Du rêve, un « pidgin nocturne », vers les prouesses du vivant chez l’humain

LIBRE EXPRESSION

Le livre de Derek Bickerton, « La langue d’Adam », Dunod, 2010, est prodigieusement subtil. Il propose une reconstruction hypothético-déductive de la genèse du langage chez l’humain. Cette étape essentielle permet d’évaluer  si nous maitrisons le langage – avec le gain évolutionniste qu’il aura généré, nous émancipant des cris et des gestes – ou s’il parasite nos relations interhumaines, qui sait les deux. Il devrait « parler » aux Réunionnais, puisque c’est d’ici, sur cette île de La Réunion, que nous envisageons de formaliser une synthèse vers les découvertes de ce que nous considérons, assurément, comme les prouesses du vivant chez l’humain. 

Bickerton, linguiste au départ, a vécu sur l’île d’Hawaï pendant des décennies et a été confronté au « pidgin » (tel un francophone face au créole réunionnais). Il questionne sur « la genèse du langage et en quoi il interfère dans l’intelligence ».  Sa démarche, qui décrit la lente évolution émergente du langage parlé et articulé, mérite toute notre attention, du fait de nos difficultés de communication entre humains. De ses travaux je déduis que nous, humains, avons d’un côté les idéologues, de l’autre les scientifiques.

De part et d’autre de ces deux groupes, nous retrouvons le langage, si fréquemment utilisé pour dominer autrui. Il oblitèrerait trop souvent l’intelligence. Ainsi, lorsque nous parlons, nos propos ne sont-ils pas, fréquemment, plutôt des affirmations dissimulées ? Exprimer des doutes ne serait-il pas synonyme de « faiblesse » ? Il y aurait toujours quelqu’un pour nous reprocher de commettre des erreurs de syntaxe, de contexte, d’historicité, d’opportunité, de références… La liste des critiques peut être longue. 

L’auteur ne se soucie guère de réaliser une anthropogenèse historique de l’apparition du langage. Celle-ci manque, tant les certitudes font défaut. Rappelons que le langage serait apparu avec Homo sapiens voici 150 000 ans environ.  Cette hypothèse, généralement admise, s’appuie notamment sur l’étude de l’appareil vocal (larynx, pharynx, tractus vocal). Elle montre que l’anatomie – des Australopithèques comme des Homo erectus – ne permettait pas d’articuler des sons. En se redressant, elle rend possible le langage dans lequel nous percevons déjà une pulsion cherchant à s’affranchir de la gravitation, réalité généralement occultée dont il faudra évaluer les conséquences sur les différentes niches qui nous aurons hominisées. 

Il nous faudra également considérer que le cerveau est un organe qui valorise. « Je recherche ce qui me fait du bien et fuis ce qui me provoque de la douleur. » Cette distinction retrouvée chez les mammifères et mémorisée permet de se repérer en fonction des besoins ressentis dans l’immédiateté de la vie, vécue comme essentielle, renforçant ma structure – se nourrir, faire face au danger, fuir ou lutter, copuler et se reproduire, organiser des alliances.

Généralement le sommeil n’est pas mentionné alors que chez toutes espèces végétales, animales et humaines, il ponctue la vie. Ces impératifs incitent à s’exprimer par gestes et cris, autant de précurseurs du langage. Ultérieurement, nous devrons évoquer les apports précieux de Marcel Jousse (1886-1961) et de son étude de « L’anthropologie du geste ». Les gestes nous permettent de nous faire comprendre dans des lieux dont la langue nous est étrangère. 

Avec Derek Bickerton et son ouvrage « La langue d’Adam », nous devrions construire de nouvelles bases de la genèse du langage parlé en transposant ses apports à une éducation revisitée des enfants dès leur naissance, si ce n’est, idéalement, dès leur conception. Et ce, avec le recours, peut-être « inattendu », du sommeil et des rêves dont on sait à juste titre qu’ils « portent conseil ». En effet, ils transcendent notre conscience trop souvent parasitée par des idées imposées en un bric-à-brac de préjugés, alibis langagiers et autres artefacts provenant encore de croyances érigées en dogmes ou en religions généralement transmises, aux enfants en tout cas, sans leur consentement ; sans aucun jugement de ma part.

Avec Matthew Walker (1), nous pénétrons dans les arcanes du traitement inconscient des perceptions via les différentes phases du sommeil. « C’est aussi le cas, dit-il, lorsque vous êtes réveillé, la vanne sensorielle qu’est le thalamus s’ouvre de nouveau en grand pendant le sommeil REM (phase où se produisent les rêves), mais cette porte est alors d’une nature différente. Ce ne sont pas des sensations venues du monde extérieur qui sont autorisées à entrer pour se rendre vers le cortex. Plutôt, les signaux de nos émotions, motivations ou souvenirs (passés et présents) rejoués sur le grand écran des cortex visuel, auditif et moteur de votre cerveau. Le sommeil REM vous fait ainsi pénétrer toutes les nuits dans un théâtre absurde, au sein duquel vous faites l’objet d’un carnaval, de thèmes autobiographiques, étranges et hautement associatifs.

En termes de traitement de l’information, il faut donc reconsidérer l’éveil principalement comme un état de réception (vous faites des expériences et apprenez constamment du monde qui vous entoure), le sommeil NREM (sommeil sans rêves) comme un état de réflexion (vous stockez et consolidez les ingrédients bruts que sont les faits et savoir-faire nouveaux) et le sommeil REM comme une intégration (vous mettez en lien ces ingrédients bruts, entre eux mais aussi avec vos expériences passées et, ce faisant, élaborez un modèle d’autant plus précis de fonctionnement du monde qui renferme des vues innovantes et une capacité à résoudre des problèmes) », pages 88-89, in « Pourquoi nous dormons ». 

En retrouvant Matthew Walker qui nous instruit en tant que scientifique du sommeil (vingt ans de recherches en laboratoire), déductivement, je dirais que notre intelligence viendrait de notre inconscient, lui-même se manifestant libéré dans le sommeil et particulièrement lors des rêves énactant des images. Le sommeil REM fonctionnerait comme un pidgin sous forme d’images-symboles dont le sens n’apparaîtrait qu’a posteriori. Les rêves seraient notre « pidgin nocturne », vecteur expressif de notre INTELLIGENCE pulsionnelle instinctive inconsciente, téléo-sémantique, dirons-nous ultérieurement. Un tel argument manquerait à la démonstration de Bickerton. 

Dès lors un premier objectif apparaît : Restaurer le langage qui aurait émergé progressivement d’un SCA, Système de Communication Animale. On le retrouve différentiellement chez tous les animaux. Il se traduit en de nouvelles dispositions organiques sélectionnées après des centaines de milliers d’années et liées à de nouveaux environnements appelés « niches environnementales » favorables aux langages, du cri aux gestes et aux paroles. Nous aurions transité à la suite de transformations adaptatives – nous sentant plus forts en groupe qu’isolés. L’alimentation et la bipédie, nous permettant d’explorer le monde, bravant la gravitation, en furent des étapes cruciales, avec de modestes découvertes technologiques qui nous ont conduits pourtant à explorer la Lune. En aurait résulté un protolangage qui devint progressivement un formidable outil de communication avec son explosion très récente, le Web ! Malencontreusement ces prouesses  communicatives sont trop souvent associées aux mensonges, mystifications et recherches de domination.

Tel semble le deuxième objectif : Nous serons inévitablement amenés à identifier les usurpateurs, qu’ils soient « scientifiques » – un ouvrage aura fait grand bruit dans les années 1990, sur le thème des « impostures intellectuelles », voir plus récemment l’article de Philippe Naszalyi (2), mais qui peut se revendiquer d’un savoir scientifiquement incontestable ? ; ou politiques – avec le spectacle que nous offrent  Poutine, XI Jinping, Trump et autres personnages susceptibles d’assombrir le tableau. 

Pour clore cette introduction, laissons le dernier mot à Dereck Bickerton : « Le langage… une fois initié, il s’alimente de lui-même. Il crée et répond à ses propres exigences. Plus vous progressez, plus vous pouvez progresser, et plus vous devez progresser.  Cela peut paraître magique, mais ça ne l’est pas. Le degré de flexibilité inhérent à l’expression des gènes – qui n’est pas illimité, mais nullement négligeable – interagit avec les expériences des membres d’une même espèce pour générer de nouveaux comportements ciblés. C’est ainsi que fonctionne l’évolution », p 252. Nous avons, là, les bases scientifiques, pensons-nous, d’une nouvelle éducation qui devrait générer une nouvelle santé.

Réf : 

(1) Walker Matthew, Pourquoi nous dormons, Pocket, 2019. 

(2) Naszalyi Philippe, Du scientisme à l’imposture scientifique, dans La Revue des Sciences de Gestion, 2020/3-4, nos 303-304).

Frédéric Paulus, CEVE Centre d’Etudes du Vivant Europe, Expert extérieur Haut Conseil de Santé Publique

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