LES FEMMES DANS LES MEDIAS
Est-ce qu’il y a une différence à être une femme journaliste ? Est-ce que parler des femmes parce qu’elles sont des femmes n’est pas à nouveau les réduire à leur sexe ? On devrait parler d’elles autant que des hommes, on devrait valoriser ce qu’elles créent autant que ce qu’ils créent. On devrait les voir et les entendre autant qu’eux, quel que soit le sujet. On devrait les prendre autant au sérieux. Mais on est réduit à se rassembler pour peser plus, à créer des journées spéciales pour les femmes pour les mettre en avant. La réalité n’est ni juste ni égale et ça, elles sont nombreuses à s’en apercevoir, dans les médias comme dans toute la société, même si des changements ont lieu en certains endroits. Dans les médias, veiller à la mixité de regards, c’est aussi et surtout raconter le monde dans sa diversité et dans sa complexité.
Le regard d’une femme n’est pas neutre. Tout comme ne l’est pas celui d’un homme.
La semaine du 22 au 29 septembre se tenait, en différents endroits de l’île, le festival de films Le temps des femmes organisé par l’Union des femmes réunionnaises (UFR) et Ciné Festival Océan Indien. En tant que femme au sein d’un média, j’ai été invitée à débattre à la fin de la projection de trois films qui parlaient de journalisme : Radio Kobani, She Said, Les algues vertes. L’occasion de tirer de tout ça des réflexions, une mise en abyme de ma propre expérience autour des femmes et du journalisme.
Prendre la responsabilité de nos productions
On parle de nous. Quand on écrit des articles, quand on choisit nos sujets, quand le sujet nous choisit. C’est une part de nous qui s’exprime.
Je vais décevoir les tenants d’un journalisme neutre et objectif. Mais je crois qu’il est important de prendre la responsabilité de nos productions, tout comme, en face, il est important de prendre la responsabilité de nos interprétations, de nos compréhensions, et de ne pas prendre ce qu’on lit, ce qu’on voit pour argent comptant.
Je parle au-delà de ceux qui écrivent par intérêt.
« Radio Kobani », récit d’une ville en guerre
On parle de nous. De ce qu’on vit. Il arrive que notre vie soit intrinsèquement liée à ce que nous narrons depuis la posture du témoin. C’est le cas dans le film Radio Kobani. La jeune journaliste, 20 ans, raconte la guerre dans sa ville, Kobané en Syrie, assiégée par l’Etat islamique. Sur les ondes d’une radio diffusée dans les fourgons qui emmènent les combattants sur la ligne de front, à l’intérieur des maisons, derrière les murs de béton gris criblés de balles. C’est une question de survie, un élan de vie.
Avant, ils vivaient là, garagiste, esthéticienne, commerçant. Ils et elles ont pris les armes pour défendre leur famille, leur maison, leur vie. Elle, elle a pris son micro. Elle rencontre sa ville, les prisonniers de l’Etat islamique qui ont massacré des hommes et des femmes, la commandante kurde qui s’apprête à repartir sur le front.
Agressions sexuelles dans le monde du cinéma avec « She said »
J’aurais fait comme elle en pareil circonstance. Qui peut laisser sa ville se faire rayer de la carte sans rien faire ? La femme dans ce film est à sa juste place, représentative de la réalité. C’est mon avis. Ce n’est d’ailleurs pas le sujet de Radio Kobani. Le film nous évite le labyrinthe de clichés ou de mièvreries qu’emprunte de bien trop nombreuses productions lorsqu’il s’agit de représenter la femme. Ici, ce sont des femmes en pleine possession et en plein usage de leurs responsabilités qui sont présentées à l’écran (au jeu d’acteurs se mêlent d’ailleurs des images réelles).
Comment ne pas se sentir concernée là encore quand, en tant que femme journaliste on nous sollicite pour porter au grand jour de lourdes accusations : viols, agressions sexuelles, achat de silence. C’est l’affaire Weinstein, aux Etats-Unis, révélée grâce au travail de deux journalistes (deux femmes), que décrit la réalisatrice Maria Schrader (une femme là encore) dans son film « She Said ».
Le film dévoile bien les mécanismes de la parole et le poids du silence, mais aussi le fonctionnement d’une rédaction. Il relate moins en revanche ce que le sujet qu’ils ou elles traitent peut remuer à l’intérieur même des journalistes d’une même équipe. Les débats internes, les discussions, les crispations, les prises de conscience.
Enquête sur les décès des algues vertes en Bretagne
Là encore, le journaliste, la rédaction d’un média, n’est pas, en réalité, extérieur.e à la vague qui secoue la société toute entière, comme une lame de fond : le mouvement Me too. Un Non collectif proféré par des dizaines de milliers de femmes à travers la planète contre des comportements outrageux et généralisés de la part d’une partie des hommes.
De son côté, la journaliste Inès Léraud dans le film “Les algues vertes”, tiré de la BD qu’elle a écrite, se passionne pour son sujet d’enquête qui débute avec les décès causés par les algues vertes en Bretagne, parce qu’il fait écho à son histoire personnelle. Sa mère a été intoxiquée plusieurs années durant par le mercure dont était composé ses plombages dentaires. Si elle s’en est heureusement sortie, l’événement a poussé Inès Léraud à se spécialiser en tant que journaliste dans les sujets liés à la santé et à l’écologie. Et à porter au grand jour le scandale des intoxications par les algues vertes, étouffées au profit d’intérêts économiques et financiers de gros acteurs du monde agro-industriel.
On parle de qui nous sommes
La guerre, Me too, les algues vertes… Ces sujets, comme bien d’autres, à partir du moment où on les investit, que l’on soit journaliste ou chercheur, doctorant, artiste, parlent de qui nous sommes, de nos centres d’intérêt, nos questionnements, les émotions qui vivent à l’intérieur de nous, les préoccupations et aspirations conscientes ou non qui nous traversent. Nos imaginaires. Il révèle parfois ce quelque chose d’insaisissable mais qui pourtant nous anime.
De là, nous explorons le monde qui nous entoure, nous le transmettons. Nous racontons ce que nous voyons à travers notre regard. En fonction de notre histoire, de notre vécu, on ne va pas être touché par les mêmes choses, on ne va pas voir les mêmes choses, ni les analyser de la même manière.
En constatant que leur point de vue est absent, amputé, étouffé, en regardant autour d’elles, des femmes parviennent à ouvrir des portes sur le non-visible, le non-représenté, le non-dit. Elles réalisent que d’autres sont dans la même situation.
Voilà pourquoi il est important que le monde soit raconté par une pluralité de regards. En constatant que leur point de vue est absent, amputé, étouffé, en regardant autour d’elles, des femmes parviennent à ouvrir des portes sur le non-visible, le non-représenté, le non-dit. Elles réalisent que d’autres sont dans la même situation : classes populaires, personnes porteuses de handicap, certaines ethnies ou religions, ceux qui ont une orientation sexuelle ou une affirmation de genre en dehors de la norme… Ces personnes sont à la fois moins visibles à travers les médias et moins présentes au sein des rédactions. Autant de récits qui passent à la trappe, qui manquent pour parler de la réalité collective.
Une meilleure représentativité de la diversité dans les médias
Certaines femmes s’engagent pour une meilleure représentativité de la diversité de la population afin de lutter contre les discriminations et les stéréotypes véhiculés dans de nombreux médias. En France, l’association La Chance, créée par Baya Bellanger, œuvre à faciliter l’accès des écoles de journalisme aux étudiants boursiers souvent éloignés du public “naturellement” admis par la voie des concours (c’est-à-dire celui issu de la reproduction sociale).
Mais pour être en mesure de construire de nouveaux récits, de raconter les histoires passées sous silence, de mettre en avant de nouveaux modèles, encore faut-il que ces propos soient entendus au sein des rédactions. Encore faut-il que ces réflexions puissent être exprimées.
Comment être pris au sérieux quand on est moins payé, quand on est souvent isolé.e ? Quand on cumule les critères portant à discrimination ? Comment être pris au sérieux quand on n’accède pas aux postes à responsabilité, sauf à intégrer les codes dominants, c’est-à-dire les codes masculins ?
Rébellions en rédactions
Sur l’île, le Mouvman FH+ Réunion s’est créé en juin 2023 pour recueillir les témoignages de violences et d’inégalités dans le monde des arts et de la culture à La Réunion (spectacle vivant, musique, patrimoine, audiovisuel, livre, presse, arts visuels…).
En France, les journalistes du collectif “Prenons la Une”, créé en 2014, ont commencé par agir pour obtenir au sein des rédactions une véritable égalité femmes-hommes dans l’accès aux postes à responsabilité et dans les rémunérations (lire le Petit manuel de rébellion à usage des femmes dans les rédactions). Elles soutiennent le travail et les actions de rassemblements de journalistes similaires : l’association des journalistes anti-racistes et racisé.e.s (Ajar) et l’association des journalistes LGBT (AJL).
Nouvelle fonction : « gender editor »
Face à cette réalité, certains médias agissent. “Les journalistes sont des sexistes comme les autres, souligne Lénaïg Bredoux dans une interview aux Inrockuptibles. On doit d’autant plus se questionner qu’on est comme les autres.” Lénaïg Bredoux est la première “gender editor” de France ou “responsable éditoriale aux questions de genre”. Ce poste, créé par Mediapart en 2020, consiste à coordonner et renforcer la couverture des questions liées au genre dans les contenus éditoriaux du média. Il s’agit d’écrire sur ces sujets mais aussi de veiller à ce que les pratiques de la rédaction soient alignées avec une approche inclusive, tant sur le plan éditorial que dans les choix de sujets et d’experts cités. Pour l’instant ce genre de poste n’existe pas à La Réunion.
A noter qu’en septembre 2024, Mediapart créé sur le même principe un poste de “race editor” ou “responsable éditorial aux questions raciales” qu’il confie à Sabrina Kassa. L’objectif de ce rôle est de veiller à ce que les contenus de Mediapart — qu’ils soient sous forme de texte, de vidéo ou de podcasts — soient exempts de biais racistes, tout en développant une couverture approfondie des questions raciales.
Jéromine Santo-Gammaire
Les femmes dans les médias
A noter que dans les écoles de journalisme, les jeunes femmes sont désormais plus nombreuses que les jeunes hommes. Le métier de journaliste se féminise en même temps qu’il se précarise depuis le développement d’internet, l’accès libre et gratuit aux informations, la diminution de la fréquentation et du nombre d’annonceurs, l’accélération des cadences de publication, la baisse des salaires.
Quelques chiffres (nationaux) pour se repérer
- En 2017, 46,9 % des titulaires de la carte de presse étaient des femmes, ainsi que 53,1 % des personnes déposant une première demande, celles-ci étant donc majoritaires parmi les néo-entrants et entrantes (données fournies par l’Observatoire des métiers de la presse – Afdas / CCIJP). En 1996, 37,54% des cartes de presse étaient attribuées à des femmes.
- 20% des experts interrogés sont des femmes, 80% sont des hommes et les écarts se creusent dans la politique, l’économie… Pour pallier cette réalité, un annuaire des expertes a été créé et mis en ligne a destination des journalistes.
- 30% du temps de parole dans les débats audiovisuels (études du CSA de 2019)
- En France, les femmes ne sont l’objet ou la source de l’actualité que dans 29,5% des cas (global media monitoring project, 2021).
- Les journalistes pigistes sont les plus précaires, 53% d’entre eux sont des femmes. Il y a toujours des écarts de salaires au sein des rédactions en fonction du sexe de la personne. A noter que certaines rédactions ont fait des rattrapages de ces écarts comme au Quotidien de La Réunion il y a environ 5 ans.
- En 2019, les femmes n’occupent toujours que 34% des postes de rédaction en chef et 19% de ceux de direction de rédactions.