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Chikungunya et démoustication : halte aux produits toxiques

LIBRE EXPRESSION

Monsieur le Préfet,

Dans un article du Quotidien en date du 15 janvier 2025 relatif à l’épidémie de chikungunya en cours, la journaliste cite certaines déclarations de personnes interviewées :

• M. Mathieu Hoareau, maire de l’Etang-Salé, argue du refus de certaines personnes que l’on intervienne sur leur terrain pour traiter avec des produits insecticides. En réponse, Mme Béatrice Bresson, coordinatrice et responsable logistique du service de lutte anti-vectorielle des secteurs Nord et Est de l’ARS, lui rétorque : « Vous devez assurer la sécurité sanitaire, et quand il y a un risque épidémique les personnes ne peuvent pas refuser ».

• Et le préfet d’assurer : « Je vais prendre un arrêté qui va simplifier les choses pour que les équipes puissent intervenir ».

Dans un article de Zinfos 974 du 14 janvier, nous relevons également les propos suivants : « Patrice Latron a annoncé la préparation d’un arrêté préfectoral visant à « faciliter l’action de l’ARS et des communes pour intervenir dans les quartiers ».

Bien que les contours de cet arrêté ne soient pas encore totalement définis, il devrait permettre aux agents de la lutte antivectorielle d’entrer dans les propriétés pour appliquer des traitements, notamment lorsque les habitations semblent abandonnées. « On ne peut pas fermer sa porte et empêcher la lutte antivectorielle de faire son travail », a affirmé le préfet

Ces déclarations nous interpellent, en tant qu’association dédiée notamment à la protection de la faune sauvage réunionnaise mais également au maintien de la santé publique.

S’agissant de l’insecticide utilisé pour la destruction des moustiques en effet – la deltaméthrine – on ne peut nier sa toxicité : pour les abeilles (et pour l’ensemble des insectes évidemment), pour tous les animaux à sang froid, qu’ils soient terrestres (reptiles : lézards, caméléons, tortues…) ou aquatiques (poissons, amphibiens,….), voire pour les animaux domestiques

(chiens, chats,….) ou même pour l’homme. Elle est connue de longue date.

Quitte à faire un peu d’humour, il n’est qu’à constater déjà la tenue de cosmonaute revêtue par les agents de l’ARS (le GIP Lutte Anti-Vectorielle LAV) lors de la mise en œuvre du traitement — combinaison intégrale et masque à gaz par une chaleur estivale déjà éprouvante — pour se poser

de sérieuses questions sur l’innocuité de ce produit pour l’homme !

Je ne me lancerai pas ici dans une revue des publications scientifiques parues à ce sujet : il y en a pléthore et ce serait par trop fastidieux (cf. bibliographie restreinte en fin de ce courrier).

S’il fallait cependant n’en citer qu’une, je reprendrai ci-dessous quelques passages de l’étude de Yadav et al., 2023, parue dans la revue Environment and Ecology (pages 2040 à 2042) :

« Effet sur les organismes non ciblés. La deltaméthrine est très toxique pour un large éventail d’organismes non ciblés, notamment les mammifères, les oiseaux, les poissons et les abeilles. Les mammifères et les oiseaux peuvent

être exposés à la deltaméthrine par le biais d’aliments ou d’eau contaminés, ou par contact direct avec le pesticide. Des études ont montré que la deltaméthrine peut avoir des effets toxiques sur la reproduction et le développement, ainsi que des effets neurologiques chez les mammifères et les oiseaux (Rehman et al., 2014). La deltaméthrine est également toxique pour les poissons et peut provoquer une toxicité aiguë et chronique, affectant leur croissance et leur reproduction (Aksakal et al., 2010). Les abeilles sont également très sensibles à la toxicité de la deltaméthrine, et l’exposition au pesticide peut entraîner une réduction de la croissance et

du développement de la colonie, une diminution de la production de miel et une augmentation des taux de mortalité (Dai et al., 2010). »

Nonobstant évidemment ses nombreux autres effets délétères parmi lesquels :

– Impact sur la santé des sols, via « des effets toxiques sur les micro-organismes du sol tels que les bactéries, les champignons et les actinomycètes. »

– Impact sur les propriétés physico-chimiques du sol via « une réduction du pH du sol, de la teneur en matière organique du sol et des niveaux d’azote et de phosphore dans le sol. »

– « La deltaméthrine peut contaminer les eaux de surface et les eaux souterraines, entraînant des effets néfastes sur les organismes aquatiques. » : réduction de la survie et de la croissance notamment.

– « La deltaméthrine peut être transportée par le vent et contaminer l’air, entraînant des effets néfastes sur la santé humaine et l’environnement. »

– « La deltaméthrine peut provoquer une toxicité aiguë chez l’homme et les animaux, entraînant des symptômes tels que des convulsions, une détresse respiratoire, voire la mort, (Belyaeva et al., 2018). La gravité des symptômes dépend de la dose et de la voie d’exposition. L’inhalation de deltaméthrine peut provoquer une détresse respiratoire, tandis que l’ingestion peut entraîner des symptômes gastro-intestinaux (OMS, 2011). »

– « Il a été démontré que la deltaméthrine a des effets génotoxiques, provoquant des dommages à l’ADN et des mutations (Cunha et al., 2018). [….] Les effets génotoxiques de la deltaméthrine sont particulièrement préoccupants en raison de leur potentiel d’augmentation du risque de cancer. Plusieurs études ont démontré un lien entre l’exposition à la deltaméthrine et l’augmentation du risque de cancer chez l’homme et l’animal. »

Je ne m’étendrai pas plus sur la prétendue « innocuité » de ce produit…

N’en jetez plus, la cour est pleine !

Or, nous sommes confrontés à Manapany-les-Bains à un contexte très particulier. Notre célèbre gecko vert (Phelsuma inexpectata, syn. ornata) est en effet un reptile endémique de la Réunion :

– inscrit sur la liste rouge des espèces menacées de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) et classé « en danger critique d’extinction » (CR).

– protégé par l’arrêté ministériel du 17 février 1989 modifié.

– inscrit en annexe II de la Convention de Washington.

– bénéficiant du Plan National d’Actions 2020-2029 du ministère de la transition écologique.

– uniquement présent sur une fine bande littorale localisée dans le Sud (aire d’occupation d’environ 1,4 km2), et dont un des derniers habitats est justement Manapany-les-Bains.

– dont la tendance évolutive est déjà globalement négative sur l’ensemble de son aire de répartition (disparition de stations et raréfaction des effectifs).

Qui plus est, le siège de notre association est refuge pour le gecko vert, comme de nombreuses autres propriétés privées ici (une centaine de refuges environ sur Manapany-les-Bains).

Enfin, nous avons vu le nombre de geckos verts à notre siège déjà diminuer des 2/3 suite au passage récent du cyclone Garance, ce qui n’est pas de bon augure…..

Nous souhaiterions donc Monsieur le Préfet :

– connaître la teneur exacte des mesures coercitives que vous comptez prendre pour contraindre les propriétaires privés à accepter la « démoustication » de leur propriété par les agents du GIP LAV ?

– obtenir copie de l’arrêté préfectoral en question. Je le confirme : le maintien de la santé publique est bien un des objets de notre association (article 2 de nos statuts). Et en tant que professionnel de santé, je mesure parfaitement les enjeux de santé publique inhérents à cette épidémie, ayant qui plus est moi-même contracté cette maladie invalidante en 2006. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons déjà pris toutes les mesures prophylactiques indispensables à notre siège de Manapany-les-Bains.

Néanmoins, pour les raisons déjà exposées, nous vous informons que nous nous opposons formellement à toute opération de « démoustication » au siège de notre association, où vivent et se reproduisent encore de nombreux geckos verts.

Dans l’attente de votre réponse, nous vous prions de croire Monsieur le Préfet, à l’expression de notre plus haute considération et de nos sentiments respectueux.

Didier Dérand
Président de VAGUES

Bibliographie :

Aksakal E. et al., 2010 – Acute and long-term genotoxicity of deltamethrin to insulin-like growth factors and growth hormone in rainbow trout. Comparative biochemistry and physiology. Toxicology & pharmacology: CBP, 152 4, 451-456. https://doi.org/10.1016/j.cbpc.2010.07.004

Belyaeva J.A. et al., 2018 – Deltamethrin-induced changes in the lipid metabolism of rats in relation to the pesticide accumulation in the body. Journal of Applied Toxicology 38(8) : 1059-1066. DOI: https://doi.org/10.1002/ jat.3636

Cunha F.D. et al. 2018 – Deltamethrin-induced nuclear erythrocyte alteration and damage to the gills and liver of Colossoma macropomum. Environmental Science and Pollution Research 25: 15102- 15110. https://doi.org/10.1007/s11356-018-1622-1

Dai P. et al, 2010 – Effects of sublethal concentrations of bifenthrin and deltamethrin on fecundity, growth, and development of the honeybee Apis mellifera ligustica. Environmental Toxicology and Chemistry 29. https://doi.org/10.1002/etc.67

Rehman H. et al, 2014 – Systematic review on pyrethroid toxicity with special reference to deltamethrin. Journal of Entomology and Zoology Studies 2 : 60-70.

Sanchez M. & Caceres S. 2019 – Plan national d’actions 2020-2029 en faveur des Geckos verts de La Réunion Phelsuma borbonica et Phelsuma inexpectata. NOI/ONCFS pour la DEAL Réunion. 173 pages + annexes.

R%C3%A9union_d%C3%A9finitif.pdf

World Health Organization, 2011 – Deltamethrin in drinking-water: background document for development of WHO guidelines for drinking-water quality. WHO : 179-249. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/44584/9789241548151_eng.pdf

Yadav et al., 2023 – Deltamethrin toxicity: impacts on non-target organisms and the environment. Environment and Ecology 41 (3D) : 2039-2043, July-September 2023. DOI: https://doi.org/10.60151/envec/VFHT1065. ISSN 0970-0420

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