[Grand Raid] Attention à l’automédication !

L’ULTRA-TRAIL ET LA DOULEUR 

Ils sont nombreux à traverser le Grand-Raid dans la douleur. En 2021, Sylvaine Cussot (voir encadré) avait couru sans le savoir 80km de la Diagonale avec une fracture au péroné, en repoussant les limites de son corps et de son esprit par-delà les frontières de l’impossible. A la lumière de son courage indicible, nous avons interrogé des spécialistes sur la douleur en ultra-trail. Quel type de douleurs rencontre-t-on? Quels risques pour soi-même ? Quelles conséquences sur le corps et le mental? Quelles stratégies d’évitement mais aussi quelles limites à ne pas dépasser en cas de douleurs ? Voici les réponses. La principale étant qu’il faut bannir l’automédication quelle que soit la douleur. 

« La caverne de la douleur »

A elle seule, elle mériterait une étude de cas au plan scientifique. Sur comment l’Américaine parvient à transcender la douleur en ultra-trail. Car Courtney Dauwalter est un monstre de résilience en comparaison des chocs traumatiques, physiologiques et émotionnels, qu’elle a appris à dompter tout au long d’une carrière immense.

Courtney Dauwalter.
L’an dernier, Courtney Dauwalter finissait sa course avec un genou en charpie. © Franck Cellier’

Quatrième au scratch de la Diagonale des Fous l’an passé, première féminine haut la main, elle en avait été la star, épatante dans sa façon de sourire en permanence au public, à ses compagnons d’infortune, à la vie en somme, malgré la souffrance physique qui la taraudait. 

Une leçon de courage hallucinante, compte-tenu de la capacité qu’elle avait démontrée à rivaliser avec la crème des hommes de la discipline, a priori mieux outillés qu’elle sur le plan musculaire et cardiovasculaire.

Elle avait alors expliqué à nos confrères des médias nationaux, l’Equipe entre autres, une part du secret de sa réussite, en décrivant comment elle descendait en pleine course, en un lieu symbolique appelé « la caverne de la douleur de mon cerveau » pour apprendre à la lumière de sa frontale à apprivoiser les maux de son corps et de son âme, dans « un état d’enthousiasme » contrôlé. « Au début, je savais que sur un ultra, la douleur allait forcément arriver. Et je tentais de l’éviter et de repousser le moment où j’allais devoir m’y confronter. Mais, il y a quelques années, j’ai décidé de changer mon état d’esprit, car, que je le veuille ou non, j’allais devoir en passer par là. Alors mieux valait l’attendre, l’accueillir et m’en réjouir presque. Mon idée étant de m’installer à l’intérieur, d’en agrandir l’espace, ce qui revient à augmenter ma capacité à souffrir », confiait-elle au site Outside, il y a quatre mois.

Cette « pain cave » ou caverne de la douleur est finalement le lot de tous les traileurs. Il ne suffit pas toujours en effet d’être entraîné de manière optimale, quoique ça y participe grandement, pour traverser un ultra-trail sans l’once d’une blessure physique ou d’une souffrance psychologique. 

Tout comme la montagne arpentée propose une succession inlassable de montées et de descentes, le coureur se confronte en permanence à des hauts et des bas avec lesquels il faut apprendre à jongler. 

Dans l’hypothèse de la baisse de régime, la douleur est parfois la cause. Elle peut prendre plusieurs formes. En fonction des individus, elle ne sera pas ressentie de la même manière. Pour un même stimulus, la sensation de douleur peut en effet être différente d’une personne à l’autre, et même d’un moment à un autre. Car les zones cérébrales impliquées dans la perception de la douleur et dans le contrôle des émotions sont étroitement liées. 

Le docteur Bruno Lemarchand est responsable de l’unité fonctionnelle de médecine du sport à la Réunion depuis 2012. Il a beaucoup étudié l’ultra-trail. Depuis une dizaine d’années, il a fait beaucoup d’enseignements sur le sujet, des conférences destinées aux médecins, kinésithérapeutes et Staps et aussi, a minima, au milieu sportif.

Bruno Lemarchand : « La douleur c’est une sensation subjective, désagréable, corporelle ou bien émotionnelle. »

« La douleur c’est une sensation subjective, désagréable, corporelle ou bien émotionnelle, dit-il. En ultra-trail, c’est une atteinte au corps qui fait remonter, après différents filtres, un signal de douleur au cerveau interprété de manière complexe en fonction de multiples interactions cérébrales. .»

Les types de douleurs physiques

Mais de quelles douleurs parle-t-on exactement ? En fait, elles sont de plusieurs types. Il peut y avoir des douleurs dues à des traumatismes : une entorse, des ampoules, une tendinite. « Dans les pathologies traumatiques les plus fréquentes en ultra-trail, poursuit le médecin, on peut citer des aponévrosites plantaires, des tendinopathies d’Achille, des tendinites des ischio-jambiers, des syndrômes de l’essuie-glace, des entorses. Ce sont des traumatismes sur lesquels on peut plus ou moins continuer à courir dessus. On peut citer également les traumatismes cutanés,, des ampoules, des douleurs d’ongles, bref des lésions tissulaires qui peuvent engendrer ou pas des douleurs. Pour toutes ces douleurs de l’appareil locomoteur, il n’y a quasiment pas de risques vitaux. A part si la lésion traumatique entraîne un pas de travers, que l’on se prend une pierre et que l’on tombe dans le fossé. »

Ce qui ne veut pas dire que ces douleurs de l’appareil locomoteur sont à prendre à la légère. A fortiori, si elles s’ajoutent à la fatigue, la déshydratation, les vomissements, les problèmes d’alimentation, et que l’on est au tiers de sa course. «A ce moment là, précise le médecin, il est sage de s’arrêter.» Sinon, les conséquences à long terme, en terme de récupération, seront aggravées. En résumé, quelqu’un qui connaît bien la montagne, qui est entraîné « gèrera mieux les problèmes liés à l’appareil locomoteur. »

Il faut ajouter que selon des études, il y a moins de douleurs de l’appareil locomoteur à partir du moment où les coureurs très entraînés grimpent en intensité et donc en vitesse en se mettant à plus de 70% de VO2 max. « A haute intensité, on a en effet un système anti-douleur qui se met en place, avec notamment des endorphines (hormone du bonheur)», appuie le médecin.

« On peut se faire un trou dans l’estomac ou le tube digestif et finir en réanimation voire mourir. »

Bruno Lemarchand

En second lieu, il y a les douleurs physiologiques, c’est-à-dire des douleurs musculaires où l’« on observe qu’avec la répétition de l’effort, notre Bruno Lemarchand, le muscle se détruit un peu ou même beaucoup». Ces douleurs musculaires peuvent être des courbatures, des crampes, des contractures, mais pas seulement. Des douleurs articulaires d’ordre physiologique, également. « Même sans traumatisme, on a en effet mal aux articulations et aux muscles », pointe du doigt le médecin, avant d’ajouter. « Ce sont des douleurs plus ou moins ressenties selon les personnes. En général, les douleurs musculaires sont moins ressenties chez les femmes. Ces douleurs fluctuent selon les personnes en fonction de facteurs génétiques, hormonaux, du sommeil mais aussi de la préparation physique.» En somme, là encore, plus on sera fort donc entraîné, plus on sera en capacité de repousser ce type de douleur-là. 

« Les troubles gastro-intestinaux sont le troisième gros champ de la douleur en ultra-trail, prolonge Bruno Lemarchand. Cela représente en règle générale 40% des abandons. Même sans faire de sport, c’est déjà fréquent. En fait, il faut savoir que chacun d’entre-nous a des récepteurs différents dans le tube digestif, un ressenti différent par rapport à cela. La préparation physique, le sommeil, l’alimentation, l’hydratation influencent évidemment ces troubles gastro-intestinaux.»  En cas de douleurs gastro-intestinales, « il faut là encore bien estimer le risque si on choisit de continuer malgré tout sa course car on peut se faire un trou dans l’estomac ou le tube digestif et finir en réanimation voire mourir. Il faut faire un choix le plus éclairé possible », alerte Bruno Lemarchand.

Pour les troubles gastro-intestinaux également, le mieux est d’abord de s’entraîner beaucoup, pour apprendre à manger et à boire.

Evidemment, le manque de sommeil est à prendre en considération dans le ressenti de la douleur. Sa privation joue en effet sur le cerveau et les hormones. « Or les hormones jouent sur le système nerveux de la douleur », explique Bruno Lemarchand.  

Par ailleurs, on pourrait croire que le stress est un facteur qui aggrave la douleur. Mais pas toujours. Il peut aussi l’inhiber. « Si on se fait très peur, confirme le médecin, il va y avoir des décharges d’adrénaline, et ça va être antalgique, c’est à dire anti-douleur.»

Les risques de l’automédication

Le commun des mortels trouve évidemment des stratégies pour lutter contre la douleur. Parmi elles, l’automédication. À savoir l’utilisation d’un médicament de sa propre initiative pour le traitement d’un symptôme. En ultra-trail, Bruno Lemarchand milite carrément contre. « Durant le Grand Raid, plus de la moitié des gens partent avec des médicaments contre la douleur dans leur sac, mentionne-t-il. Et parmi eux, il y a peut-être 15% des gens qui vont prendre des anti-inflammatoires et 15% qui vont prendre du paracétamol. Les anti-inflammatoires, il faut le dire, ça ne marche pas contre la douleur. Parce que si ça joue sur la lésion tissulaire, ça n’empêche pas l’inflammation voire ça peut l’aggraver. En clair, ça ne diminue pas le système de douleur. Pire, comme cette molécule joue aussi sur le système rénal, elle empêche le rein de fonctionner. Sur le tube digestif, il y a carrément un risque vital. Sans compter que ces anti-inflammatoires jouent aussi sur le système cardio-vasculaire. Selon les molécules d’anti-inflammatoires, ça augmente entre 10 et 100% le risque d’infarctus. En plus, ça diminue la performance. Leur emploi est donc d’une débilité totale.»

Pour le paracétamol, c’est plus discutable. Est-ce qu’il agit vraiment sur la douleur ? « Rien ne le prouve vraiment, tranche notre médecin. Par contre, le paracétamol diminue la température corporelle. Or on sait que l’augmentation de la température corporelle est un des principaux facteurs de contre-performance.» Donc probablement que le paracétamol ne joue pas bien contre la douleur. Par contre, il agirait de manière minime sur la performance de courte durée. En revanche, le bénéfice serait tout au mieux insignifiant dans le cadre de l’ulltra-trail. Même si cela n’est jamais constaté, sa consommation présente en outre un risque théorique de dégâts majeurs sur le foie, y compris à des doses normales sur un organisme soumis à des conditions similaires à un ultra-trail. En résumé, pour Bruno Lemarchand, « il n’y a aucun médicament qui marche pour lutter contre la douleur.»

Les stratégies de contournement de la douleur

Il existe bien entendu des stratégies pour contourner la douleur. On l’a dit, dormir et récupérer en est une. On peut aussi sur une douleur de l’appareil locomoteur, mettre du chaud ou du froid, s’étirer pourquoi pas, en ayant l’impression d’agir. « Toute sensation, toute pensée va modifier la perception de la douleur mais dans ce cas précis, ça ne dit pas comment elle va évoluer avec le temps», affirme Bruno Lemarchand.

Cependant, Eric Lacroix, spécialiste de l’ultra-trail, auteur de plusieurs ouvrages sur l’entraînement et la préparation mentale, livre quelques pistes de contournement de la douleur. « Les pensées parades peuvent être une stratégie, confie-t-il. Exemple : si tu te dis à un moment donné, malgré la douleur et la fatigue, bah tiens oui je vais profiter quand même, je vais switcher sur le paysage, ou bien je vais me prendre une petite compote ou encore ralentir et sentir le vent, me dire que j’adore la nuit. Ca peut aider. »

Eric Lacroix : « Mon échelle personnelle, va de 0 à 3. Si je situe la douleur à 1 ou à 2, je peux continuer en fait. Par contre, quand mon propre signal atteint 3/3, pour moi, c’est que le coureur est blessé et que ça devient dangereux pour son intégrité physique et mentale de continuer.»

Mais ces pensées parades ont leur limite, s’empresse-t-il d’ajouter. Il leur préfère en vérité la vraie préparation mentale. Celle qui aide objectivement. En visualisant sa douleur sur une échelle de 0 à 3, comme une grille d’évaluation réconfortante ou pas. « Tout le monde va avoir de la douleur à un moment donné, dit-il. En ultra-trail, il faut toujours l’écouter, l’accueillir, l’évaluer. Pour l’évaluer, il y a des échelles de douleur dont on se sert en préparation mentale. Dans tous les CHU et les services d’urgence, on va demander au patient de la mesurer sur une échelle de 0 à 10Mon échelle personnelle, va de 0 à 3. Si je situe la douleur à 1 ou à 2, je peux continuer en fait. Par contre, quand mon propre signal atteint 3/3, pour moi, c’est que le coureur est blessé et que ça devient dangereux pour son intégrité physique et mentale de continuer. En fait, c’est souvent quand on n’arrive pas à situer précisément son degré de douleur, que ça pose problème car on ne sait pas où on en est par rapport à elle. Or notre cerveau a besoin qu’on lui donne des infos pour se dire si oui ou non, je peux continuer.»

Eric Lacroix parle de point d’équilibre à trouver pour gérer la douleur physique et son pendant la souffrance psychologique. « Le corps est réactif, c’est à dire que le corps réagit à la douleur, mais le cerveau est prédictif, argumente-t-il. C’est pour ça que l’on peut souffrir. Parce qu’on va toujours voir quelque chose qui peut arriver. Donc on anticipe beaucoup. Quelque part, on crée donc de l’anxiété et de la peur en permanence. C’est ce décalage entre corps et cerveau qui fait que l’on n’est pas aligné. Par conséquent, le vrai bon accompagnement mental c’est de parvenir à être aligné. Que le cerveau et le corps soient en harmonie. C’est pour cela qu’au niveau du cerveau, il faut chercher à rester dans l’instant présent, profiter et ne pas anticiper sur des choses qui n’ont pas lieu d’être et sont générateurs d’anxiété. »

Frank Poirier

« J’étais en vie malgré tout »

En 2021, Sylvaine Cussot était allée au bout d’elle-même, sur la Diagonale des Fous. La Française, installée depuis quelques années à la Réunion, avait terminé à la quatrième place du mythique ultra-trail, mais dans des circonstances très particulières. L’athlète de 38 ans avait dû en effet parcourir la moitié des 160 km du parcours, fort d’un dénivelé positif de 9400 m, avec une fracture du péroné et une fissure à une côte. 

De cette expérience douloureuse, Sylvaine nous a reparlé lors de la conférence de presse du Grand-Raid organisée à Ravine Blanche mercredi dernier. Son témoignage sur la force mentale qu’il lui a fallu pour surmonter la douleur d’une blessure dont elle n’a pris la pleine mesure qu’une fois la ligne d’arrivée franchie est une incroyable plongée introspective sur ce que le corps et l’esprit peuvent supporter dans pareille course, en même temps qu’une ode au courage et à la résilience. Interview.

En 2021, Sylviane Cussot a fini le Grand Raid avec une fracture du péroné.

– Sylvaine, pouvez-vous commencer par nous décrire les circonstances de votre blessure en 2021 ?

– En fait, je fais un début de course parfait, avec des super sensations. Je passe en tête à Cilaos, chez les filles. Je suis donc un peu euphorique, mais j’essaie malgré tout de me raisonner, de ne pas trop m’emballer parce que je sais qu’on peut le payer par la suite. Je m’engage dans le Taïbit où je prends un gros coup de chaud, ce qui permet à Emilie Maroteaux de me rattraper puis me dépasser après Marla. J’accuse un peu le coup mais je me dis que ça va revenir.  Ca revient effectivement un peu au niveau des sensations, mais je fais une mauvaise chute au niveau de Plaine des Merles, avant d’arriver à Grand Place. Une chute toute bête. Mais à bonne allure car c’est à un moment où je relance. Je tombe de tout mon corps, sur le côté droit. Je me casse une côte mais je ne le sais pas sur le moment. Je me fais mal à la hanche, au coude. Par contre, le pied, ça va. 

– Vous songez à abandonner?  

– Non, jamais. A ce moment précis, je me dis qu’il ne faut surtout pas que mon corps se refroidisse, qu’il faut continuer pendant qu’il est encore chaud. Je repars à petites foulées. Je me dis : c’est bon, je suis sous le coup du choc, j’ai des hématomes mais ça va passer. Sauf que je commence à avoir mal au niveau du tibia. Je ne comprends pas trop car ce nest pas là que ça avait tapé. Je me demande alors si ce n’est pas une tendinite qui se déclenche. En fait, dans ces moments là, dans la tête, ça fait des noeuds. Je commence à “psychoter”. D’autant que cette douleur au tibia persiste quand j’arrive à Grand Place.

Vous n’arrivez pas à la chasser  de votre esprit?

– Non pas du tout. Je focalise carrément dessus car elle est de plus en plus forte. Je sens qu’il y a vraiment quelque chose et que ça va m’enquiquiner pendant un moment. 

– Vous parvenez malgré tout à rester focus sur la course ?

– Alors, oui. Je suis deuxième. J’ai en plus encore à l’esprit à cet instant l’euphorie de mon passage en tête à Cilaos, avec tous ces gens qui étaient là pour me supporter. Malgré tout, je ne peux pas m’empêcher aussi d’être frustrée en me disant que j’étais bien au départ et que cette sensation est en train de s’envoler. Je suis quand même quelque part dans une mauvaise spirale, mais je continue bien sûr.

– Pourquoi ? 

– Parce que je fais une “Diag” et que quand on la fait, on sait qu’on aura mal, qu’on ne va pas passer 30 ou 35 heures sur les sentiers sans éprouver de la douleur. En plus moi, c’est ma première Diagonale. Il y a une part d’inconnu.

– Y compris par rapport à la douleur, non ?

– Bien sûr. Mais je fais l’analyse que je suis dans le dur et qu’il faut que je passe coûte que coûte au-dessus. Donc, je continue. Je suis comme ça. Pour moi, je dois aller au bout. 

– Mais si vous aviez su à ce moment précis que c’était une fracture et que vous mettiez votre intégrité physique en péril, auriez-vous fait le même choix de continuer ?

– Oui, évidemment. Je dis toujours, que quand on a mal comme ça, il faut s’analyser. Est ce que c’est une douleur grave, qui m’immobilise ? Est ce qu’il y aura des conséquences néfastes derrière ? En même temps, ce n’est pas évident de se poser ces questions là, a fortiori quand comme moi, on est entêté, déterminé, qu’on est dans un état d’esprit de guerrière par rapport à la course.

“J’avais peur qu’on m’arrête”

– Mais tout de même, on doute, non ? Vous disiez tout à l’heure que l’on se fait des noeuds à l’esprit. Vous êtes parasitée par des mauvaises pensées, non ?

– Oui, ça m’a parasitée toute la deuxième partie de course. Je n’ai pensé qu’à ça, évidemment. D’autant plus que dans les descentes, je devais me mettre en crabe pour ne pas trop appuyer sur mon tibia douloureux. Alors, oui, j’ai couru en serrant les dents. J’ai même appelé mon équipe d’assistance en pleurant. Eux m’ont alors conseillé d’arrêter, de faire appel à un hélicoptère. J’ai dit non, je pouvais avancer, marcher. Je n’allais donc pas faire venir un hélico. Je ne savais pas ce que j’avais en fait. J’étais dans le flou, je songeais à la fracture de fatigue par moments. Mais dans ma tête, je me disais aussi que tant que je pouvais mettre un pied devant l’autre, ça allait. Je n’étais pas à reculons, pas à l’arrêt. 

– A ce moment-là, est-ce que vous croisez une équipe médicale ?

– Je me suis refusée à le faire car j’avais peur qu’on m’arrête en fait (rires). En même temps, je dis que c’est très bien que les médecins soient là, pour nous arrêter, nous raisonner. 

– Au bout du compte, comment fait-on pour marcher avec une douleur aussi vive pendant 80km ? Ca paraît inimaginable…

– Le cerveau a cela de bien fait qu’il oublie les mauvais moments pour retenir que les bons, mon début de course, mon arrivée. Mais oui, je pleurais, je chouinais. Sauf que j’étais obstinée. Je voulais aller jusqu’au bout. 

– A quoi se raccroche-t-on dans ce cas-là. A son entourage, à sa famille. Ou à ses objectifs ?

– Pas l’entourage. Je savais très bien que j’allais me faire engueuler, que ma famille allait me traiter de folle, d’inconsciente. En fait, il y a plusieurs choses qui m’ont fait aller au bout. Des raisons personnelles, de séparation, de vie compliquée, de reconstruction personnelle, d’abord. Aller au bout, c’était symbolique en somme, dans le sens où ça allait m’aider à tourner une page de ma vie. Ensuite, j’avais mon patron, décédé depuis, qui venait de se faire amputer en raison d’un cancer. Au moment où j’ai raccroché avec mon assistance, à la Roche Ancrée, que j’étais au plus mal, il m’a envoyé un texto d’encouragement. Là, ça a été un électrochoc. Je me suis dit : “lui il n’a pas de jambe, il aimerait bien avoir mal. Toi, t’as mal, mais c’est bon signe. C’est que t’as un corps, ta jambe, t’es en vie.” Je me suis juste dit que j’étais en vie, malgré tout.  

– En conclusion, qu’avez-vous tiré comme leçon sur vous-même de cette épreuve douloureuse ?

– Par rapport au long terme, cette épreuve m’a renforcée au niveau mental. J’ai appris que je pouvais repousser encore plus loin mes limites. Aujourd’hui, je me dis qu’il ne peut rien m’arriver de pire que ce que j’ai vécu. Je pense par conséquent que ça m’aide à arriver beaucoup plus sereine sur cette troisième Diagonale. 

Frank Poirier

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