[Chronique] Larousse : l’énième pirouette

N’AYONS PAS PEUR DES MOTS

Lu, cette semaine : « Suite à cet énième évènement, le porte-parole du collectif de la résidence sénior, Jean-Baptiste Pierretti, pousse un coup de gueule. » 

L’humoriste et journaliste Roland Bacri disait : « La vie, on est toujours à pester contre elle et quand elle nous quitte, on râle. » Eh bien moi, je ne sais pas ce que je couve, mais en ce début d’année, je n’arrête pas. Je peste contre tout : la chaleur, les prix qui flambent, le gouvernement qui s’en fout, la bougeotte des ministres des Outre-mer, l’égoïsme des uns, le manque de civisme des autres, souvent les mêmes, et, signe que je ne me porte peut-être pas si mal que cela, je continue de pester contre ces fichus linguistes, incapables de s’entendre à propos d’une règle d’apparence aussi limpide que celle que je m’apprête à explorer en votre compagnie.

Sur les bancs de l’école, nous l’avons tous appris, à défaut peut-être de l’avoir retenu : l’article défini s’élide devant un nom commençant par une voyelle ou un « h » muet, vous savez, celui que l’on trouve dans « habit », « hélicoptère », « histoire » ou encore « hystérie », celui, aussi, qui s’oppose au « h » que l’on aspire parfois trop fort dans « haschich ». Nous avons donc pris l’habitude de dire : l’orthographe et non la orthographe, l’écriture et non la écriture. Et cela nous semble aussi naturel que de respirer l’air pas très net de notre belle planète. 

Oui, mais… L’affaire serait évidemment trop simple si elle s’arrêtait là. Or, dans son biblique Bon Usage, Maurice Grevisse nous fait remarquer qu’ « employées comme symboles en mathématiques, les lettres demandent la disjonction, de même que les dérivés ordinaux de n et x, en l’occurrence énième et ixième ». Pour rappel, la disjonction est une pirouette grammaticale qui fait qu’un mot commençant phonétiquement par une voyelle se comporte par rapport aux mots qui le précèdent comme s’il commençait par une consonne. Bienvenue dans l’univers de la langue française !

Partant de ce principe, les grands penseurs de ladite langue (Académie, Robert, Littré et bien sûr Grevisse) nous invitent comme un seul homme à écrire « le ou la énième, le ou la ixième, le ou la huitième, le ou la onzième » et par ricochet, « ce énième, ce ixième, ce huitième et ce ou onzième ». Tous, sauf un. Toujours aussi taquin, Larousse a en effet décidé de jouer les trublions. Dans sa version petite et illustrée 2023, il nous propose un étonnant « pour l’énième fois », puis, quelques pages plus loin, un non moins étonnant « pour l’ixième fois » qui scelle définitivement son absence de penchant pour l’élision. Il reste en revanche très discret sur les raisons de sa dissidence.  

Quoi qu’il en soit, il n’en faut jamais davantage pour semer le trouble dans l’usage. Un coup d’œil sur la Toile vous permettra de constater que plus de la moitié (60 %, selon mon décompte) des sites d’information ont opté pour « l’énième » au détriment de « le ou la énième », mais qu’au mépris de toute cohérence, ils ne sont que 20 % à préférer « cet énième » à « ce énième ». Allez y comprendre quelque chose, si ce n’est qu’en matière de français, il ne faut surtout pas compter sur les médias pour y voir plus clair. 

Raison de plus pour pester, me direz-vous. Même pas. S’agacer contre tout, ça finit par être agaçant. 

K.Pello

Pour poursuivre le voyage dans le labyrinthe de la langue française, consultez le blog : N’ayons pas peur des mots

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Kozé libre

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