N’AYONS PAS PEUR DES MOTS
Parallèle Sud accueille dans ses colonnes les critiques d’un dévoreur de phrases qui peut passer pour un sacré pinailleur.
Le joli mois de mai n’est pas seulement celui du blanc muguet, de nos douces mamans ou de la douloureuse déclaration de nos maigres revenus. C’est aussi pour les amoureux de la langue française le moment tant attendu de découvrir la nouvelle cuvée des maisons Robert et Larousse.
Eh bien ça y est, les mots jolis ou laids nouveaux sont arrivés. Ils ont été dévoilés la semaine dernière, du moins ceux dont on a bien voulu nous parler. Sans doute devrai-je verser quelques deniers au culte de la langue pour en savoir plus en priant les dieux de la culture pour tous pour que la guerre en Ukraine n’ait pas fait exploser le prix de la page de dico.
Pas toujours d’accord sur les mots, nos dictionnaires préférés se sont pour une fois entendus sur les chiffres. Hasard ou collusion, ils se sont chacun enrichis de 150 termes, expressions et noms propres censés être « un miroir tendu sur la société », pour reprendre la métaphore employée par Géraldine Moinard, directrice éditoriale du Robert, dans une récente interview accordée à France Inter. Pour info, le nombre de mots contenus dans le Petit Robert et le Petit Larousse avoisine aujourd’hui les 60 000. Si les statistiques diffèrent d’une étude à l’autre, une personne cultivée en connaîtrait environ 30 000, mais n’en utiliserait qu’entre 2 500 et 6 000.
À tous les ardents défenseurs du « puisque c’est dans le dico, c’est correct », nos Dupond et Dupont de la langue nous rappellent en préambule qu’un dictionnaire n’est ni parole d’évangile ni un petit livre rouge qu’il convient de suivre à la lettre, mais une simple photographie de l’usage à un instant T, le modeste et subjectif reflet langagier des préoccupations actuelles de notre société.
À l’écoute des ados
Pas de jargon covidé dans ce millésime 2024 où plus que jamais, il y a à boire et à manger. Cette année, la tendance est en effet — entre autres — à la gastronomie. Le Français a faim après deux années de vaches maigres et de masques ffp2. Grâce au Robert, il pourra se gaver de « babkas » (gâteaux briochés polonais), de « cougnous » (brioches traditionnellement consommées à Noël, dont la forme évoque l’enfant Jésus emmailloté) de « poké bowls », de « craquelins » ou de succulents « crémeux », quand Larousse a ajouté à son menu le « bibampap » (plat traditionnel coréen) et un « mochi » (gâteau japonais) au goût de réchauffé puisqu’il figure depuis trois ans sur la table de l’enseigne concurrente. Mais gare aux excès, n’oubliez pas de vérifier le « nutriscore » qui figure sur l’emballage des produits alimentaires que vous consommez !
Réaction naturelle aux confinements successifs qu’il a traversés, le Français a aussi besoin de se lâcher, et pas seulement devant son assiette. Il pense à ses loisirs. Il est de plus en plus tourné vers le sport (le « parkour », le « wingfoil ») et lit en ligne des « webtoons », qui sont à la Corée ce que les mangas sont au Japon. Mais surtout, il se préoccupe — enfin — de l’environnement, et plus seulement du sien, d’où l’arrivée sur le marché lexical de termes tels que « mégabassine », « microplastique », « aquaponie », « réensauvagement », « vélorution », « indice de réparabilité », « dette climatique », « zone à faible émission »…
Impossible d’être dans l’air — pollué — du temps sans évoquer les nouvelles technologies. Les facilités qu’elles procurent, les craintes qu’elles suscitent. Il y a quelques années, nous avons découvert les cryptomonnaies, c’est maintenant au tour de leur « minage » (opération qui consiste à valider des transactions en cryptomonnaie et générer de nouvelles unités monétaires) de s’inviter dans notre langage. Font également leur entrée dans les dictionnaires l’ « IA Générative » (intelligence artificielle capable de produire des contenus inédits), le « métavers » (univers virtuel tridimensionnel persistant offrant à ses utilisateurs, représentés par des avatars, une expérience interactive et immersive), le « moissonnage » (collecte automatisée de données sur internet), le « cryptoart », le « youtubeur », l’adjectif « instagrammable » (qualifie un lieu ou un objet susceptible d’être pris en photo et publié sur Instagram) et la terrifiante « complosphère », nid numérique de tout ce qui complote et conspire.
Robert et Larousse se sont voulus à l’écoute du vocabulaire des ados en ouvrant leurs portes à « bader » (être triste, déprimer), « ghoster » (ignorer quelqu’un sur les réseaux sociaux), « spoiler » (dévoiler un élément d’une intrigue pour en casser le suspense), « crush » (attirance, béguin), « se ramiter » (se réconcilier), « disquette » (formule flatteuse destinée à séduire) ou à l’expression « être en PLS » (être épuisé, au bout de sa vie), ainsi qu’à des vocables qui se sont introduits dans notre quotidien : « boboïser », « nasser » (encercler des manifestants), « glottophobie » (discrimination basée sur certains traits linguistiques, notamment les accents), « mégenrer » (ne pas attribuer à une personne le genre qu’elle revendique), « antisexisme », « malaisant », « travail hybride », « localisme » ou « multivers » (mot-valise utilisé par les scientifiques pour décrire l’idée selon laquelle, au-delà de l’Univers observable, d’autres univers pourraient également exister)…
Rien que du beau monde !
Parmi les heureux élus 2024, on note l’entrée de mots issus de la francophonie. J’ai ainsi appris qu’au Québec, une « gayolle » (ou gayole) désigne une cage ou familièrement une prison, tout dépend des oiseaux qu’on y enferme, qu’un « fureteur » est un logiciel pour naviguer sur Internet, que l’ « infonuagique » est l’équivalent québécois du cloud et qu’au Liban, un « brave » est une personne douée et brillante, mais pas forcément courageuse.
Dans cette catégorie « made in Albion », figurent cette année le « greenwashing », le « home staging » (valorisation d’un bien immobilier pour le vendre dans les meilleurs délais et si possible au meilleur prix), le « flex office » (bureau nomade) et « l’espace game ». Je connais quelques vétilleux puristes qui vont encore s’étouffer en avalant leur pudding.
Pour rester dans le cadre de l’ouverture des frontières, un dictionnaire ne serait pas un dictionnaire sans sa barge de vocables débarqués d’outre-Manche. Il paraît que les emprunts traduisent le dynamisme d’une langue, dit-on chez Larousse qui, tout en les adoubant, ne manque pas de vivement déconseiller leur emploi au profit de termes français synonymes. Bref, le tabac nuit gravement à votre santé et à celle de vos proches, mais vous pouvez nous en acheter comme bon vous semble.
Un lot de personnalités connues des Français ou supposées telles vient clore cette liste de nouveautés. Larousse a jeté son dévolu sur les actrices Karin Viard et Marthe Keller, les acteurs Kenneth Branagh, Michel Vuillermoz, Eric Ruf et Simon Abkarian, le chanteur belge Stromae, formidable (!), sur l’auteure-compositrice-interprête Fabienne Thibeault, le groupe de hip-hop IAM, les écrivains Bret Easton Ellis, Jacques Réda et Hervé Le Tellier, les patineurs Guillaume Cizeron et Gabriella Papadakis, la couturière britannique Stella McCartney et le chef cuisinier Gilles Goujon, pour ne citer que les principaux. Robert leur a préféré le nouveau roi Charles III, que l’on retrouve aux côtés de l’économiste Philippe Aghion, de l’écrivain Kamel Daoud, du poète canadien David Goudreault, de la philosophe française Geneviève Fraisse, et, et, et, j’allais oublier, de la Première ministre Elisabeth Borne et du groupe paramilitaire Wagner, que les députés français ont nominé en vue d’une autre liste : celle des organisations terroristes à ne pas fréquenter. Rien que du beau monde, donc !
Comme toujours, le choix des dictionnaires usuels risque de faire débat. On va les accuser de tous les mots. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Robert et Larousse expliquent que leur choix est le fruit d’un long travail de réflexion. Que chaque année, leurs comités éditoriaux respectifs planchent sur une pré-liste de 1 000 à 1 500 mots pour le premier, de 3 000 à 5 000 pour le second. Trois critères retenus : fréquence, diffusion et pérennité. Et sus aux effets de mode ! On veut du durable.
J’en déduis donc que nous sommes en présence de termes bien installés dans notre langage courant et promis à un bel avenir. Pour m’en convaincre, je me suis fendu d’un petit sondage réalisé auprès d’un panel réduit à ma simple personne. Au risque de passer pour une « klette* », je dois confesser que sur les 51 nouveaux entrants précités (uniquement les noms communs), je n’en connaissais que 15 et n’en ai à ce jour employé que… 3.
Il ne me reste plus qu’à me consoler avec cette phrase de l’écrivain Paul Léautaud : « La littérature n’a rien à voir avec la richesse du vocabulaire, sinon le plus grand des chefs-d’œuvre serait le dictionnaire. »
K.Pello
(*) mot d’origine belge signifiant « incompétent », « incapable ».
Pour poursuivre le voyage dans le labyrinthe de la langue française, consultez le blog : N’ayons pas peur des mots