayotte a révélé un système sous tension permanente. Infrastructures précaires, manque chronique de magistrats et d’avocats, barrière linguistique, confusion entre droit commun et droit coutumier, poids massif du contentieux des étrangers : tous les intervenants décrivent une justice en décalage avec les besoins d’un territoire marqué par des difficultés multiformes.
Des juridictions fragilisées par le manque de moyens et le cyclone Chido
À Mayotte, les juridictions administratives et judiciaires présentent toutes deux la particularité d’être étroitement liées à celles de La Réunion. Le tribunal administratif partage, par exemple, le même président et la même équipe de magistrats que celui de Saint-Denis, lesquels se déplacent toutes les deux semaines pour tenir des audiences plénières. Sur place, seule une équipe de greffe assure le fonctionnement quotidien de la juridiction. Côté judiciaire, la seule spécificité réside dans l’absence de chambre d’instruction au sein de la cour d’appel de Mamoudzou.
Ces liens institutionnels n’effacent cependant pas les difficultés matérielles rencontrées localement. Du côté administratif, le président des tribunaux administratifs de La Réunion et de Mayotte, Thierry Sorin, a dressé un constat sévère : « Les locaux sont installés au rez-de-chaussée de bâtiments d’habitation, peu adaptés pour rendre la justice. »
Un projet de construction d’un véritable tribunal administratif en centre-ville de Mamoudzou est prévu d’ici trois à quatre ans. Mais, en attendant, les infrastructures demeurent fragiles. « La toiture du tribunal administratif s’est envolée lors du passage du cyclone Chido, entraînant l’interruption des audiences collégiales jusqu’en mars 2025 », a-t-il précisé.
Pour la partie judiciaire, le cyclone a aussi créé de nombreux dysfonctionnements comme le précise Sophie de Bourgreffe, Présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou : « Il faut rappeler que le passage de Chido a aussi beaucoup ralenti l’action puisque c’est 14 points de justice qui ont été fermés pendant presque trois mois. Ils ont rouvert petit à petit. Soit les bâtiments ont été abîmés, soit les personnels d’accueil n’étaient pas présents. »
Une justice centralisée et difficile d’accès pour la population
Au quotidien, l’accès physique à la justice reste une épreuve pour les habitants. « Les audiences ne se tiennent qu’à Mamoudzou. Le greffe détaché de Sada est fermé depuis trois à quatre ans », explique Sophie de Bourgreffe. Or, la capitale est difficilement accessible : « Ici, il n’y a aucun transport en commun… seulement des taxis, c’est la débrouille ». Laoura Ahmed, directrice du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) de Mayotte explique même « qu’il faut se lever à 3h du matin pour arriver au tribunal à 7h sur notre territoire. »
La dématérialisation des démarches administratives et des recours devant le tribunal administratif aurait dû régler en partie ce problème mais le territoire mahorais fait face à un véritable désert numérique : la connexion internet est mauvaise faute de fibre et les résidents mahorais ou étrangers ont peu accès à des ordinateurs ou ne maitrisent pas les outils informatiques.
A l’heure actuelle, la seule solution est de venir en physique pour déposer une demande en format papier… Le président de la commission, Frantz Grumbs rappelle d’ailleurs qu’il est possible d’organiser des permanences décentralisée pour amener la justice auprès des justiciables dans les maisons du droit ou les locaux de France Service.
Les ressources humaines manquent aussi. « Nous sommes actuellement 28 avocats pour une population estimée à 300 000… clairement en sous-effectif », a rappelé le bâtonnier du barreau de Mayotte, Yannis Soili. Le manque d’attractivité du territoire entraîne un fort turnover, que ce soit chez les avocats, les magistrats ou les greffiers. « À Mayotte, les postes de greffe sont majoritairement occupés par des contractuels, d’où une grande instabilité », souligne Thierry Sorin.
La barrière de la langue et le poids du droit coutumier
L’accès au droit se heurte aussi aux spécificités culturelles. Mahamoudou Hamada Saanda, Grand Cadi et ministre du culte musulman à Mayotte, a rappelé la confusion persistante : « Les mahorais sont troublés depuis la départementalisation : ils ne savent pas où s’orienter entre droit local et droit commun ». Beaucoup ignorent que, s’ils n’y ont pas expressément renoncé, c’est le droit cadial qui continue de s’appliquer en matière civile et familiale.
À cette complexité s’ajoute une barrière linguistique majeure. Selon la Cimade, 80 % des habitants parlent le shimaoré et seulement 55 % maîtrisent le français. Or, la justice fonctionne exclusivement en français. « Face aux étrangers comme à la population locale, la question linguistique est une vraie difficulté », reconnaît Thierry Sorin.
Faute d’interprètes, ce sont souvent les greffiers du tribunal administratif, bilingues français-shimaoré, qui assurent les traductions : « Ce n’est pas totalement satisfaisant car cela repose sur leur bonne volonté, et ils ne sont pas rémunérés pour cette tâche ».
Un contentieux des étrangers qui absorbe l’essentiel des ressources
La justice administrative est saturée par les affaires liées à l’immigration. « Le contentieux de l’éloignement des étrangers représente 70 % de la charge de travail du tribunal administratif de Mayotte », explique Thierry Sorin. Particularité locale : les recours contre les obligations de quitter le territoire (OQTF) ne sont pas suspensifs, ce qui entraîne un recours massif aux procédures d’urgence. « Plus de la moitié des référés-liberté de France sont jugés ici », souligne le magistrat.
Le tribunal administratif de Mamoudzou accueille aussi les audiences de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Mais pour les étrangers, l’accès au droit reste semé d’embûches : peu d’avocats locaux acceptent d’intervenir en droit des étrangers, obligeant souvent à faire venir des praticiens de La Réunion ou de métropole.
La Cimade, association de défense des droits des personnes exilées installée sur l’île depuis 2008 dénonce, par la voix de sa déléguée nationale en région Océan indien, Vittoria Logrippo, l’existence d’un droit dérogatoire sur l’île qui « crée une discrimnation entre les personnes françaises et les personnes étrangères mais aussi entre les Mahorais et les Français de l’hexagone. » Selon l’association, cela complexifie encore plus la compréhension du droit auquel s’ajoute la barrière de la langue. « Nous avons mis en place progressivement des actions d’apprentissage du français pour tenter de favoriser la compréhension des textes. »
Craintes de représailles
Pour les personnes étrangères, l’accès au droit, est encore plus compliqué que pour la population française car en plus des difficultés déjà citées auparavant, elles font face à la crainte de représailles depuis l’apparition de collectif anti-migrants depuis 2018. L’association elle-même a reçu des menaces et a vu ses actions entravées par ces collectifs à plusieurs reprises comme l’explique Vittoria Logrippo : « Depuis 2023, nous n’avons plus de permanence juridique à Mamoudzou suite à de nombreux blocages et intimidations. On se retrouve dans une situation ubuesque où quelques militants peuvent obstruer l’action des associations mais également l’accès aux services publics tels que l’état civil et même la préfecture. »
Les droits des personnes étrangères sont aussi entravées par l’action politique qui favorise des actions coup de poing de la part des forces de l’ordre. En 2023, l’opération Wambushu a poussé des centaines de personnes exilées à se cacher par peur d’être expulsé par la police alors même que certaines avaient des rendez-vous en préfecture ou des rendez-vous avec des associations. Selon Mélanie Louis, responsable des questions d’expulsion à La Cimade, il y a un véritable problème d’accès au droit pour les personnes placées en rétention dans les CRA : « En 2022, seules 6% personnes retenues au CRA ont pu saisir le juge des référés et en 2024 seules 12% d’entre elles ont pu rencontrer l’association présente pour favoriser l’accès aux droits. »
« Mayotte est un autre monde »
Face à ces constats, le président du tribunal administratif, Thierry Sorin, résume ainsi la singularité du département : « Mayotte est un autre monde, qui n’a rien à voir avec un département métropolitain à tout point de vue ». Entre manque d’infrastructures, obstacles linguistiques et poids écrasant du contentieux des étrangers, la justice mahoraise illustre les failles d’un système qui peine à s’adapter aux réalités d’un territoire hors norme. Mais aussi le travail plus que nécessaire réalisé par la commission d’enquête.
Olivier Ceccaldi
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