[Livres] Deux générations, une même culture

LIVRES A DOMICILE

Cette semaine, je vous propose de découvrir deux visions complémentaires de la culture réunionnaise, à travers deux livres mettant en valeur les traditions et la langue créole. Ils possèdent en commun la qualité d’écriture propre aux ouvrages édités par l’U.D.I.R. de Jean-François Sam-Long.

Du rap au fonnkèr

Matthieu Vaytilingom, connu aussi sous le pseudo de Socko lo Kaf, est un fonkézèr reconnu, qui a commencé par le rap revendicatif, avant de publier ses mots dans son recueil « Sanm lo kèr ». Il renoue avec l’esprit de Gauvin, Gamaleya ou Honoré, avec un engagement anti-colonial marqué, mais aussi une force poétique permanente, que ce soit en  kréol ou en français. La plupart des textes sont d’ailleurs traduits dans les deux langues, et ça fonctionne très bien dans les deux sens, même si, on le sait, le passage d’une langue à l’autre ne donnera jamais exactement la même précision, la même saveur.

Le français lui même étant souvent évincé par l’anglais, on pourrait parler de « punchlines » à chaque vers. Réparties, phrases-choc, on sent que Matthieu est tombé dans le rap dès qu’il était petit. Ce mélange de colère et d’amour est omniprésent dans une volonté de prise de conscience contre les effets pervers d’un néo-colonialisme toujours présent dans les esprits, effaçant la nature profonde des gens, et la nature tout court, dans une gangue de béton et de consommation.

Matthieu n’est pas dupe, et ne se laisse pas corrompre : « Apprendre à modérer sa parole, pour plaire » ironise-t-il dans un vers. Lucidité de l’artiste qui sait combien il faut se montrer aimable pour obtenir des subventions, pouvoir s’exprimer dans les médias importants, plaire aux « maîtres »… et parfois même au public que les décideurs encouragent souvent à la facilité.

La force et le pouvoir des mots

Autres exemples : « Je retiendrai mes crocs quand la nuit retiendra le jour » mais aussi « Qui retient ses mots retient l’amour ». Et ce « mayaz » des deux langues à propos du vingt décembre : « Ma vie métronome à mettre aux normes de la métropole », « 172 zan plis dovan… Kosa noulé ? », ou encore : « Cache de nouveau ta couleur : ce n’est plus le 20. C’est le 21 décembre aujourd’hui. ».

Je remarque au passage que les critiques littéraires ou de spectacles citent souvent très peu d’extraits des textes des artistes dont ils parlent. Dommage, le blabla du critique ne vaut pas la parole du créateur concerné : écoutez donc cette merveille : « L’encre de ma plume a besoin de crier », ou encore : « il est temps de défricher les champs qui sont dans nos têtes » …

La plupart des vers de cette suite poétique sont de la même trempe. Sept chapitres, une soixantaine de poèmes, en version bilingue pour la plupart. Socko lo Kaf, la nouvelle génération des insoumis de l’île, avec la volonté de créer une langue créole durable et non figée, à travers l’écriture qui lui a déjà permis de ne pas se dissoudre dans la langue officielle.

Un Yabécédaire pertinent et impertinent

Mais le kaf et le yab ne sont pas opposés. Les jeunes générations et les « boomers » non plus. Le Yabécédaire de Jean-Louis Payet est là pour le prouver. Toute ressemblance entre les lieux et les personnages ne serait pas une simple coïncidence, et s’il a changé les noms des écarts et des gens, c’est plus pour créer un trait d’humour supplémentaire que pour éviter des procès. Le Yabécédaire regroupe des anecdotes tirées du réel, de l’Entre-Deux jusqu’à Saint-Denis, de A comme Allo jusqu’au Z comme Zélections, (ou Zembrocal, ce qui est un peu pareil.)  C’est souvent hilarant, mais jamais méchant.

Jean-Louis Payet défend le créole à sa manière. S’il écrit un créole « francisé », il affirme avoir le plus grand respect pour les zarboutans littéraires des années 70. Ses histoires, tranches de vie, véritables sketches saisis sur le vif, ne jouent pas sur le pathos mais sur l’humour. Il défend le créole, mais d’une façon complémentaire aux militants et linguistes. « Avec l’accent de la Yaberie, le seul créole comprenable, vi dira pas moin le contraire, c’est celui qu’on entend et qu’on parle fort, ici en haut ».

… Avant que les marmailles se taisent définitivement devant leurs écrans ?

Les « zistoires longtemps » et récits de vie ne manquent pas dans les parutions locales. Mais le livre de Jean-Louis Payet apporte de l’originalité, à travers une foule de situations parfois incroyables mais vraies, quasiment dignes de San Antonio, et d’expressions méconnues, voire oubliées. Par exemple : « Casse la pompe », ou « Camuserie » , dont vous trouverez le sens en parcourant cet ouvrage drôle, mais tout en finesse, et même second degré, qui mériterait selon moi une meilleure place dans les librairies.

Et si les touristes ramenaient dans leurs bagages « Sanm lo kèr » et « Yabécédaire », ils approfondiraient leur vision de la culture réunionnaise vivante.

                                                                                                           Alain Bled

+

2 générations pour 2 livres. C’est une histoire de générations. Culture générations.

A propos de l'auteur

Alain Bled | Reporter citoyen

Homme de culture, homme de presse, homme de radio... et écrivain. Amoureux du récit et du commentaire, Alain Bled anime la rubrique « Livres à domicile ».