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[Génocide par substitution] Stop gentrification !

L’EKO LA RAVINE

Georges Ah-Tiane, membre du komité Pangar !, débute ici la publication d’un dossier approfondi qu’il a réalisé en trois volets sur le phénomène de gentrification sur l’île de La Réunion. Dans ce premier volet, il aborde, le processus et les causes.

2è volet : Stratégies structurantes, Assimilationnisme, développement exogène, génocide par substitution

Préambule

En tant qu’observateur de la société réunionnaise, j’ai été amené à me pencher depuis quelques années sur le phénomène de la « gentrification » et à comparer ce processus qui existe depuis longtemps ailleurs, à ce qui se produit spécifiquement à La Réunion, surtout en termes de conséquences pour sa population.

J’avais eu l’occasion d’en parler ponctuellement à plusieurs reprises en réaction à quelques « attitudes singulières » et à certaines situations de fait découlant de ce processus.

Autant dire tout de suite qu’il ne s’agit pas ici de faire un réquisitoire contre les Français de Métropole dans leur globalité ni de vouloir stigmatiser tel ou tel groupe d’individus en fonction de son origine mais plutôt sereinement et sans parti pris, d’explorer les causes et conséquences de ce phénomène et d’essayer d’en tirer quelques conclusions.

Il serait mal venu d’un pays reconnu pour son vivre-ensemble et son métissage de verser dangereusement dans la discrimination et le racisme.

Cependant, forcément mon analyse risque de prêter à confusion et d’en crisper plus d’un, puisqu’en l’espèce, elle vise essentiellement les Français originaires de l’Hexagone (pas tous fort heureusement). On s’arrêtera sur certains stéréotypes et comportements acquis, régulièrement nourris par une Nation jugée expansionniste et assimilatrice au-delà de ses frontières. En effet, l’affaire qui nous occupe est indissociable du postulat dominant/dominé qui résulte du continuum colonial Français sur le sol réunionnais même si ses habitants y furent rapportés.

Rajoutons à cela que certains maux ne viennent pas uniquement du fait d’exogènes mais de combinaison d’intérêts divers notamment avec certains effets pervers de la mondialisation qui favorisent les amalgames.

Veuillez donc me pardonner certains « écarts » qui sans doute font écho et résonnance à des frustrations mal vécues.

La gentrification à La Réunion n’est pas prise en compte par des acteurs locaux qui ignorent ou parfois accompagnent ce processus.

On développera uniquement les mécanismes propres à l’installation des métropolitains de France à la Réunion. D’autres mouvements venant d’autres pays ou régions peuvent être sujet à analyse mais ne seront pas évoqués ni étudiés ici. Les causes et conséquences étant différentes.

Les stratégies et mécanismes structurants

Au-delà de la manne touristique (500.000 voyageurs à la Réunion en 2023), l’idée de s’installer durablement dans l’ile fait son chemin d’une manière ou d’une autre, facilitée par des réseaux affinitaires (familles, amis) ou affairistes.

De nombreux réseaux « d’expats » (ils se définissent eux-mêmes comme cela) vont établir des ponts entre la Réunion et l’Hexagone. Ce sont des réseaux qui vantent continuellement les charmes de l’ile ainsi que les opportunités d’embauche ou d’activités lucratives au grand dam du marché de l’emploi local. Très bien organisés sur le territoire, ils facilitent l’installation de tout métropolitain en mal d’exotisme ou en recherche d’affaires en leur trouvant logement, travail… et de bons tuyaux. A savoir s’ils ne sont pas en concurrence directe ou en lien avec France travail et certaines administrations ? Un procédé qui ne fait qu’aggraver le chômage endogène à la Réunion (154.000 chômeurs au 2è trimestre 2023-Chiffres DEETS). Ce mécanisme bien huilé, participe à la montée en puissance de tout un système financier à la recherche de profits. De nombreux opérateurs vont pouvoir entrer en jeu. En effet, entre développer une économie de production locale qui demande des efforts et des investissements, et une économie de comptoir où tout s’achète et se revend, le choix a été vite fait. Il est bien plus facile de tirer profit dans la surenchère et le commerce que dans l’activité productive, d’autant que les aides de l’Etat boostent la plupart des secteurs concernés (défiscalisation, primes et aides incitatives …). De vrais boulevards s’ouvrent à ce petit monde et le secteur de l’immobilier explose ! Tout va s’articuler à partir de là.

Notaires, agences immobilières, aménageurs, BTP, grande distribution, banques, élus… Se frottent les mains et les administrations s’y prêtent. Petits et grands commerces de bien d’équipements, loisirs, alimentation… Fleurissent. Bref, beaucoup de monde y trouve son compte et il devient pratiquement impossible d’inverser la tendance et de revenir à un modèle de production et de développement équilibré et vertueux.

Depuis des années, quelques observateurs avisés attirent l’attention sur ce que cette gentrification présente comme risque et danger. Mais celles et ceux qui sont aux postes de commande, n’ont pas l’air de trop s’en soucier.

La dynamique entrepreneuriale (restauration, loisirs, bien être…) privilégiant des recrutements et offres d’emploi directement dans le vivier hexagonal, elle aussi, prend de l’ampleur. On le constate sur les réseaux sociaux, on le constate sur le terrain. Le marché de l’emploi devient captif au profit de cette nouvelle population. On comprend par ailleurs toutes les difficultés rencontrées par des réunionnais de la diaspora qui voient leurs chances de retour au pays s’amenuiser, même à compétences égales voire supérieures car certaines offres d’emplois à la Réunion s’adressent régulièrement à des non-natifs (de nombreux jeunes diplômés de la diaspora réunionnaise en témoignent).

L’élément structurel, voir institutionnel en arrière-plan, c’est la volonté de l’Etat français de maintenir son hégémonie et d’obtenir la supériorité numérique dans ses Outre Mers.

Pour comprendre cela, il faut remonter un peu en arrière. La France coloniale a toujours été assimilationniste. Il était question à l’époque, d’enjeux économiques et commerciaux (sous l’esclavage et l’engagisme) mais aussi « d’éduquer » et de convertir les peuples autochtones, d’une part par un système scolaire qui impose le mode de pensée européen et d’autre part par la religion catholique.

Après les défaites successives de cette colonisation depuis la seconde guerre mondiale (Vietnam, Maroc, Tunisie, Madagascar…), celle de la guerre d’Algérie conduisit le Général de Gaulle à renforcer la présence française sur ses confettis (*)

Le gouvernement de Pierre Messmer en 1972, avait montré la volonté d’expatrier bon nombre de Français de l’Hexagone en Nouvelle Calédonie afin d’y atteindre la supériorité numérique face aux kanaks (*). Il s’agissait même de garantir des emplois à leurs conjoints. Il va en être de même pour les autres DROM sauf peut-être à St Pierre et Miquelon. Ainsi les récents évènements qui secouent la Nouvelle Calédonie catalysent les mêmes problématiques rencontrées dans d’autres territoires Ultra marins.

Nous sommes dans un continuum de domination qui nous a conduit à une dépendance économique et politique totales. Il n’y a qu’à jeter un œil sur notre balance commerciale (*). Et au-delà, ce sont nos cultures et traditions qui vont être menacées.

(*) les confettis de la France : Réunion, Martinique, Guadeloupe, Guyane, Mayotte, Polynésie, Nouvelle Calédonie, îles éparses…

Les austronésiens ancêtres des Kanaks, occupent l’archipel depuis 3000 ans, ils représentent aujourd’hui 41% de la population. (Source Wikipédia)

La Réunion n’équilibre sa balance commerciale que grâce aux subventions qu’elle perçoit. En 2021 : 6,2 Mds d’€ d’importation pour 376M€ d’exportation.

Déculturation, Acculturation et Assimilation

Ce sont les principales mamelles de la France coloniale. La majeure partie des réunionnais(es), à part quelques communautés bien assises, a été mise en situation de déculturation (perte de l’identité culturelle), d’acculturation (imposition d’une culture étrangère à la sienne, française) et d’assimilation (*) sur son propre territoire. (Théoriquement, ce sont les réunionnais qui auraient dû assimiler les non-natifs, comme la France assimile ses immigrés et ultra-marins sur son territoire).

Il s’agit là d’effacer l’essence et les racines d’un peuple. Bien évidement ceci, sans toucher aux folklores et traditions séculaires qui sont absolument nécessaires en tant que représentations d’une diversité culturelle singulière. Les porteurs du discours « mémoriel » et « victimaire » officiel en ont pris conscience.

Donc, contrairement à la définition de l’assimilation (un pays souverain qui intègre ses immigrés), une minorité (hors de chez lui) est en train de réussir à imposer sa culture à tout un pays. Tout est fait, organisé pour favoriser et valoriser la présence franco-française et en même temps « évacuer » les réunionnais(es) qui ne rentrent pas dans les standards de cette nouvelle société (les classes sociales faibles et indésirables).

« Quand tu viens chez moi, tu es un immigré mais quand j’arrive chez toi, je suis un expatrié » (ce sont eux-mêmes qui le disent). Il faut savoir saisir la nuance.

Les rougails saucisses, kabar-maloya, Pitons, Cirques et Remparts… comme nous le racontent une pléiade de communicants et d’influenceurs, pourraient faire figure de curiosité sur une île qui ne nous appartient presque plus. D’ailleurs les habitants « hors sol » s’arrogent sans vergogne, le droit de nous représenter dans le monde. Ne devient pas réunionnais qui veut.

Et dans l’autre sens, tout ce qui vient de « France » est auréolé de prestige et d’égard. Un réunionnais en Métropole passe parfois pour un étranger mais un zorey à la Réunion dit qu’il est chez lui car la Réunion est française, allez comprendre !

Par rapport à cela, de nombreux auteur(e)s et écrivains (voir bibliographie) se sont penchés sur ces questions. Parmi eux :

Anne Cheynet, en 1977 parle dans son livre « les muselés », du contraste affligeant entre les fortunés de la côte ouest et ceux, pauvres de la colline d’en face.

Dans la foulée en 1980, Axel Gauvin, dans son roman « Kartier 3 lettres », décrit et met en scène des personnages aux trajectoires tragiques dans un monde créole en proie à des difficultés.

Et Rose-May Nicole dans « Noirs, Cafres, Créoles – Etude de la représentation non-blanc réunionnais », sort volontairement des schémas de représentation classiques du « noir » associé le plus souvent à l’esclavage et au colonialisme. Elle tente à travers un inventaire critique des diverses images littéraires et non littéraires qui se donnent du Noir, du mémoire d’Antoine Boucher (1710) à Quartier trois lettres d’Axel Gauvin (1980), de détecter les lignes de force et les changements intervenus dans sa représentation.

(Stèle des enfants de la Creuse à l’aéroport Roland Garros)

(*) Assimilation : « qui prône l’intégration des personnes immigrées par l’imposition de la culture majoritaire et efface ainsi les particularismes »

Développement exogène, appropriation et génocide par substitution

Certaines régions « attractives » de France doivent nous interpeller. Prenons comme exemple, la Côte d’Azur qui s’est transformée depuis fort longtemps en marina de luxe pour gens très fortunés. Elle est devenue la destination par excellence de l’élite internationale et le focus des mondanités. Grand bien leur fasse et on peut dire que cette région est complètement urbanisée et livrée à l’argent. La Corse avec ses paysages magnifiques et sa proximité avec le continent aurait pu subir le même sort mais la résilience de son peuple en a décidé autrement. La Bretagne et autres régions subissent elles aussi les assauts des fortunés de France et de Navarre et elles commencent à réagir car le prix du foncier grimpe anormalement là-bas aussi.

Lorsqu’un « voyageur » débarque et découvre la réunion, il ne vient pas forcément avec des millions en poche mais il comprend rapidement qu’outre le climat et l’écosystème exceptionnels, ici il y a matière à prospérer parce que toutes sortes de facilités lui sont offertes : Autorisations administratives, clientélisme, communications par les médias, prêts bancaires… Il y a 400000 personnes sous le seuil de pauvreté mais presque autant largement au-dessus, de quoi faire des affaires.

Comment ne pas saisir certaines opportunités qui ne demandent rien d’autre qu’un investissement minime. Les exogènes de France qui représentent environ 14% de la population actuellement génèrent une économie et un pouvoir politique en devenir. Prendrions-nous le risque de confier notre destinée dans les mains d’une élite politicienne qui ignore notre histoire, nos ressentis et nos coutumes ?

Nous sommes dans une ancienne colonie française où toute forme de velléité est proscrite, on parle ici de la peur du gendarme et du syndrome de la goyave de France (*). Le peuple vivote en « bonne compagnie », dans le fameux « vivre ensemble » proclamé. Entre celles et ceux qui dépendent des aides sociales ou peinent à boucler leurs fins de mois, les nombreux agents de l’Etat Français, celles et ceux qui tirent les ficelles, les communautés établies… et les grandes fortunes, toute souveraineté et cohésion sociale restent à bâtir.

Ce « no man’s land » incite donc bon nombre d’exogènes à s’approprier les espaces naturels et autres opportunités par l’exploration, la prospection, l’installation et l’exploitation d’activités lucratives ouvertes à tous, touristes compris. Certains secteurs du marché explosent et s’ouvrent de plus en plus à celles et ceux qui possèdent la technicité et les réseaux (internet, fournisseurs, administrations, formation en ligne…). On ne peut bien sûr pas leur en vouloir mais la lutte est inégale. Le phénotype français est élogieux et souffre en même temps de quelques traits de caractères pas toujours appréciés dans le monde. Sans généraliser on peut relever chez certains sujets : le toupet et le sans gêne, l’opportunisme, la fête alcoolisée et parfois de la condescendance quand ce n’est pas du racisme. Dans les ex-colonies ou pays en voie de développement, une certaine notion du paternalisme, de la suprématie et des conquêtes blanches conforte les positions dominantes. Les anciens métros l’ont intégré depuis longtemps et les néo-arrivants s’en rendent compte rapidement.

Laurent Decloitre, journaliste a effectué un reportage pour l’Express au sein de la communauté « zorey » en 2010 : « La Réunion, enquête sur les métros », qui est assez révélateur sur l’état d’esprit de certains de ces français de l’Hexagone. (Voir bibliographie)

On dira qu’après tout, les Réunionnais(es) n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Ils ou elles sont souvent en retraits et pèchent par manque d’initiative. On leur attribue une discrétion légendaire, une réserve et un manque de formation aussi. De plus, on peut souligner un manque d’accompagnement des responsables locaux en termes de développement endogène. Les obstacles sont multiples pour ceux qui ne font pas partie du sérail.

Et donc, l’île est à vendre ou à prendre à qui le veut bien, on peut l’interpréter comme ça, avec la complicité des kaparèrs (*).

Mais l’appropriation ne se limite pas au domaine des affaires, elle est aussi culturelle. Les lois du marché sont impénétrables et les dommages collatéraux nombreux.

Quand les métros ou exogènes parviennent à nous (sur)représenter en public, dans les reportages quotidiens à la télé, articles de presse… à La Réunion comme ailleurs, on a ce sentiment frustrant de se faire déposséder de notre condition de Réunionnais. Quand ils s’approprient nos recettes de cuisine, les vertus de nos plantes, notre savoir-faire local… on finit par s’en mordre les doigts. Il s’agit là, de hold-up intellectuel, de plagiat et de substitution, bien que certaines voix s’élèvent contre ce constat.

Le terme peut choquer et surprendre mais comprenons bien ce qui est en train de se passer. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. De 10 à 12% il y a une dizaine d’années, la part de la population métropolitaine vers 2040 est projetée à 25 % voir plus. Philippe Cadet via l’INSEE comptabilisait 3750 arrivées d’exogènes chaque année. Vraisemblablement l’idée de toute souveraineté ou même de maintien d’une culture originale s’amenuise…

Quand on parle de gentrification, on l’associe au « grand remplacement » de Renaud Camus, une théorie jugée « complotiste » (voir bibliographie). Mais Philippe Cadet (*) en parle sous des angles différents avec d’autres arguments. Il en a fait l’étude, chiffres Insee à l’appui et fort d’analyses d’observateurs extérieurs, il dresse des projections alarmantes. (Voir plus loin)

(*) Kaparèrs : celui qui s’approprie une manière de vivre, des biens, d’avantages.

Fin de la 2è partie.

Georges Ah-Tiane

Membre du Komité Pangar ! (Juin 2024)

Je tiens à remercier : Eric Ismaël, Arnold Jaccoud, Farouk Issop, TYP Emotsion, François Castellon, Jean Marc Vanwascappel et Philippe Cadet pour leurs lectures, corrections et précieux conseils.

Edition « l’Eko la Ravine » ISSN 2677-7940 (Juin 2024)

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A propos de l'auteur

Georges Ah Tiane | Reporter citoyen

Georges Ah-Tiane est impliqué dans la vie associative depuis 1990. En France où il a vécu de nombreuses années, il s’est investi dans la promotion de la culture réunionnaise au travers de nombreux biais : en créant des associations, en enseignant le créole, en mettant en avant le patrimoine culinaire péi ou encore la musique. Il a créé des ponts entre La Réunion et la diaspora installée en France. Il a participé à une radio associative pendant douze ans avant de créer des fanzines ou petits journaux, « carry créole », « la lettre d’art’s ». De retour à La Réunion, il s’est impliqué dans la langue créole et « la conscientisation », avec l’objectif d’analyser la société réunionnaise, comprendre son fonctionnement. Dans le but de « voir quels sont les freins et comment les contourner pour aller de l’avant ». Cette chronique hebdomadaire fait suite à la gazette “kreo-lutionnaire” imprimée, l’Eko la Ravine, qu’il a tenue entre 2019 et 2020.