Laurent Médéa sociologue

Derrière l’illusion du vivre-ensemble, comprendre pourquoi La Réunion se divise

LIBRE EXPRESSION

La Réunion, terre de métissage et de diversité, est souvent présentée comme un modèle de coexistence culturelle. Pourtant, derrière cette image harmonieuse, des fractures sociales invisibles creusent des inégalités grandissantes et menacent le vivre-ensemble. La hiérarchisation du pouvoir, la domination économique des Métropolitains et la concurrence croissante sur les ressources entre Réunionnais et Mahorais nourrissent un sentiment de déclassement et d’injustice. Mais ces tensions ne relèvent pas d’un simple conflit intercommunautaire. Elles s’inscrivent dans un système structurel où l’État et les élites locales perpétuent un modèle économique et social qui favorise une minorité au détriment de la majorité. Dans ce contexte, quelle est la part de responsabilité des institutions et des décideurs locaux ? Comment prévenir l’émergence d’un clivage irréversible ? À travers une analyse sociologique et géopolitique, cet éclairage s’attache à décrypter les dynamiques profondes qui façonnent la société réunionnaise aujourd’hui.

Une île attractive, mais jusqu’à quand ?

Depuis une trentaine d’années, le discours porté par les élites politiques locales présente La Réunion comme un territoire attractif, vantant son modèle de vivre-ensemble, son climat idéal et sa qualité de vie exceptionnelle. Cette image, largement relayée dans les médias et les politiques de promotion territoriale, a favorisé un afflux croissant de nouveaux arrivants issus de l’Hexagone, notamment des cadres en quête d’opportunités professionnelles et d’un cadre de vie plus agréable. Ces nouveaux arrivants, souvent plus diplômés et mieux intégrés aux réseaux professionnels nationaux, bénéficient d’un capital économique et social supérieur, leur permettant d’accéder plus facilement aux opportunités immobilières et foncières locales. Cette dynamique s’est traduite, depuis une vingtaine d’années, par une augmentation extrêmement importante du prix du foncier et du logement, alimentée par des logiques d’investissement spéculatif et une concentration du pouvoir d’achat entre les mains d’une minorité.

Ce phénomène, appelé gentrification, correspond à un processus où l’implantation de populations plus aisées dans un territoire entraîne une augmentation des prix de l’immobilier, rendant progressivement l’accès au logement difficile pour les Réunionnais, souvent issus des classes populaires et moyennes. L’accélération de cette dynamique foncière, conjuguée à une offre de logements insuffisante et à une régulation publique limitée, a provoqué une fracture territoriale entre les ménages locaux et les nouveaux entrants, contribuant ainsi à une forme de gentrification insulaire. Cette situation entraîne des tensions croissantes sur l’accessibilité au logement, renforçant l’exclusion résidentielle des classes populaires et moyennes réunionnaises et accentuant l’étalement urbain vers les périphéries. L’installation de nombreux Métropolitains à La Réunion est souvent facilitée par des dispositifs incitatifs tels que les primes de vie chère, les avantages fiscaux et des opportunités professionnelles plus accessibles, notamment via les contrats publics, la mobilité de la fonction publique ou encore l’implantation d’entreprises privées métropolitaines sur l’île. Ces avantages économiques contribuent à l’émergence d’une élite sociale et professionnelle où les Métropolitains occupent une place prédominante dans des secteurs clés tels que la fonction publique, l’éducation, la santé, la culture et les médias. Cette concentration dans les sphères de pouvoir renforce les difficultés d’accès aux postes à responsabilité pour les Réunionnais, alimentant ainsi un sentiment d’exclusion et d’injustice sociale. Cette prédominance dans les cercles décisionnels induit une influence culturelle et normative qui façonne les dynamiques locales selon des référentiels hexagonaux. Ce modèle dominant structure les élites économiques et culturelles de l’île en valorisant des codes, des pratiques linguistiques et des références qui ne correspondent pas toujours aux réalités réunionnaises. En conséquence, une partie de la population locale peut éprouver un sentiment de marginalisation sur son propre territoire, confrontée à une hiérarchie sociale où la réussite semble conditionnée par une assimilation aux normes métropolitaines.

Cette situation met en place un rapport de force où les groupes dominants justifient et perpétuent leur position par des mécanismes institutionnels et culturels qui maintiennent les inégalités. Cette influence dans les sphères médiatiques et culturelles façonne un modèle hégémonique qui ne prend pas toujours en compte la diversité des réalités locales, ce qui crée un déséquilibre identitaire. À mesure que ce modèle s’impose comme la référence de la réussite sociale, un malaise s’installe parmi ceux qui ne s’y reconnaissent pas, nourrissant ainsi un ressentiment latent. Ce processus de domination a également pour effet d’entretenir un phénomène de transfert des frustrations. Les classes dominées, soumises à l’influence des croyances et des structures imposées par les élites, finissent parfois par intérioriser et reproduire les mécanismes de leur propre marginalisation. Dans ce contexte, la frustration accumulée par une partie des Réunionnais, qui se sentent relégués aux marges des circuits économiques et décisionnels, se reporte sur une autre communauté encore plus vulnérable : les Mahorais. Ce déplacement des tensions illustre la manière dont un système inégalitaire, en fragmentant les rapports sociaux, détourne les revendications de justice sociale vers des affrontements horizontaux entre groupes précarisés, plutôt que vers une remise en question du modèle de domination en place.

En raison de ce processus de gentrification insulaire, les Réunionnais issus des classes moyennes et le bas de la classe supérieure rencontrent de grandes difficultés à accéder à la propriété. Face à la flambée des prix du foncier et du logement, beaucoup ne peuvent plus acheter, bâtir ou s’installer dans les quartiers résidentiels historiquement accessibles. Cette situation les contraint à se replier vers des quartiers plus populaires ou vers le parc de logements sociaux, où la cohabitation avec d’autres populations précarisées, notamment les Mahorais, devient un facteur de tensions sociales croissantes. Ce contexte exacerbe un sentiment de déclassement, et face à l’absence de solutions structurelles, certains reportent leurs frustrations sur des groupes perçus comme concurrents dans l’accès aux ressources (logement, emploi, services publics). Cette structure est encore plus marquée par des différences ethno-sociales, historiques et géographiques, et par l’influence d’acteurs extérieurs dominants. De plus, ces tensions sont exacerbées par une stratification sociale encore influencée par des dynamiques ethno- historiques, où l’accès aux ressources et aux opportunités économiques reste marqué par des héritages coloniaux et des inégalités persistantes entre les groupes sociaux. Ce phénomène favorise la diffusion de préjugés et de stéréotypes, renforçant des discriminations et des incompréhensions réciproques. Pourtant, ces tensions ne sont pas le cœur du problème, mais bien la conséquence d’une régulation insuffisante du marché foncier et d’une planification urbaine qui ne prend pas en compte les réalités économiques et sociales locales.

Une hiérarchie sociale invisible : les Mahorais, cibles de la frustration

À La Réunion, les tensions sociales ne peuvent être pleinement comprises sans analyser la hiérarchisation du pouvoir, souvent liée à des critères historiques et sociaux, notamment la couleur de la peau. Cette construction sociale tend à assujettir certains groupes, limitant leur capacité d’action et d’émancipation. Depuis plusieurs décennies, La Réunion souffre d’un développement inégalitaire, marqué par une forte dépendance aux aides publiques, un

chômage structurel élevé et un accès restreint aux postes de responsabilité pour les locaux. Pendant ce temps, une élite économique et administrative extérieure accède plus facilement aux opportunités professionnelles et foncières, renforçant un sentiment de marginalisation chez les Réunionnais. En parallèle, la crise sociale qui frappe Mayotte a entraîné une migration massive vers La Réunion, exacerbant les tensions autour du logement, de l’emploi et de l’éducation. Les Réunionnais, déjà confrontés à des difficultés structurelles, perçoivent alors les Mahorais comme des concurrents directs, alimentant ainsi un rejet croissant et un sentiment d’injustice sociale. Au-delà des tensions intercommunautaires, cette situation révèle un malaise économique et identitaire plus profond. Ce phénomène ne se limite pas à une opposition entre communautés, mais traduit plutôt un système socio-économique structuré qui favorise une minorité et maintient la majorité dans une situation d’infériorité économique et sociale. Cette exclusion systémique restreint les capacités d’action des Réunionnais, renforçant ainsi les inégalités et les fractures territoriales.

Lorsqu’une communauté est confrontée à une forme de domination sociale ou d’exclusion économique, la frustration ne se dirige pas nécessairement vers le système en place, mais se redirige vers une autre population plus vulnérable, perçue comme concurrente dans l’accès aux ressources. À La Réunion, cette dynamique se traduit par une double tension : d’un côté, les Réunionnais rencontrent des difficultés à accéder aux postes qualifiés, souvent occupés par des Métropolitains. De l’autre, les Mahorais, souvent en grande précarité et bénéficiant des mêmes aides sociales que les Réunionnais (RSA, les allocations ou le logement social) sont perçus comme des privilégiés par ceux qui se situent juste au-dessus d’eux dans l’échelle sociale. Ce sentiment d’injustice nourrit un rejet grandissant des Mahorais, basé sur plusieurs perceptions. Certains Réunionnais estiment que ces derniers profitent indûment du système social, notamment en matière de logement et d’aides financières alors qu’ils sont français. Par ailleurs, la concurrence sur les ressources locales, notamment l’accès au logement social et aux établissements scolaires, renforce l’idée d’un avantage disproportionné attribué aux Mahorais, ce qui alimente encore les tensions. À cela s’ajoute une différence culturelle qui, bien que reposant sur des racines historiques communes, est souvent exagérée pour accentuer la distance sociale entre les deux populations. Ce phénomène n’est pas propre à La Réunion. Dans d’autres territoires ultramarins et en métropole, des dynamiques similaires sont observées. En Guadeloupe et en Martinique, le ressentiment s’exprime à l’égard des Haïtiens, tandis qu’en Guyane, des tensions existent avec les Surinamais et les Brésiliens. Dans l’Hexagone, les rivalités entre différentes communautés issues de l’immigration s’inscrivent dans des logiques comparables. Ainsi, la tension entre Réunionnais et Mahorais ne doit pas être réduite à un simple problème de racisme. Il s’agit avant tout d’un déséquilibre socio-économique plus profond, où l’inégalité perçue dans la répartition des ressources alimente un repli identitaire et la recherche d’un bouc émissaire. Si aucune réponse structurelle n’est apportée, ces fractures risquent de s’accentuer et d’ancrer durablement un clivage entre les communautés. L’enjeu est donc de déconstruire ces mécanismes et de travailler sur les causes profondes des inégalités afin d’éviter que La Réunion ne se divise davantage face à une problématique qui dépasse largement ses frontières.

Depuis plusieurs décennies, La Réunion fait face à un développement inégalitaire, marqué par une forte dépendance aux aides publiques et un manque de projets structurants. L’État privilégie une politique de gestion sociale à une véritable stratégie de développement, injectant chaque année des milliards d’euros sans investissements majeurs dans l’innovation, l’industrie locale ou les infrastructures structurantes. Cette posture attentiste, qui consiste à distribuer des aides sans initier de transformations durables, maintient l’île dans une dynamique de dépendance, limitant son autonomie économique et ses perspectives d’avenir. En parallèle, Mayotte bénéficie d’une attention politique renforcée, avec des financements en matière de sécurité, d’infrastructures et d’intégration accélérée au cadre national. L’État y intervient sous la pression de l’urgence migratoire et sociale, tandis que La Réunion, considérée comme « stabilisée », reste dans une gestion passive. Cette inégalité de traitement renforce une frustration croissante, notamment chez la jeunesse réunionnaise qui peine à se projeter sur son territoire et se voit contrainte de partir chercher des opportunités ailleurs, sans garantie de retour. Cependant, il serait simpliste d’attribuer l’entière responsabilité à l’État. Les élites locales ont également une part de responsabilité dans cette inertie. Plutôt que de revendiquer un projet économique structurant, certains acteurs politiques se sont accommodés d’une dépendance aux financements publics, consolidant leur position au sein du système dominant. Contrairement à d’autres territoires ultramarins, La Réunion n’a pas su imposer une vision ambitieuse à l’échelle nationale, ni exiger un véritable rééquilibrage du pouvoir économique et décisionnel.

Le manque d’infrastructures majeures illustre cette absence de vision à long terme. Le projet de tram-train, qui aurait pu désenclaver l’île et dynamiser son économie, a été abandonné, tandis qu’en Métropole, des milliards d’euros sont investis dans des projets de transport urbain. Cette situation témoigne d’une inégalité structurelle dans la prise en compte des besoins territoriaux, freinant le développement économique local. Le maintien d’un territoire en situation de sous- développement peut, volontairement ou involontairement, servir les intérêts d’un système dominant composé d’acteurs économiques et politiques. Un territoire économiquement fragile reste dépendant des financements extérieurs, ce qui limite son autonomie et sa capacité à influer sur son propre développement. Plutôt que de stimuler une croissance locale durable, les aides sociales et subventions remplacent une véritable politique de structuration économique, freinant ainsi les initiatives endogènes. Cette situation profite à certains acteurs économiques qui tirent avantage de la faible concurrence locale et de l’importation massive de biens et services. L’absence d’une économie productive forte favorise les monopoles et les cartels économiques, qui maintiennent un niveau de prix élevé au détriment du pouvoir d’achat des habitants. De même, une population fortement dépendante des aides publiques constitue un levier de contrôle politique, réduisant la capacité de contestation et de revendication pour un changement de modèle économique. Toutefois, il ne s’agit pas d’une volonté délibérée de freiner le développement, mais plutôt d’une dynamique systémique où l’inertie politique et le manque d’investissements structurants perpétuent un retard économique. Pour sortir de cette situation, une refonte du modèle économique et social est nécessaire, ce qui suppose une volonté politique forte et un engagement collectif des acteurs locaux. Par ailleurs, Mayotte occupe une position stratégique pour la France dans le Canal du Mozambique, en raison de sa proximité avec l’Afrique de l’Est et Madagascar . Face aux enjeux migratoires et à l’instabilité régionale, l’État privilégie une intervention plus active sur ce territoire, justifiant des financements accrus et des dispositifs d’intégration spécifiques. Cette approche contraste avec la gestion de La Réunion, où l’urgence ne se fait pas ressentir de la même manière aux yeux des décideurs nationaux. Le développement inachevé de La Réunion ne résulte pas uniquement d’un désintérêt de l’État, mais d’une absence de vision partagée entre les décideurs nationaux et les élites locales. Tant que l’île ne portera pas un projet économique ambitieux et structuré, elle continuera à subir une politique de gestion sociale plutôt qu’une dynamique de transformation durable. Il est donc urgent de sortir du fatalisme et d’engager une réflexion collective sur les alternatives possibles, afin que La Réunion puisse enfin prendre en main son avenir et ne plus dépendre uniquement des décisions prises à Paris.

Développer les Comores : une alternative pour alléger la pression migratoire

En 1975, trois îles de l’Archipels des Comores ont accédé à l’indépendance après un référendum, tandis que Mayotte a choisi de rester française, une décision toujours contestée par l’Union des Comores. Ce contentieux territorial a conduit Moroni à mener une diplomatie hostile contre la France, notamment auprès de l’ONU et de l’Union africaine, rendant toute coopération économique d’envergure difficile. Le développement des Comores a par ailleurs été entravé par

des décennies d’instabilité politique et d’ingérences étrangères. De 1975 jusqu’au début des années 1990, les tentatives de stabilisation ont été sabotées par des coups d’État à répétition, souvent orchestrés par le mercenaire Bob Denard et ses réseaux, avec des soutiens de la France et des intérêts économiques. Ces perturbations ont maintenu le pays dans une pauvreté extrême, incitant une partie importante de sa population à émigrer vers Mayotte, un phénomène amplifié par la départementalisation de l’île en 2011. Cette pression migratoire a saturé les infrastructures mahoraises, en particulier dans les domaines de l’éducation, de la santé, du logement et de la sécurité, ce qui a alimenté des tensions croissantes. Cet afflux a créé un effet domino, favorisant un déplacement des tensions vers La Réunion, où de nombreux Mahorais cherchent de meilleures conditions de vie et un accès aux mêmes droits sociaux que les Réunionnais. Cette dynamique a contribué à exacerber les tensions identitaires et sociales, notamment face à la montée d’une délinquance juvénile structurée autour des Dakou, ces groupes de jeunes mineurs isolés nés à Mayotte qui suscitent une inquiétude grandissante au sein des quartiers populaires. Les Dakou sont majoritairement issus de l’immigration clandestine comorienne et vivent dans une grande précarité, souvent sans état civil, ce qui complique leur identification et leur prise en charge. Privés d’éducation et de cadre familial stable, ils évoluent en marge de la société et forment des groupes délinquants pour survivre. Cette situation est aggravée par l’absence de structures adaptées et par la saturation des dispositifs sociaux, empêchant toute réponse efficace aux problématiques auxquelles ils sont confrontés. Leur présence à La Réunion, facilitée par l’absence de contrôle migratoire strict entre les deux îles, contribue à une montée de la violence dans certains quartiers. Faute de mesures adaptées, La Réunion pourrait connaître les mêmes troubles sécuritaires que Mayotte, ce qui rend impératif un encadrement plus rigoureux des transferts de mineurs ainsi qu’un renforcement des dispositifs d’accompagnement éducatif et social. Le récent passage du cyclone Chido n’a fait qu’intensifier la situation, alimentant une peur collective d’un afflux massif de Mahorais, amplifiée par des rumeurs et un sentiment d’insécurité croissant à La Réunion. Cette crise migratoire met en évidence l’absence d’une vision stratégique globale. Si la France adoptait une politique extérieure plus ambitieuse en faveur du développement des Comores, la pression migratoire sur Mayotte et La Réunion serait naturellement atténuée. En investissant dans l’économie locale, l’éducation et les infrastructures aux Comores, une partie de la population pourrait rester sur son territoire au lieu de chercher à émigrer vers Mayotte et, par extension, vers La Réunion.

Une approche proactive de la France permettrait ainsi non seulement de limiter la crise migratoire, mais aussi de transformer Mayotte et La Réunion en véritables pôles de développement régional. Pourtant, ce type de politique peine à voir le jour en raison de plusieurs blocages. Les tensions diplomatiques persistantes entre Paris et Moroni freinent toute coopération de grande ampleur. Le manque d’intérêt des élites politiques françaises, qui considèrent encore l’Outre-mer sous un prisme purement gestionnaire et non stratégique, empêche l’adoption de réformes profondes. À cela s’ajoute l’absence de pression citoyenne et médiatique sur cette question, qui reste largement en dehors du débat public national. Une politique volontariste à l’échelle régionale suppose un engagement fort de l’État français, qui pour l’instant fait défaut. Si la France ne modifie pas sa stratégie, les tensions à Mayotte et La Réunion risquent de s’aggraver dans les années à venir, avec des conséquences durables sur la cohésion sociale et la stabilité de ces territoires.

Une identité politique réunionnaise fragmentée face à une concurrence sociale entre Réunionnais et Mahorais

La Réunion possède une histoire, une culture et une société uniques, façonnées par un métissage entre diverses populations. Pourtant, sur le plan politique, aucune véritable unité ne se dégage autour d’un projet commun propre à l’île. La vie politique locale reste largement influencée par

les tendances nationales, avec des partis politiques qui sont souvent des déclinaisons des formations hexagonales, comme le PS, LR, LFI, EELV ou encore le RN. Seul le PLR et ses alliés, qui dirigent la Région Réunion, tente d’affirmer une vision plus ancrée dans les spécificités réunionnaises. Cependant, cette absence de structuration politique locale empêche l’émergence d’une dynamique collective forte et cohérente. Les élites locales apparaissent divisées et parfois contraintes par les injonctions de Paris, ce qui limite l’affirmation d’une identité politique réunionnaise autonome. À la différence de territoires comme la Corse, la Nouvelle-Calédonie ou la Bretagne, qui ont su structurer des mouvements politiques régionaux influents, La Réunion peine à imposer une vision propre à ses enjeux économiques, sociaux et culturels. Peu d’élus défendent un modèle de développement spécifique, laissant ainsi les grandes orientations politiques être décidées selon des logiques métropolitaines, sans prise en compte des réalités locales. Cette dépendance décisionnelle a des conséquences concrètes sur des secteurs stratégiques comme le logement, l’éducation, l’économie ou les transports. Trop souvent, les politiques publiques mises en place à La Réunion sont calquées sur des modèles hexagonaux, inadaptés aux particularités du territoire. L’absence d’un discours politique réunionnais structuré et audible contribue à une montée du désintérêt pour la politique locale, alimentant en retour des mouvements de contestation et un repli identitaire qui pourraient se radicaliser à l’avenir. Face à ces défis, la nécessité d’une vision commune se fait plus pressante. Pour construire un avenir en adéquation avec les réalités réunionnaises, un projet collectif impliquant les élus, les entreprises, les syndicats, les associations et la société civile doit être défini autour de priorités locales claires. Le débat reste ouvert, mais une chose est certaine, La Réunion ne peut plus se contenter d’être gérée comme un simple département hexagonal. Elle doit revendiquer un positionnement politique structuré et affirmé, porté par des élites engagées dans la préservation et la construction d’une véritable identité politique réunionnaise. L’enjeu n’est pas uniquement institutionnel, mais sociétal, il s’agit d’assurer à La Réunion un avenir où les décisions sont prises en fonction de ses propres dynamiques, et non dictées par des schémas venus d’ailleurs.

En outre, l’espoir suscité par la départementalisation à Mayotte s’est heurté à une réalité complexe : l’égalité des droits sociaux avec les autres territoires français n’a toujours pas été atteinte. Il suffit de rappeler que La Réunion, devenue département français en 1946, n’a bénéficié des mêmes droits sociaux que l’Hexagone qu’en 1995, et que son véritable développement infrastructurel n’a réellement commencé qu’à la fin des années 1970 après l’abandon du franc CFA en 1975. Cette lente progression met en lumière la difficulté d’un rattrapage effectif, laissant de nombreuses populations ultramarines dans une situation de précarité structurelle. Mais au-delà des enjeux économiques, c’est aussi l’identité réunionnaise qui se retrouve fragilisée. Les tensions entre Réunionnais et Mahorais ne cessent de s’aggraver, non pas par un antagonisme naturel, mais parce que ces deux communautés, confrontées aux mêmes difficultés, sont placées en concurrence par un système qui les dépasse. Cette dynamique de fragmentation identitaire renforce le risque d’une montée des tensions communautaires, pouvant, à terme, fracturer profondément la société réunionnaise. Dans ce contexte, la migration mahoraise agit comme un catalyseur des tensions sociales, mais elle n’en constitue pas la cause fondamentale. Les Réunionnais, déjà confrontés à des difficultés d’accès au logement et à l’emploi, perçoivent l’arrivée de nouveaux habitants précaires comme une menace supplémentaire. Cependant, plutôt que de s’attaquer aux véritables causes du problème – à savoir la concentration du pouvoir et des richesses entre les mains d’une minorité – la frustration est souvent redirigée vers ceux qui sont encore plus vulnérables. Ce mécanisme de division détourne ainsi l’attention des véritables enjeux et contribue à maintenir le statu quo. Pour éviter une implosion sociale, il devient impératif de sortir de ce modèle dominant et de mettre en place des solutions concrètes pour prévenir l’aggravation des tensions. Si l’État ne fait pas preuve d’une vision stratégique à long terme, La Réunion doit, elle-même, prendre en main son avenir, en élaborant un véritable projet de développement fondé sur des investissements

structurants et une autonomie renforcée dans la définition de ses priorités économiques et sociales. Sans cette prise de responsabilité collective, le risque est grand de voir se perpétuer un système où les inégalités s’enracinent et où les divisions internes empêchent toute transformation profonde.

Se réveiller avant qu’il ne soit trop tard

Cette politique de laisser-faire ne fait qu’exacerber les tensions sociales et identitaires, notamment vis-à-vis des Métropolitains et des Mahorais. Les inégalités persistantes alimentent un sentiment de déclassement, où une partie de la population réunionnaise a l’impression de perdre du terrain face aux autres communautés présentes sur l’île. Sans une politique volontariste et une réelle volonté d’inverser cette dynamique, La Réunion risque de se retrouver dans une situation explosive, marquée par un sentiment d’abandon croissant. Les fractures invisibles qui divisent La Réunion ne sont pas une fatalité, mais elles ne disparaîtront pas d’elles- mêmes. L’État doit revoir sa stratégie et cesser d’adopter une gestion purement administrative des Outre-mer, tandis que les élus réunionnais doivent, eux, enfin porter un projet politique local ambitieux, qui ne soit pas une simple reproduction des modèles hexagonaux. À défaut d’une telle prise de responsabilité, les tensions continueront de s’aggraver, les inégalités de se creuser et l’identité réunionnaise de s’effriter progressivement.

Dans ce climat d’incertitude et de frustration, une grande partie de la classe moyenne se tournera vers le Rassemblement National lors des prochaines échéances électorales, pensant y trouver une réponse au problème migratoire, pourtant circonscrit à des citoyens français sur un territoire français. La lassitude des Réunionnais s’accentue et l’optimisme des entrepreneurs locaux s’effrite, laissant place à un radicalisme croissant, nourri par les injustices structurelles d’un système figé. Le véritable problème ne se limite pas à un simple conflit intercommunautaire, mais réside dans une hiérarchisation sociale profondément ancrée, où le système dominant et la place prédominante des Métropolitains dans la sphère économique et décisionnelle créent un déséquilibre qui dépasse largement les tensions visibles. Tant que cette structuration des inégalités restera intacte, La Réunion ne pourra pas avancer vers un modèle plus équitable. Il est temps de s’interroger collectivement sur l’île que nous voulons léguer aux générations futures et sur l’héritage que laisseront les décideurs actuels aux Réunionnais. Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas une fatalité. Mais tant que l’on continuera à opposer Métropolitains, Réunionnais et Mahorais, nous resterons enfermés dans un modèle qui ne profite qu’à une élite dominante. Le véritable enjeu ne réside pas dans une lutte entre communautés, mais dans la remise en question d’un système qui perpétue une hiérarchie sociale injuste. Chacun, à son niveau, doit prendre conscience de cette réalité et agir en conséquence.

Dr. Laurent Médéa, Sociologue

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