Claude Bernard (1813-1878) : entre génie et névrose

LIBRE EXPRESSION

L’œuvre du docteur-chercheur-expérimentaliste Claude BERNARD pourrait être illustrée par un ensemble de pierres empiriquement posées permettant de franchir le torrent tumultueux de la vie. Celle-ci émergerait initialement de minuscules et invisibles particules élémentaires s’agrégeant et donnant, sur plusieurs milliards d’années d’évolution, une multitude de formes vivantes dont nous les humains.

En tant que médecin, sa voie professionnelle s’est trouvée socialement prédéterminée puisqu’il fit toute sa carrière comme assistant de François MAGENDIE (1783 – 1855) également médecin et physiologiste au Collège de France, dans un laboratoire des plus vétuste, sans vraiment confronter ses découvertes au verdict de la clinique. 

Dix-huit volumes rassemblent ses travaux au sein de son laboratoire et de la faculté de médecine de Paris, deux ouvrages les complètent. Le premier fut assemblé lors de deux années « sabbatiques » pourrait-on dire de nos jours : « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale » (1), alors que Claude BERNARD était quelque peu dépressif. Le second, pensé antérieurement, sera publié seulement en 1947 sous le titre : « Principe de médecine expérimentale ».  Il aurait été plus juste de limiter son propos avec le titre de : « Eléments de biologie expérimentale déduits de modèles animaux ».

Au-delà des caractéristiques exceptionnelles en force de travail de cet homme, la première critique fut de reconnaître que n’étudier l’humain qu’à partir d’une multitude d’animaux de laboratoire ne pouvait conduire qu’à un déficit informatif, voire à des impasses méthodologiques et épistémologiques, dirions-nous avec Gaston BACHELARD, concernant la transposition de ses travaux chez l’Humain.

Dès 1987, la publication de notre premier essai (2) évoquait les carences de la recherche analytique héritière, en grande partie en France, de Claude BERNARD : « Mais d’abord parlons biologie. Pour ce faire, il est fréquent de partir de la cellule et de la théorie cellulaire ». Autrefois, on aurait dit que « la cellule est la pièce fondamentale des organismes » et que les tissus sont des assemblages de cellules. On aurait pu entendre aussi que « les fonctions d’un organe ne sont que la somme des fonctions cellulaires élémentaires qui le constituent ». Ces conceptions dépassées peuvent persister encore dans nos esprits. L’évolution des techniques a permis d’aborder l’étude de la cellule sous des angles multiples, la morphologie, la biochimie, la biophysique. Grâce à cette hyperspécialisation, on a pu accumuler une somme considérable de connaissances sur la cellule. Mais une approche descriptive (cytologique) ne permet pas d’établir de synthèse entre la cellule et les organes, les systèmes endocrinien, circulatoire, respiratoire ou nerveux.

« Pour considérer les relations qui unissent la molécule et l’organisme tout entier, c’est-à-dire l’infiniment petit et l’infiniment grand et complexe, il faudrait établir une synthèse que l’hyperspécialisation ne permet pas »

F. Paulus, (1987 et 2007)

Dès que nous formulons des critiques, nous serions enclins à flatter le mérite de cet homme. Au titre de cette reconnaissance nous pourrions, par empathie, penser au quotidien peu heureux en ménage et foncièrement très imprégné de culture rurale paysanne de ce chercheur qui reconnaissait se ressourcer dans sa campagne à Saint-Julien près de Villefranche-sur-Saône dans le Beaujolais.

Sans parler de « névrose de classe », nous pourrions évoquer objectivement « un syndrome dépressif » où se mêleraient de fréquentes « somatisations » du type rhino-pharyngées à rechute et entérites chroniques. Et cela tout en étant créatif puisque durant ces deux années, dans sa campagne, il rassembla son œuvre « princeps » de « l’introduction ». Selon le pédiatre Pierre DEBRAY – RITZEN, auteur d’une bibliographie de BERNARD (2), le grand physiologiste évoquait « le mythe de Sisyphe », héros auquel il s’identifiait tout en retrouvant inlassablement le laboratoire malgré le mal-être ressenti !

Pour la présentation de nos développements futurs, nous lui sommes redevables de son exploration du système parasympathique en balancements ou oppositions avec le système sympathique.
« Cela lui fit reprendre, nous dit DEBRAY-RITZEN (3), une expérience ancienne (1727) sur la section du cordon sympathique dans la région du cou. On avait constaté à sa suite une contraction de la pupille. Claude Bernard s’aperçut que celle-ci s’accompagne de plus d’une dilatation considérable de tous les vaisseaux de la région, particulièrement constatable sur l’oreille du lapin avec augmentation correspondante de la température. Lorsque, à l’inverse, on excite le bout supérieur du nerf sympathique sectionné, les vaisseaux se contractent en reprenant leur calibre et leur tonicité habituels.

On pouvait en conclure que le système musculaire des petits vaisseaux artériels est animé par le système sympathique qui, présidant à la contraction de ces vaisseaux, est vasoconstricteur (sa section entraîne par conséquent une vasodilatation, son excitation électrique une vasoconstriction) ».

Avant Claude BERNARD étaient évoquées les lois de l’hydraulique pour rendre compte de la physiologie sanguine selon des visions purement mécaniques.

« L’exemple le plus frappant, écrit encore DEBRAY -RITZEN, est celui de cette action des nerfs sur les vaisseaux et celui de la pâleur subite ou de la rougeur de la face sous l’influence des émotions »

p. 72, 1992

Pour terminer ce rappel historique nécessaire en vue d’une émancipation transdisciplinaire des sciences du vivant (que nous recherchons), nous relevons le préambule du chapitre II de « l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale », p. 73, in : (1).

Pour Claude BERNARD, « chaque homme se fait de prime abord des idées sur ce qu’il voit, et il est porté à interpréter les phénomènes de la nature par anticipation, avant de les connaître par expérience. L’homme est naturellement métaphysicien et orgueilleux, il a pu croire que les créations idéales de son esprit qui correspondent à ses sentiments représentaient aussi la réalité. D’où il suit que la méthode expérimentale n’est point primitive et naturelle à l’homme et que ce n’est qu’après avoir erré longtemps dans les discussions théologiques et scolastiques qu’il a fini par reconnaître la stérilité de ses efforts dans cette voie ».

Dévalorisant la perception chez l’humain (il ne fut pas le seul) comme sources de connaissances, ainsi, Claude BERNARD aura réduit son modèle à une approche physico-chimique des tissus et des organes et fonctions d’organismes animaux de laboratoire  en spéculant des similitudes chez l’humain et montré la voie pour une dissection du vivant qui deviendra un dogme excluant les émotions et les sensations des animaux et des humains.  L’exploration de la vie inconsciente chez l’humain se trouvait occultée, comme impensable.

Nous verrons que si l’être humain et même les animaux devaient s’individuer (hypothèse future), ils ne devraient pas être assimilés à des « objets » disjoints parce que disséqués et encore moins dépourvus de sensibilité et de mémoire.

N’anticipons pas et montrons-nous reconnaissant des apports de cet illustre précurseur des sciences médicales.

Nos références

  1.  Claude BERNARD, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Champs classiques, 1984 – 2008.
  2. Frédéric PAULUS, « La santé et les besoins essentiels de l’enfant », Ed Empirika, 1987, réédité avec le titre : « L’éducation fondée sur les sensations », Ed Le Printemps, Maurice, 2007.
  3. Pierre DEBRAY-RITZEN, « Claude BERNARD ou un nouvel état de l’humaine raison », Ed Albin Michel, 1992.

Frédéric Paulus

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Kozé libre

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