APPROPRIATION CULTURELLE
La culture appartient à tous, la musique est universelle, voilà des lieux communs qui viennent se fracasser contre le concept d’ « appropriation culturelle ».
Appropriation culturelle, qu’est-ce que c’est ? Dans une vidéo publiée il y a quelques mois qui avait défrayé la chronique du monde culturel local, l’instagrameuse Kermaron voudrait nous l’expliquer en prenant pour exemple le maloya réunionnais. Et dénoncer des musiciens locaux au motif que cette musique est d’origine cultuelle.
Pour notre part, c’est en 1979 que nous avons entendu parler d’appropriation culturelle pour la première fois : il s’agissait des cheveux tressés de l’actrice américaine Bo Derek, une coiffure qui a lancé une mode alors que depuis toujours les femmes noires l’avaient adoptée.
Nous sommes d’accord avec Kermaron. Le yoga a perdu beaucoup de son authenticité et de sa spiritualité en devenant une pratique enseignée aux Blancs par des Blancs dans les pays occidentaux. Il en est de même pour les arts martiaux, en devenant sports de combat et disciplines olympiques. Quelle culture asiatique le judo transmet-il aujourd’hui? N’est-il pas devenu simplement une forme de lutte qui apporte à la France des médailles olympiques, et tant pis pour l’art de vivre et l’âme qu’il devrait transmettre.
Danse africaine sans Africains
Pour autant, cette « appropriation » permet à nos compatriotes d’avoir accès à ces disciplines car, s’il fallait aller en Inde pour faire du yoga ou au Japon pour le judo, ce serait beaucoup plus compliqué. En revanche, pour la danse africaine, comme nous le fait remarquer Salamata Dialo, professeure dans l’île depuis quelque trente ans, c’est « hors de question ». « A une professeure suédoise, je préfère faire venir un Guinéen ; lui a besoin de ça pour vivre », indique-t-elle en parlant des stages qu’elle organise. En réalité, c’est au client pratiquant d’être un peu curieux et de faire son choix quand il y en a un. Celui de l’authenticité s’il le veut.
Nous entendons aussi l’argument qu’une pratique ne devient populaire que quand les Blancs s’en emparent. Mais c’est là, et surtout si l’on parle de musique et de pop culture, que l’on tombe dans la mesquinerie et le replis sur soi. « L’appropriation culturelle, c’est quand un peuple dominant s’approprie une pratique d’un peuple dominé », souligne Gaël Velleyen, chanteur et acteur culturel. Voilà pour justifier que tout le monde peut faire du reggae, à condition d’être « issu d’un peuple qui a beaucoup souffert».
Nyabinghi
L’argument a du mal à tenir la route des cas particuliers ; Bob Marley, métis, s’est-il « approprié » les tambours nyabinghi quand il a popularisé le reggae ? Et sans les succès de la musique mainstream, sans le label Real World de Peter Gabriel et l’invention du terme word music, qui aurait pu écouter de la musique africaine dans les années 80 ? Même si le produit était recalibré pour la bande FM des pays du Nord ? Car, à cette époque sans internet, seuls étaient disponibles les enregistrements anthropo-musicologiques de Le Chant du Monde, Ocora Radio France ou Harmonia Mundi. Pour notre part, nous avons découvert Prince Buster quand les groupes Madness ou The Specials on remis au goût du jour et de l’Angleterre le ska jamaïcain. Les amateurs de musique vont toujours à la source car ils savent que l’original est toujours mieux que la copie.
L’argument de Kermaron, c’est que le maloya est une musique cultuelle attachée à la religion des ancêtres. Oui, mais tout le monde sait que l’on ne convoque pas les ancêtres sur une scène. Il y a deux sortes de musiques différentes qui ne se mélangent pas, même si elles sont intimement liées. Même les zoreils de France comprennent la différence. C’est ainsi que François-Régis Cambuzat, quand il était venu dans l’île attiré par la tradition des services kabaré pour un documentaire d’ethno-musicologie, s’est tourné finalement vers un spectacle résolument rock, Kabar Nwar, pour ne pas « abîmer cette tradition ». Et si le maloya est reconnu patrimoine mondial par l’Unesco, c’est parce que la pratique est vivante, moderne et créative ; ce genre musical ne serait pas à l’Unesco si il était resté figé dans la musique traditionnelle et folklorique.
Saodaj et Grèn Semé
Nul doute que de nombreux mélomanes d’Hexagone s’intéresseront au maloya et à la musique réunionnaise à l’écoute de Saodaj ou de Grèn Semé, décriés par Kermaron. Et si leurs musiques s’inspirent de l’île où ils vivent, quel est le problème ? Qui leur dénie leur réunionnité ? Dans un sobatkoz consacré à l’identité réunionnaise – Kosa èt réyoné? – au cours de la journée Matèr co-organisée par Parallèle Sud, les intervenants de l’association Ti Somin Gran Somin, le Komité Pangar !, l’association Rasine Kaf, Paul Mazaka, et d’autres, convenaient que « l’on ne nait pas réunionnais, on le devient ». Voilà. Et, de toute façon, au pire, il ne s’agirait pas d’un vol, plutôt d’une mise en avant qui bénéficiera à tous.
Sans compter que dans la pop culture, dont font partie les musiques actuelles, copier, s’inspirer et détourner est érigé en principe fondateur. Depuis l’invention du tambour et de l’écriture des notes de musique, les révolutions sont rares tant tout le monde s’inspire de tout le monde. Nous sommes le fruit de nos expériences, de notre culture et de notre environnement. Quand Kermaron rappelle que le maloya puise son origine en Afrique mais aussi en Inde ou en Chine, elle a raison ; mais quel Chinois va crier à l’appropriation culturelle ?
Nous laisserons le mot de la fin à Ti-Danyel Fonnkèr, le peintre rasta de Fleurimont. Quand nous lui avons demandé ce qu’il pensait du concept d’appropriation culturelle. Sa réponse fût simple et limpide : « La musique est universelle ». Tout est dit.
Philippe Nanpon