N’AYONS PAS PEUR DES MOTS
Lu, le week-end dernier : « La maman de Maïrroll conseille dans un message de prévention à destination des parents, de ne pas quitter leur enfant des yeux même quelques secondes, quelques minutes. »
Tout est bien qui finit bien. Après une escapade de quelques heures, le petit Maïrroll a été retrouvé sain et sauf. L’enfant de six ans, qui avait profité d’un moment d’inattention de sa famille pour lui fausser compagnie, en a été quitte pour une grosse frayeur. Et ce n’est sans doute rien comparée à celle de sa maman, laquelle, « dans un message de prévention », enjoignit aux parents de ne jamais quitter leur enfant des yeux, « même quelques secondes, quelques minutes », relate le site d’information épinglé.
Si l’intention est louable, la gradation est maladroite. Le bon sens eut voulu que l’on écrivît : « même quelques minutes, quelques secondes », ou encore « même une minute, une seconde », voire « une minute, une seconde, une fraction de seconde ». La gradation, à ne pas confondre avec la graduation (« action de graduer un instrument de mesure, d’établir sa division en degrés », nous dit Larousse), est en effet une figure de style consistant en une progression par degrés successifs, ascendants (du terme le plus faible au terme le plus fort) ou descendants (du terme le plus fort au terme le plus faible). Dans un cas comme dans l’autre, le but de la manœuvre est de renforcer l’effet recherché en allant du grand vers l’encore plus grand ou du petit vers l’encore plus petit. Encore faut-il veiller à ne pas inverser l’ordre logique des mots, sous peine d’en prendre pour son grade.
Nombre d’auteurs ont usé, usent et useront encore des siècles durant de cet outil linguistique apprécié pour sa musicalité. Ainsi avons-nous tous en mémoire des gradations célèbres. Ascendantes, le plus souvent :
« C’est un roc ! … c’est un pic ! … c’est un cap ! Que dis-je, c’est un cap ? … C’est une péninsule ! » (Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand) ;
« C’en est fait ; je n’en puis plus ; je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré. » (L’Avare, Molière) ;
« Moi, quand on m’en fait trop, je correctionne plus : je dynamite, je disperse, je ventile ! » (Les Tontons flingueurs, Michel Audiard) ;
Descendantes, parfois :
« Mme de Cambremer serait ravie…, heureuse…, contente. » (À la recherche du temps perdu, Marcel Proust).
Tout cela pour nous rappeler à quel point la langue française est belle. Il est important de ne jamais le perdre de vue.
K. Pello
Pour poursuivre le voyage dans le labyrinthe de la langue française, consultez le blog : N’ayons pas peur des mots