EXPERTOLÂTRIE

[LIBRE EXPRESSION]

Dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Le Un (n°378), l’artiste et essayiste James Bridle, spécialiste du numérique, déclare que « nous sommes soumis au biais d’automatisation en permanence ». Ce phénomène, étudié en psychologie sociale, est une distorsion cognitive résultant de la tendance des êtres humains à favoriser, dans le cadre d’une interaction homme-automatisation, les suggestions des systèmes de prise de décision automatisés et à ignorer les informations contradictoires faites sans automatisation, même si elles sont correctes. Le cerveau humain préfère faire confiance à la technologie plutôt que de choisir l’option la plus pertinente et la plus sûre. C’est le contexte culturel dominé par la vénération de l’ordinateur, qui a toujours raison et dont la capacité analytique est forcément supérieure à la pensée humaine, qui  explique en partie le développement de ce biais.

Les biais d’automatisation se rencontrent dans des opérations banales liées par exemple à l’utilisation de programmes de vérification orthographique mais aussi dans des secteurs sensibles tels la médecine, l’aviation ou encore le domaine militaire. Dans ces derniers cas, les distorsions peuvent s’avérer fatales. James Bridle cite l’exemple des « morts par GPS » pour illustrer le danger du biais d’automatisation ; c’est une expression inventée par les gardes forestiers aux USA qui renvoie à la mort d’individus qui ont préféré faire confiance aux instructions d’un assistant de navigation plutôt qu’à leurs propres sens. C’est ainsi qu’on a pu déplorer des décès en nombre croissant de personnes qui se sont aventurées en voiture dans des régions éloignées, impraticables ou dangereuses  comme la vallée de la Mort, parce qu’elles ont suivi de façon irréfléchie les indications de leur ordinateur.

Ce type de comportement, me semble-t-il, se rencontre aussi dans le domaine de la politique. Il faudrait faire intervenir ici le personnage de l’expert qui, dans l’interaction homme-automatisation occuperait le second pôle. L’expert, en effet, est persuadé que la « pensée computationnelle », c’est-à-dire, selon Jacques Bridle, « la croyance que toute pensée ou connaissance peut être réduite à la logique mathématique des ordinateurs », est la seule capable de réduire l’incertitude propre à notre époque. Nombre de gouvernants, mettant en veilleuse leur intuition,  croient que l’expertise est productrice de certitudes et conditionnent leurs décisions, pour les questions politiques durables, aux avis des experts, ces hommes-machines qui ne peuvent pas se tromper. La « théorie simple de l’expertise » mise au point par des chercheurs en politique publique, E. Woodhouse et D. Nieusma, imaginent une division nette du travail entre scientifiques, officiels du gouvernement, milieux d’affaires et citoyens lambda ; le grand public et les élus, ne maîtrisant pas les questions techniques, doivent déléguer la responsabilité aux experts scientifiques. La pandémie, dont nous ne sommes toujours pas sortis, a révélé cette expertolâtrie en maintes occasions. En France, les gouvernants – ou plutôt Le Gouvernant – se retranchaient derrière le  Conseil scientifique  pour justifier leurs décisions. Ainsi ce lundi 16 mars 2020,  Emmanuel Macron annonce le confinement du pays pour lutter contre le coronavirus, qui se propage sur le territoire.  « Jamais la France n’avait dû prendre de telles décisions – évidemment exceptionnelles, évidemment temporaires – en temps de paix. Elles ont été prises avec ordre, préparation, sur la base de recommandations scientifiques avec un seul objectif : nous protéger face à la propagation du virus ».

Cependant, le chef de l’État va prendre peu à peu ses distances avec les recommandations des scientifiques ; ainsi, malgré l’explosion des contaminations due au variant omicron, il ne prend aucune mesure de restriction sévère et fait le pari de la vaccination générale pour lutter contre le covid.

Ce fonctionnement vérifie l’observation que les personnes qui ont une plus grande confiance en leurs propres capacités de prise de décision – et Jupiter n’en manque pas ! – ont tendance à être moins dépendantes du support automatisé externe, représenté ici par le Conseil scientifique, tandis que celles qui ont plus confiance dans les systèmes d’aide à la décision en dépendent davantage. 

Pour finir, l’expertolâtrie en politique, ne peut que déboucher sur des pratiques de gouvernance froides, exposées aux effets délétères du biais d’automatisation qui évacuent la fonction cardinale de la politique, celle de créer du lien et de consolider le vivre-ensemble.

Jean-Louis Robert

Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.

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