Kako et Stéphane Kenklé, artistes et agriculteurs

[Art] Faire pousser des humains parmi les brèdes

ART’GRICULTURE

Stéphane Kenklé et Kako mêlent dans leurs pratiques quotidiennes l’art à l’agriculture. L’œuvre principale des deux dalons : la « kour de Madame Henry », un terrain d’un hectare au beau milieu des champs de cannes à sucre, situé à Montvert, sur lequel ils plantent brèdes, maniocs, salades, agrumes et arbres endémiques. C’est aussi et avant tout leur terrain de jeu.

Il faut connaître l’existence de la « Kour de Madame Henry », pour emprunter la bonne voie cannière. Elle se situe juste en dessous de la boutique chinois où Stéphane Kenklé et Kako ont exposé une série de leurs photos en juin 2023. Au beau milieu du quartier de Montvert à Saint-Pierre, parmi les gars « la kour » – ceux de la boutique cette fois – on découvrait les deux artistes nus au milieu des champs. Le contraste était saisissant, on n’imaginait pas que le paysage sur les clichés provienne en fait seulement de quelques centaines de mètres plus bas.

J’avais dit que je reviendrais, pour voir l’envers du décor. Cette fois, un nouveau passage est ouvert. Il nous conduit sur ce chemin terreux dont les sillons creusés décourageraient les inconnus. Impossible de deviner, de là, la petite oasis que les deux amis ont façonnée de leurs mains, au beau milieu des champs de cannes qui recouvrent les pentes, du battant des lames jusqu’aux pieds des montagnes.

Art’griculteurs

Ces deux-là ne se sont pas rencontrés par hasard. Ils étaient fait pour travailler ensemble, tant ils ont de points communs et à la fois se complètent. Kako et Stéphane Kenklé sont art’griculteurs, comme ils se présentent eux-mêmes. Ils se sont rencontrés il y a une quinzaine d’années. Stéphane occupait un atelier d’artiste maron à l’APK à la Plaine des Cafres, c’est là qu’il a fait la connaissance de Kako, artiste-peintre lui aussi, qui vivait juste à côté.

Kako et Stéphane Kenklé, artistes et agriculteurs

« C’était l’époque de la bande André Béton, Stéphane, moi…, c’était un peu le trio de la Plaine des Cafres », se souvient Kako. Stimulés par l’esprit de groupe, l’idée du festival Fantézi émerge avec l’envie d’apporter une dynamique autour des arts visuels dans ce quartier éloigné des partenaires institutionnels. Entre 2015 et 2019, quatre éditions auront lieu avec des ateliers, des résidences d’artistes, des concerts etc. « Ca a bien pris », note Kako. Le projet évolue avec la période Covid et les trop lourds retards dans le versement des financements européens.

« On avait déjà commencé à planter ensemble là-haut à la Plaine des Cafres », précise Stéphane. « Et puis en 2019, Kako me parle de ce terrain qu’il a à Montvert. » L’écologie, la transition, beaucoup en parlent, peu la mènent réellement sur le terrain. C’est le constat qui frappe les deux amis qui décident de passer à l’action à leur niveau. Kako a pratiqué l’agriculture conventionnelle pendant une quinzaine d’années, ça faisait dix ans qu’il avait cessé, Stéphane est un novice.

« Déplanter la canne prend une dimension politique »

La première action concrète qu’ils décident de mener pour réinvestir la terre consiste à retirer un hectare de cannes à la main. « Un geste qui se rallie pleinement aux pensées décoloniales », écrit Julie Crenn, critique d’art et commissaire d’exposition, à leur propos. « De la même façon que des monuments sont déboulonnés, des rues ou places sont renommées, le fait de couper et de déplanter la canne prend une dimension politique : décoloniale, écologique, historique, alimentaire, agricole. »

En cinq ans, ils ont replanté sans intrants chimiques, des légumes et des arbres endémiques. Bois de pintade, bois de natte, bois de patte poule, corce blanc, bois de gaulette, petit affouche, bois de mussard, bois d’éponge, bois de senteur bleu, mahot tantan… « J’ai récupéré des bois de fer, il faut 80 ans pour que ça devienne un bel arbre. Pour le bois de natte, c’est 20 ans », fait remarquer Stéphane Kenklé.

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« Le rêve, c’était de recréer une forêt d’endémiques », à défaut de ne pouvoir reconstituer une forêt primaire qui n’aurait pas été touchée par l’homme. La ravine d’Anse borde le terrain, elle ralie le piton Montvert constituant ainsi un corridor vert où l’on trouve encore des endémiques.

« Nous inclure dans le cycle du vivant »

« Mais l’idée, ce n’est pas non plus d’en faire un sanctuaire », souligne Stéphane. « Dans le rêve absolu, nous voulons planter bien sur, mais aussi progressivement nous inclure dans ce cycle du vivant comme faisant partie de cet éco-système », complète Kako. De 2019 à 2021, ils se sont attelés à construire eux-mêmes une case, ont installé le photovoltaïque, un chauffe-eau solaire récupéré, un système d’irrigation de l’eau. Les choses se mettent en place petit à petit.

Le modèle qu’ils ont à l’esprit est celui des micro-fermes bio intensives. Sur de petites surfaces, les plantations sont optimisées, organisées avec des rotations en lien avec les saisons et les variétés, sans mécanisation. « Il faudrait dupliquer ce modèle partout », estime Kako.

L’idée du nom, « la Kour de Madame Henry », fait référence à l’histoire du lieu. « Le terrain appartenait à Madame Henry qui était une figure du coin, née dans les années 1860 et morte presque 100 ans plus tard. Elle exploitait les 20 hectares en cannes à sucre et, autour de sa cour, il y avait un verger avec des arbres fruitiers, des animaux etc comme les anciennes cours créoles. » Kako a hérité du terrain par son arrière-grand-père qui l’avait racheté et divisé entre ses enfants.

Micro-ferme bio intensive

Le vendredi, c’est le jour de l’amap. Ils vendent leurs productions à l’Amapéi Sud Réunion. Ca a du sens pour Stéphane et Kako car ça participe à nourrir les habitants du quartier en circuit court et ça leur permet de recueillir une petite monnaie. Pour l’instant, ils sont loin de pouvoir se rémunérer de leurs activités mais leur objectif est bel et bien de trouver un équilibre financier, afin de pouvoir pérenniser le lieu. Ce sera aussi l’occasion de montrer que c’est possible de sortir de la canne et de faire de l’agriculture autrement.

« Plutôt que d’avoir de gros tracteurs, de désherber à l’engrais et de toucher un smic, tu fais un hectare en micro-ferme et tu as une meilleure qualité de vie », fait valoir Kako. « On voit qu’aujourd’hui on n’est pas seul, il y a une prise de conscience. »

« On ne peut pas continuer avec le système de production actuel où 1% des gens nourrissent 99% de la population ! » s’exclame Kako. Sur les 6 hectares que compte le terrain, 5 sont toujours utilisés par les plantations de cannes qu’entretient la famille. « Pour l’instant, un hectare, c’est le maximum que nous pouvons faire en étant deux », soulignent les deux amis.

Ils sont convaincus que pour une réelle transition du modèle agricole réunionnais, il faudrait réorienter les subventions de la canne vers d’autres productions. « Mais il faut gérer ces transitions, ça prend des années et ça coûte cher », fait remarquer Kako. « Il y a une réalité à appréhender. Ce sont des choix politiques. La société doit se rendre compte de l’enjeu. »

Le construction agricole, une œuvre artistique

Pour concrétiser ce projet, les deux amis ont investi beaucoup de leur énergie et de leur temps, animés par leur « envie profonde ». « A un moment, c’était chronophage, j’ai mis mon atelier de côté pendant deux ou trois ans », ajoute Stéphane.

Et puis, naturellement, l’artistique a pleinement repris sa place dans cette nouvelle vie de cultivateur. « A termes, l’idée c’est d’accueillir des artistes en résidence, créer du lien. »

Cette ferme est leur pièce maîtresse. « On voit la construction agricole comme une œuvre artistique », explicite Stéphane Kenklé. « C’est super parce que ça permet de créer une œuvre sur le long terme, une installation vivante et évolutive. » Les deux hommes se mettent en scène dans leur environnement afin de questionner le public sur l’autonomie alimentaire, la monoculture de la canne, la production agricole.

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En faisant le tour du terrain à pieds, on tombe sur deux grands trempolines noirs situés juste derrière le carreau de maniocs. « Ca c’était pour la série voulvoul », commente sobrement Kako. Dans cette série de photos, les artistes surplombent le champs, vêtus de la toile de plastique noire qui sert habituellement aux cultures. Ils se transforment le temps du cliché en graines dispersées par le vent. La réflexion qu’ils lancent portent sur la disparition des semences paysannes mais également sur l’impact des micros particules de plastique dans les champs. Ou encore sur notre rapport aux légumes-racines, qui constituaient auparavant la base de l’alimentation. Dans une autre série, intitulée « Lèvtèt » (2022), ils se plantent parmi les cultures et poussent avec elles à travers des clichés espacés dans le temps.

Interventions d’artistes au sein d’espaces maltraités

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« Kako et Stéphane Kenklé se rallient à une histoire artistique de l’écovention. A savoir l’engagement et l’intervention d’artistes au sein d’espaces abandonnés, d’espaces maltraités ou pollués », écrit Julie Crenn. Leurs œuvres ont attiré l’attention de la commissaire d’exposition avec qui ils ont ensuite participé à plusieurs cycles d’expositions regroupant le travail de plusieurs artistes sur l’agriculture. Ils s’inscrivent ainsi dans un courant d’artistes qui, de par le monde, soulèvent ces questionnements prégnants au sein de nos sociétés actuelles globalisées.

A côté de ça, les deux hommes poursuivent leurs projets artistiques personnels. Kako travaille beaucoup sur les arbres, Stéphane sur des portraits de proches mêlés à la flore endémique. Dans leurs têtes, les idées fourmillent.

Jéromine Santo-Gammaire

Kako et Stéphane Kenklé, artistes et agriculteurs, zour d'bazar
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Artistes humains, art’griculteurs à La Réunion.

A propos de l'auteur

Jéromine Santo Gammaire | Journaliste

En quête d’un journalisme plus humain et plus inspirant, Jéromine Santo-Gammaire décide en 2020 de créer un média indépendant, Parallèle Sud. Auparavant, elle a travaillé comme journaliste dans différentes publications en ligne puis pendant près de quatre ans au Quotidien de La Réunion. Elle entend désormais mettre en avant les actions de Réunionnais pour un monde résilient, respectueux de tous les écosystèmes. Elle voit le journalisme comme un outil collectif pour aider à construire la société de demain et à trouver des solutions durables.