LES MYSTÈRES DES CARICATURES DU PROPHÈTE DE L’ABOLITION
Découverte d’une « proto-bédé » : La Lanterne magique. Quinze planches, conservées par l’Iconothèque, reconstituent l’incroyable reportage en caricatures — et en créole — réalisé par Adolphe Martial Potémont dans les pas de Sarda Garriga, débarquant à La Réunion à la fin de l’année 1848.
La Lanterne magique ! Ce fut une révélation au détour de l’exposition que le musée de Stella Matutina consacre au regretté Wilhiam Zitte et à ses fameuses « tèt kaf ». Parmi les premières représentations de Noirs à La Réunion, figurent quelques dessins d’un peintre lithographe du nom d’Adolphe Martial Potémont. Ce Parisien a séjourné à La Réunion entre 1847 et 1857 et faisait le même travail que l’omniprésent Antoine Roussin.
Mais à la différence de celui qui devait être, un peu, son patron, Potémont a croqué la société réunionnaise avec un regard moqueur, voire cruel. Ses dessins, ses caricatures, et les commentaires qui vont avec étaient regroupés dans un journal vendu « trois francs par mois payable d’avance ». Un journal qui s’intitulait « La lanterne magique ». Il n’en reste que 15 planches que l’Iconothèque historique de l’océan Indien a bien voulu ressortir des archives pour les lecteurs de Parallèle Sud.
La lanterne magique serait ainsi le premier journal satirique de La Réunion, ancêtre lointain du Cri du Margouillat, puis du Tangue… Bernard Leveneur, directeur du musée Léon Dierx, se souvient avoir découvert les originaux dans l’armoire sombre d’un vieux créole vivant à Paris en 1997, alors qu’il préparait l’exposition des 150 ans de l’abolition, « Regards croisés sur l’esclavage ». « Quelle surprise, quand j’ai ouvert l’armoire ! Personne ne soupçonnait l’existence de tels documents qui sont complètement inédits, il n’y a rien de comparable pour Maurice ou pour les Antilles »…
La première bédé connue de France
De fait, cette Lanterne magique est un Ovni dans la société réunionnaise. Une dinguerie à une époque où la bande dessinée en est à ses balbutiements. « La bédé a été inventée et théorisée par le Suisse Rodolphe Töpffer dix ou vingt ans plus tôt, explique le bédéaste scénariste Olivier Appollodorus. Mais nous n’avons pas de trace de bédés en France ou dans le monde datant de cette époque, les quelques planches de la Lanterne magique sont les plus anciennes à ma connaissance. C’est complètement fou ! Car ça relate un événement historique majeur : l’abolition de l’esclavage au moment où l’île Bourbon prend le nom de La Réunion ».
Les détails de l’oeuvre de Potémont ne trompent pas : il mettait en oeuvre les préceptes établis par Töpffer : l’alignement des vignettes, les ellipses, les gags, l’interaction entre le texte et l’image, et même le procédé déjà repéré d’un personnage démembré, comme s’il avait explosé… La chute de la planche « Triomphe du magnétisme » montre un Sarda Garriga explosé en mille morceaux et lancé sur la lune ! L’humour perce sous chaque vignette. Il est grinçant quand il évoque les révoltés du Gol se précipitant dans le vide, ou l’abbé Musqué qui « oublie le respect qu’il doit au beau sexe »...
Appollo relève le lien « improbable mais bien réel » entre cette Lanterne et Le Cri du Margouillat dont il a été l’un des créateurs il y a une quarantaine d’années : « On n’invente rien, plus de cent ans avant nous, il y a eu un précurseur qui créait des bédés avec son esprit moqueur, satirique et qui y écrivait en créole »… Associé à son complice Téhèm, Appollo prépare un album sur Edmond Albius qui, à sa manière, réhabilitera Potémont. On l’y verra accompagné de Roussin en train de suivre Sarda « le libérateur ». Pour découvrir en avant-première les 4 pages que cet album consacre à Potémont, foncez à la fin de cet article, zou !
Potémont, critique du pouvoir
Quel vent de liberté que cette année 1848 ! « Il y avait une fenêtre de tir dans laquelle s’est engouffré Potémont, estime l’historien Loran Hoarau. La société était en train de changer. Tout en étant dans le groupe des dominants, il ne faisait pas partie du monde économique et s’autorisait un certain détachement qui lui permettait de critiquer le pouvoir et aussi de sourire de ces Noirs qui ne savaient pas ce qu’était la liberté ». Ses planches s’apparentaient aux caricatures en France qui traversait aussi un moment de liberté relative avec la fin de la monarchie, avant que le second empire ne viennent à nouveau restreindre les libertés.
Il est donc difficile de trouver dans le siècle qui a suivi de telles publications satiriques aussi émancipées et inclassables. Les quinze planches sauvées de l’oubli révèlent une liberté de ton extraordinaire. Savoureuse. Chaque texte légendant les dessins de Potémont est teinté d’une cruelle ironie. Comme ces noirs « qui n’ont pas quitté leur habitation » alors qu’ils sont dessinés enchaînés, ces noirs appelés les « nouveaux blancs »… ou ces travaux illustrés par un coupeur de cannes en train de dormir.
Ne boudons pas le plaisir de feuilleter encore cette étonnante Lanterne Magique. Commençons par le N°2. La scène se passe en France et décrit la radinerie, voire le cynisme, des abolitionnistes conciliant les « principes humanitaires » et la « misère publique ».
Puis le 3ème numéro sur le même thème des discussions d’abolitionnistes…
Le 4ème numéro donne la parole à deux Noirs discutant du salaire à venir. « Vou y entens y dit a mous pas prend’ ein’ piastre », s’exclame une femme en créole.
Il n’y a pas de planche pour le n°5. Passons au n°6 et c’est comique. L’esclavagiste devenu employeur détaille à son employé les termes du nouveau contrat. L’esclave libéré se montre moqueur envers son patron qui lui promet de se charger de son enterrement : « Vous va enterr’ a moin, M’sié ? vous l’est vié, vous va mort avant moin. ».
Comique comme le 7ème numéro où l’affranchi a dû mal à comprendre que l’esclavage est fini pour tout le monde et qu’il ne pourra pas s’acheter un Noir : « Mais grosse bébète n’aura plus de noirs. – Ah ! l’est vrai tout d’bon, domaze ».
Le n°8 s’amuse d’un gouvernère pour noirs, Mesié Alidor : « Agaite unpé son grand vilain çapo. Bete, ti voué pas ça Gouvernère pour noirs ».
Le n°9, déjà présenté plus haut, contenait aussi ce dessin se moquant de la désespérance des maîtres…
L’Iconothèque conserve quelques planches non numérotées comme celle-ci, croquant les notables de l’époque en leur attribuant, sans doute, des pseudonymes.
Ou celle-ci, évoquant, avec férocité, les différents courants de pensée du moment : ceux qui fuient, ceux qui se voient députés, les communistes, les communistes enragés…
Puis surgit un n°45 où les enfants blancs ont du mal à considérer un « vilain petit noir » comme leur égal.
Et pour finir, le 49ème numéro qui « enterre » l’année 1848 marquant la déception des uns et la joie bruyante des autres.
La découverte de cette Lanterne magique réhabilite en tout cas Adolphe Martial Potémont qu’Antoine Roussin avait « mangé, absorbé » : « La renommée de cet artiste dans l’île a été éclipsée par celle de Roussin, remarque Loran Hoarau. Ce dernier s’attribue la paternité de toutes les compositions de Potémont après son départ ». Potémont, arrivé sur l’île à l’âge de vingt ans, y sera resté une dizaine d’année avant de repartir à Paris où il se perfectionne auprès des peintres Léon Coignet et Félix Brissot de Warville. Il y a gravé près de 300 vues du vieux Paris ainsi que les illustrations des Contes de La Fontaine d’après les dessins originaux de Fragonard.
A La Réunion il collabore à l’édition des Souvenirs de l’île Bourbon, devenue Souvenirs de l’île de La Réunion en 1848. Et il est donc le seul auteur connu de cette fameuse Lanterne magique dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est que l’adresse de sa rédaction se situait au 48, rue de l’Eglise, chez M. Roussin. Loran Hoarau a trouvé que son fondateur était Victor Grenier, par ailleurs fondateur d’une autre revue, également satirique, qui s’appellera en 1871 L’enfant terrible, « journal critique, charivarique et littéraire ».
Cet Enfant terrible ouvrait-il lui aussi ses colonnes à des auteurs de bédés et autres illustrateurs ? Il n’y a pas de trace. Mais l’exposition sur Wilhiam Zitte, citée en introduction de cet article, montre d’autres dessins parfois caricaturaux : ceux de Frédéric Maydell Legras, datés entre 1870 et 1880. Lui aussi présente un profil étonnant, il était greffier puis juge et s’amusait à croquer ses congénères, peut-être pendant les audiences… Il en reste des portraits étonnants.
L’enquête se poursuit, il reste encore bien des trésors à sortir des armoires ou à exhumer. Appel à quiconque croiserait d’autres planches de Potémont…
Franck Cellier
Un avant-goût de la bédé de Téhem et Appollo
Inédites, seulement consultables sur les tables à dessins d’Appollo et Téhem, les 4 pages de la bédé sur Albius, consacrées à Potémont, premier bédéaste connu de La Réunion… Avec l’apparition discrète d’un margouillat prémonitoire dans la dernière vignette. L’album est attendu sur les rayons des librairies, l’année prochaine.