N’AYONS PAS PEUR DES MOTS
Coup de peau… Pour une fois, je ne vais pas vous tanner avec une obscure et indigeste règle grammaticale, mais vous parler d’une expression – une de plus – qui s’est perdue en chemin. Peut-être l’avez-vous remarqué, il n’est plus un jour que Dieu fait sans que l’on croise dans la presse écrite des phrases du genre : « La hausse de la Bourse de Paris réduite à peau de chagrin »
(Les Échos), « la dermatologie, une spécialité réduite à peau de chagrin »
(Libération), ou encore « à Ouistreham, les activités nautiques réduites à peau de chagrin pour les écoliers »
(Ouest-France). Et j’en suis réduit à une immense perplexité tant je ne trouve aucune raison logique à cette abusive déformation.
Pour rappel, l’expression originelle, la vraie, la seule attestée, même de nos jours permissifs, est : « comme (une) peau de chagrin » dans laquelle le chagrin en question n’a rien à voir avec celui qui « ne nourrit pas, mais fait grossir », chantait Barbara. Emprunté du turc sagri (croupe d’un animal et par métonymie, la peau de l’animal elle-même), le mot est devenu « sagrin » dans notre vocabulaire (XVIe s.), puis « chagrain » (XVIIe). Il désignait le cuir fait à partir de la peau de la croupe de l’âne, de la chèvre, du cheval ou du mulet, selon les versions, qui servait à fabriquer tambours, chaussures, sacs ou reliures de livres.
On doit la notion de réduction à Honoré de Balzac et à son célèbre roman Peau de chagrin (1831). Dans « cette fresque réaliste de la situation politique dans la France de 1830 » invitant le lecteur « à méditer sur la force de la volonté, du désir et de l’ambition », décrit Hachette, Balzac raconte la lente déchéance de Raphaël de Valentin, jeune homme ambitionnant de devenir un grand écrivain, mais qui, influencé par son ami Rastignac, sombre dans une vie de débauche. Sans le sou, désespéré, il trouve chez un antiquaire un talisman, une peau de chagrin lui permettant d’exaucer tous ses souhaits. Mais à chaque vœu réalisé, la peau se réduit en même temps que la vie de son propriétaire, jusqu’à ce que les deux finissent par disparaître.
Depuis lors, l’expression « comme peau de chagrin » s’est popularisée pour évoquer une chose qui ne cesse de s’amenuiser : notre confiance dans les discours politiques, par exemple, notre pouvoir d’achat, nos espoirs d’une vie meilleure, le respect de la langue française… tout ce qui fait qu’affligés par notre triste sort, nous n’avons plus que les yeux pour pleurer.
K. Pello
Pour poursuivre le voyage dans le labyrinthe de la langue française, consultez le blog : N’ayons pas peur des mots