[Aérien] Des billets trop chers pour les Ultramarins

Air Austral, compagnie réunionnaise en grande difficulté, a été soutenue par le gouvernement français et l’Union européenne en 2023. Photo Julien Sartre

CONSÉQUENCES CONTEMPORAINES DU « SUPPLÉMENT COLONIAL » (2/4)

La France entretient la hausse les prix du transport aérien, au détriment des citoyens « non sur-rémunérés » littéralement assignés à résidence sur leur île ou en Guyane enclavée. Deuxième volet de notre série sur les conséquences contemporaines du « supplément colonial ». Cette enquête a été publiée chez nos amis de Mediapart.

Saint-Denis (La Réunion).– « Sept ans que je n’ai pas sauté la mer ! » Amélie*, artiste et autrice, vit sur l’île de La Réunion. Pour cette trentenaire qui élève seule son enfant avec de faibles revenus, « sauter la mer », c’est-à-dire prendre l’avion, unique moyen de sortir du département français de l’océan Indien, ce n’est pas seulement « partir en vacances ».

« Ne pas partir, c’est un gouffre de tristesse et de frustration, témoigne la jeune femme d’origine malgache, comme beaucoup de Réunionnais·es. Professionnellement, c’est un grave problème : ces jours-ci, par exemple, des artistes vont ouvrir une galerie à Tananarive [capitale de Madagascar – ndlr] et je ne peux pas y aller. Des gens de la Biennale de Venise y seront. C’est à deux heures de vol ! Familialement, c’est aussi un problème. Une partie de ma famille est à Madagascar, j’ai des amis en métropole, un peu partout dans le monde. Je me suis habituée à être loin d’eux mais je souffre de ne pas les voir, surtout à des moments importants de leur vie : j’ai raté le mariage de ma meilleure amie parce que je n’avais pas l’argent pour le billet. »

Se déplacer entre l’outre-mer et la métropole a toujours coûté cher, mais la situation prend un tour dramatique depuis la fin de la crise du Covid et la levée des restrictions de voyage : le gouvernement a documenté récemment une hausse de 40 % du prix des billets d’avion. Et encore n’est-ce qu’une moyenne : sur les lignes antillaises, la hausse dépasse 57 % sur un an. Les vols n’ont jamais été aussi chers. Face à cette situation, le Sénat et l’Assemblée nationale ont mis en place une mission d’information sur le prix des billets d’avion dans l’outre-mer.

Amélie poursuit son témoignage, « en tant que maman » : « Les autres enfants reviennent en disant qu’ils sont allés à Disneyland et ton enfant se fait un fantasme de la métropole, de l’ailleurs, que tu ne peux ni assouvir ni déconstruire. J’ai envie que mon fils connaisse la France avant qu’il soit obligé d’y aller, contraint de voyager pour étudier. Autrement, il sera exposé à de très graves désillusions, comme moi-même lorsque j’y suis allée après mon bac. Deux mille euros minimum de billets d’avion, alors que j’ai déjà du mal à cuisiner régulièrement des produits frais pour mon enfant et moi… »

Pour la jeune femme, la situation est source d’amertume. Elle conclut : « Je le vois bien autour de moi, ceux qui voyagent, ce sont les gens qui ont beaucoup d’argent. On sent bien que c’est réservé à une certaine catégorie de la population, les fonctionnaires ou les cadres aisés. »

À La Réunion, la sur-rémunération des fonctionnaires, cette survivance du « supplément colonial », prend la forme d’un taux multiplicateur de 1,53 du traitement hexagonal des agent·es de la fonction publique. Cette différence de traitement entre les fonctionnaires et les salarié·es du privé provoque des inégalités insoupçonnables. La sur-rémunération est plus forte qu’à Mayotte, aux Antilles ou en Guyane (1,43) en raison d’un obscur et ancien alignement sur le taux du franc CFA (colonies françaises d’Afrique), en circulation à La Réunion jusqu’en 1975.

« La sur-rémunération des fonctionnaires joue indiscutablement un rôle à la hausse dans les prix des billets d’avion », reconnaît auprès de Mediapart Marc Rochet, président de French Bee et d’Air Caraïbes, les deux compagnies aériennes du groupe Dubreuil, qui desservent La Réunion, les Antilles et la Polynésie française. 

« Cela existe depuis tellement d’années ! Cela participe de la notion de pointe, d’hyper-pointe et de creux. Chacun sait que ce système pousse à la consommation de voyages le premier jour des vacances scolaires puis le dernier jour, donc cela crée un déséquilibre. Ce déséquilibre est lui-même facteur de création de prix un peu plus élevés », se défend Marc Rochet. Surtout, ce « déséquilibre » et ces périodes de haute et basse saison correspondent très exactement aux mouvements migratoires, « pendulaires », des fonctionnaires ayant des enfants et souhaitant rentrer régulièrement en Europe.

La position de Marc Rocher est alignée sur celle de sa concurrence : en décembre dernier, face aux député·es de la délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale, les responsables de compagnies aériennes se justifiaient mollement. « Il y a beaucoup trop de tarifs, tout cela est d’une très grande complexité, répondait par exemple Henri Hourcade, directeur France d’Air France-KLM. Les comparaisons tarifaires avec l’année 2021 ne sont pas valides, il faut comparer avec les années précédentes. Si on fait cela, les hausses sont limitées. Et pour les Antilles, cela revient à dire que les lignes de Paris vers les Antilles sont parmi les moins chères du monde entier. La variabilité des prix permet à des clients qui peuvent être souples sur les dates d’avoir des tarifs très bas. C’est comme ça que fonctionne l’industrie aérienne tout entière : il faut voir le verre à moitié plein ! »

Le « yield management », cette méthode de fixation des prix à l’aide de logiciels qui font augmenter les billets lorsque les avions sont pleins et baissent les prix en basse saison, voilà le principal argument des compagnies aériennes. Tout juste reconnaissent-elles qu’il se combine avec les effets des salaires très élevés des fonctionnaires.

1600 euros pour un Cayenne-Fort-de-France

Pas de quoi convaincre le député (GDR) de Guyane Jean-Victor Castor, ulcéré par les tarifs entre les Antilles et la Guyane, un territoire enclavé sur le continent sud-américain. Pour l’élu indépendantiste, « on va vers une impasse et des mobilisations sociales importantes parce que ce sujet crée des situations inacceptables. Les gens n’en peuvent plus ». « Lorsque j’étais président de la ligue d’athlétisme de Guyane, pour déplacer quelques jeunes sur la Martinique, on me demandait 1 600 euros pour un Cayenne-Fort-de-France. J’ai dû renoncer. De toute façon, pour la Guyane, il y a toujours eu un gros souci avec un coût Cayenne-Antilles exorbitant ! », raconte-t-il.

Un tel niveau de prix met à mal la politique publique de « continuité territoriale » officiellement menée par l’État entre la métropole et les territoires d’outre-mer. À la suite des initiatives parlementaires sur le sujet, le président de l’Agence de l’outre-mer pour la mobilité (Ladom), Saïd Ahamada, a fait des annonces. Sans convaincre.

La complexité du montage des dossiers de subvention – sur papier, le plus souvent – ainsi que le nombre de pièces justificatives à fournir pour bénéficier d’une aide au billet d’avion sont sources de frustration et d’amertume chez les citoyen·nes ultramarin·es. « Nous sommes depuis longtemps dans une démarche continue d’amélioration de nos services, répondait Saïd Ahamada à nos confrères de France-Antilles. Nous avons mis en place un simulateur il y a quelques semaines. Nous avons normé l’accueil téléphonique, adapté les horaires d’ouverture des antennes. Nous faisons tout pour que l’accueil via Internet ou en agence, physique, soit de qualité. Nous voulons faire plus simple et multicanal : la possibilité de monter des dossiers en ligne existe déjà pour un certain nombre de dispositifs. Nous ne sommes pas autistes sur cette question de la simplification et de l’accessibilité. Ça s’améliore, en particulier dans le cadre du projet Ladom 2024. »

En attendant, l’opinion publique et les observateurs de la vie économique s’insurgent du soutien massif, direct et répété des autorités françaises aux compagnies aériennes ultramarines, sans contrepartie. En janvier dernier, avec l’assentiment de la Commission européenne, l’État et les banques ont accepté d’abandonner presque 300 millions d’euros de dettes de la compagnie réunionnaise Air Austral. À cette occasion, des prêts garantis par l’État (PGE) ont aussi été épongés avec l’aval du ministère de l’Économie et des finances, par le biais de son Comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri).

Au nom, là encore, de la « continuité territoriale », l’ancien ministre délégué aux Outre-mer, Jean-François Carenco, répètait régulièrement qu’« après avoir sauvé Air Austral, il faut maintenant sauver Corsair », autre compagnie aérienne ultramarine en difficulté. Interrogé sur ce sujet par Mediapart, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, répondait en mai dernier que « chaque dossier est différent » : « Celui-ci est suivi attentivement par les services de Bercy, notamment le Ciri, qui a vu très régulièrement les parties prenantes de ce dossier. Nous restons attentifs à toutes les propositions mais l’important est que chaque partie prenante fasse des efforts, y compris les actionnaires actuels. »

À l’autre bout de la chaîne, les contribuables français financent aussi bien la « continuité territoriale » que la « sur-rémunération » des fonctionnaires dans l’outre-mer. L’Institut d’émission des départements d’outre-mer (Iedom), la banque centrale des territoires ultramarins, filiale de la Banque de France, estime le coût annuel de la sur-rémunération à « plus de 2 milliards d’euros par an ».

Sur son île, Amélie se sent « assignée à résidence ». Elle dénonce un « complexe d’infériorité » en raison de son incapacité matérielle à voyager. Elle qui, au-delà d’aller travailler en métropole ou de rendre visite à sa famille à Madagascar, rêve « de l’Égypte, de l’Italie, du Kenya ». Sans jamais sortir de son insularité.

Julien Sartre

*Son prénom a été modifié.

A propos de l'auteur

Julien Sartre | Journaliste

Journaliste d’investigation autant que reporter multipliant les aller-retour entre tous les « confettis de l’empire », Julien Sartre est spécialiste de l’Outre-mer français. Ancien correspondant du Quotidien de La Réunion à Paris, il travaille pour plusieurs journaux basés à Tahiti, aux Antilles et en Guyane et dans la capitale française. À Parallèle Sud, il a promis de compenser son empreinte carbone, sans renoncer à la lutte contre l’État colonial.