ANNE-LISE DUCASSE EXPLIQUE LA MISSION ESSENTIELLE DE LA MÉDECINE LÉGALE
Suite à notre article relatant un fait-divers qui s’est produit au Tampon et dont l’état du suspect a été jugé incompatible avec la garde à vue, nous avons souhaité rencontrer un médecin légiste. Anne-Lise Ducasse est médecin psychiatre et légiste au CHU de La Réunion depuis deux ans. Elle nous explique son parcours, les enjeux de la médecine légale et l’importance de la psychiatrie dans cette spécialité méconnue.
Comment en êtes-vous venue à exercer dans le domaine de la médecine légale ?
Anne-Lise Ducasse, médecin psychiatre et légiste : J’ai toujours été attirée par l’aspect enquête et la recherche de preuves. Pendant un temps, je voulais même faire de la police scientifique. Au cours de mes études de médecine, j’ai eu une révélation en passant dans le service de médecine légale de Bordeaux. J’y ai découvert un domaine qui alliait le contact humain, la recherche de la preuve et une approche à la fois médicale et juridique.
Pour devenir médecin légiste, il était alors nécessaire de suivre une première spécialisation avant de se tourner vers la médecine légale. J’ai choisi la psychiatrie, une discipline qui me passionne et qui, contre toute attente, se complète très bien avec la médecine légale. Certains s’amusent à dire que « je ne vais pas parler aux morts », mais en réalité, cette double compétence est précieuse.
En tant que psychiatre et médecin légiste, je suis mieux à même d’évaluer l’impact psychologique des violences subies par les victimes et de comprendre la psychologie des auteurs de passages à l’acte violent.
Une pression judiciaire grandissante
Comment avez-vous vu évoluer la médecine légale dans son lien avec la justice ?
La justice est soumise à une pression pour rendre des décisions rapides, notamment avec la comparution immédiate. Cette pression rejaillit parfois sur nous : il faut rédiger les rapports très vite, souvent sans le recul nécessaire.
Par exemple, lors de l’examen d’une victime, les blessures physiques peuvent être constatées immédiatement, mais le retentissement psychologique, lui, apparaît parfois après plusieurs jours ou semaines. L’idéal serait de pouvoir revoir la victime après quelques jours pour évaluer son état émotionnel, mais ce n’est souvent pas possible car la procédure judiciaire avance rapidement.
Y a-t-il un manque de moyens humains ou un manque de temps ?
En médecine légale pure, à La Réunion, nous avons des moyens suffisants. C’est une spécialité très spécifique et, en nombre, nous sommes à peu près à l’équilibre. Il n’y a pas de manque flagrant de moyens ici. Par contre, la charge de travail grandit, notamment en raison de certains sujets très sensibles pour la justice, comme les violences intrafamiliales. Il faut une donc réponse rapide de tous les acteurs impliqués.
Le quotidien d’un médecin légiste
A quoi ressemble une journée type ?
On a des journées assez variées , il y a un roulement sur plusieurs activités. D’abord, la thanatologie (science de la mort) qui concerne les autopsies et examen de corps, il y a deux légistes sur cette mission chaque jour. Il y a un légiste de consultation qui reçoit les victimes d’agressions. Il y a un légiste d’équipe mobile qui se déplace dans les commissariats et gendarmeries pour examiner les personnes en garde à vue afin de réaliser des examens de compatibilités avec la garde à vue. On peut aussi être amenés à faire des levées de corps . Il y a aussi la rédaction de rapports car chaque acte réalisé nécessite un rapport écrit donc il y a une grosse partie rédactionnelle. On peut aussi être en consultation à la maison de la Femme ou au GHER à Saint-Benoît. On bouge sur ces différents postes, donc il n’y a pas vraiment de journée type.
Quels sont les critères médicaux qui rendent une personne inapte à la garde à vue ?
L’idée est d’évaluer si l’état de santé de la personne est compatible avec un maintien en garde à vue. Il existe plusieurs critères, notamment des critères somatiques : une crise d’asthme, une douleur thoracique, un traumatisme crânien grave nécessitant une hospitalisation. Certains troubles chroniques peuvent aussi être incompatibles si les soins nécessaires ne peuvent pas être assurés en garde à vue comme pour une personne avec une insuffisance rénale qui doit être dialysée par exemple.
Sur le plan psychiatrique, on évalue le risque suicidaire ou la décompensation d’une pathologie psychiatrique nécessitant une hospitalisation.
On a trois possibilités : l’état de la personne est compatible avec la garde à vue , l’état de la personne est incompatible avec la garde à vue. On peut aussi dire que la personne ne peut pas rester immédiatement dans les locaux qu’il faut un avis hospitalier et faire des examens complémentaires ou faire une analyse psychiatrique, donc incompatible sous réserve d’une réévaluation par un médecin spécialisé.
Dans ces cas, on peut déclarer la personne totalement incompatible avec la garde à vue ou recommander une réévaluation par un médecin spécialisé.
Une personne en état de décompensation va-t-elle être remise en liberté ou hospitalisée ?
Nous ne nous intéressons pas tant au fait qu’une personne ait des troubles psychiatriques, mais plutôt à son état au moment de la garde à vue. Une personne peut avoir une schizophrénie ou un trouble bipolaire et être stable, sans être en décompensation aiguë, ce qui permet son maintien en garde à vue.
En revanche, si une personne est en pleine phase de décompensation, comme un épisode délirant aigu ou une phase maniaque sévère, elle ne peut pas rester en garde à vue et nécessite des soins immédiats. Dans ce cas, nous demandons une hospitalisation sous contrainte à la demande du représentant de l’État.
Cette hospitalisation nécessite un certificat médical et un arrêté préfectoral. Tant que l’arrêté n’est pas délivré, la personne reste sous la responsabilité de la police ou de la gendarmerie. Une fois hospitalisée, elle dépend de l’hôpital psychiatrique et la garde à vue est levée.
Un travail de vulgarisation
Y a-t-il toujours suffisamment de places en psychiatrie pour ces hospitalisations ?
Une personne qui est en hospitalisation à la demande du représentant de l’État, on va dire que c’est le mode de hospitalisation le plus contraignant et c’est donc une priorité pour les établissements psychiatriques de trouver une place. Dans mon expérience récente, nous n’avons pas rencontré de pénurie totale de places, mais j’imagine que cela peut arriver dans certains secteurs et que la personne soit contrainte d’attendre aux urgences avant qu’une place ne se libère.
Quelle est la mission d’un médecin légiste dans une enquête judiciaire ?
Nous participons à la recherche de la preuve en apportant des éléments médicaux. Les faits sont jugés par des personnes qui n’ont pas de compétences médicales, donc notre travail est d’éclairer ces professionnels sur les aspects médicaux de l’affaire. C’est un travail de vulgarisation, retranscrire une situation médicale de la manière la plus entendable.
Nous faisons une photographie instantanée de la situation, des lésions, nous analysons leur mécanisme et nous disons si elles sont compatibles avec les faits rapportés.
Lors d’une autopsie, nous déterminons la cause de la mort et nous jouons aussi un rôle de dépistage : il arrive que des décès paraissent naturels et que nous décelions finalement des signes de violences. Nous sommes donc un maillon essentiel de la chaîne judiciaire.
Quand un médecin légiste doit-il être sollicité par la justice ?
Il existe des cas où l’intervention d’un médecin légiste est obligatoire, notamment pour les mineurs de moins de 16 ans placés en garde à vue. Dans ces situations, un examen médical est imposé par la loi. Pour les autres personnes en garde à vue, la visite médicale est systématiquement proposée. Si elles en font la demande, elles peuvent être examinées. Lorsqu’il y a une prolongation de la garde à vue, une nouvelle évaluation médicale peut être nécessaire, bien que la demande puisse être refusée.
Les enquêteurs peuvent également solliciter un examen médical s’ils ont des préoccupations concernant l’état de santé d’un individu en garde à vue, par exemple s’il se plaint d’un problème médical, mentionne un traitement spécifique ou semble en détresse physique ou psychologique.
En dehors des situations de garde à vue, un médecin légiste est sollicité sur réquisition judiciaire. Nous sommes chargés d’examiner les victimes, les auteurs et d’intervenir lorsqu’un décès présente un obstacle médico-légal. Dans ce dernier cas, le corps appartient à la justice, qui décide des actes nécessaires pour comprendre les circonstances du décès.
Lorsqu’un médecin constate un décès avec des circonstances suspectes, violentes ou inexpliquées, il coche la case d’obstacle médico-légal sur le certificat de décès. Dès lors, la justice prend le relais et peut demander une autopsie, un examen de corps, des prélèvements biologiques ou des examens d’imagerie pour déterminer les causes de la mort.
Enfin, nous pouvons être sollicités pour des expertises médicales dans le cadre d’enquêtes judiciaires, afin d’évaluer l’état de santé d’un individu impliqué dans une affaire.
Pour une coopération plus étroite
Est-ce que vous pensez qu’il y a des choses qui pourraient être améliorées dans la coopération entre médecine légale et justice pour mieux protéger les victimes ?
Je pense qu’il y a toujours des choses à améliorer. Globalement, la communication entre la médecine légale et la justice est fluide, mais il peut être difficile de concilier nos priorités respectives. En tant que médecins, notre objectif premier est le bien-être et la santé des victimes, tandis que la justice doit non seulement protéger mais aussi apporter une réponse judiciaire. Parfois, ces deux approches ne sont pas totalement alignées, et il faut parvenir à les faire coïncider.
Un des défis majeurs concerne les violences intrafamiliales, où l’accompagnement des victimes ne se limite pas à une prise en charge médicale ou judiciaire. Il y a aussi des enjeux sociaux et psychologiques essentiels. La justice, en l’état actuel, n’a pas toujours les outils nécessaires pour gérer ces aspects. Une femme sans ressources ni logement, par exemple, se retrouve souvent dans une situation précaire et la justice est démunie. De notre côté, nous faisons appel à des associations et à des dispositifs d’aide, mais cela nécessite une coopération encore plus étroite entre les différents acteurs impliqués.
L’objectif est d’assurer une prise en charge globale des victimes, ce qui demande une meilleure coordination entre les institutions judiciaires, médicales et sociales. On essaie de collaborer au maximum, mais chacun a des missions distinctes qu’il est difficile d’entremêler totalement. Malgré tout, nous devons renforcer cette coopération pour éviter que certaines situations ne se soldent par des échecs. Certains faits divers récents ont montré qu’il y avait encore des lacunes, et notre rôle est d’identifier ces failles pour améliorer continuellement notre manière de travailler ensemble.
Lors de l’examen médical d’une victime de violences physiques, recueillez-vous son témoignage ? Êtes-vous chargé d’en évaluer la crédibilité, ou cela dépasse-t-il votre champ de compétences ?
Ce n’est pas notre rôle. Nous ne sommes pas chargés d’évaluer la crédibilité du témoignage. Cependant, nous allons forcément poser des questions à la personne examinée pour recueillir des précisions médicalement pertinentes.
Souvent, nous avons accès aux procès-verbaux d’audition, ce qui peut nous aider à mieux comprendre les faits rapportés. Dans certaines situations, notamment avec des enfants, nous évitons de leur faire répéter leur récit afin de ne pas réactiver un traumatisme psychologique. Toutefois, nous demandons des informations sur l’état de santé général et antérieur, ainsi que sur le déroulement des faits : comment le coup a été donné, avec quel objet, dans quelles circonstances. Ces précisions sont essentielles pour notre analyse médico-légale.
Notre objectif principal est d’évaluer la compatibilité entre les lésions observées et le récit fourni. Nous utilisons le terme de « compatibilité » car nous ne pouvons pas attester avec certitude de la façon dont les faits se sont déroulés. Nous ne pouvons pas dire si un événement s’est réellement produit comme décrit, mais nous pouvons confirmer si les lésions constatées correspondent au récit ou non. En revanche, nous ne faisons pas d’hypothèses sur des détails comme la latéralité du coup ou la manière exacte dont il a été porté.
Il arrive parfois que des lésions ou leur absence puissent surprendre, car certains mécanismes de traumatisme ne suivent pas toujours une logique apparente. Enfin, nous nous prononçons également sur l’état psychologique de la victime lors de l’examen, en décrivant son état général sans pour autant porter de jugement sur la véracité de ses propos.
Un métier passionnant mais exigeant
En tant que médecin légiste, comment gérez-vous le secret médical ?
Le secret médical reste primordial. Nous ne pouvons dévoiler que les informations strictement nécessaires à la réquisition judiciaire. Par exemple, si une victime présente des antécédents médicaux qui n’ont aucun lien avec ses blessures actuelles, nous ne les mentionnons pas. En revanche, si un problème de santé préexistant a aggravé les séquelles, nous devons le signaler.
Un dernier mot sur votre métier ?
Je trouve que c’est un métier passionnant. C’est un métier passionnant, mais qui peut parfois être difficile parce qu’on est quand même confronté au pire de l’humain en fait.
Mais voilà, néanmoins, je pense qu’on a un véritable rôle à jouer pour la société. Notamment, notre examen auprès des victimes a un rôle très important, et on en a bien conscience quand on reçoit, par exemple, une victime de viol, une victime de violences.
Il y a un contact humain qui est important pour la victime, et donc on essaie d’être le plus humain possible tout en se protégeant, parce que, effectivement, on est confronté à des choses difficiles. Mais c’est un très beau métier.
Entretien : Léa Morineau
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