[Inégalités] À Wallis-et-Futuna, au royaume de la sur-rémunération

Thierry Siuliu, instituteur et secrétaire général du syndicat Force ouvrière Enseignement (FOE) de Wallis.

CONSÉQUENCES CONTEMPORAINES DU « SUPPLÉMENT COLONIAL » (3/4)

Le territoire de Wallis-et-Futuna, administré par la France avec le soutien des monarchies locales, détient le record de la sur-rémunération des fonctionnaires. L’économie y dépend à 95 % des transferts d’argent public, mais le système ne fonctionne plus. Cette enquête a été publiée chez nos amis de Mediapart.

MataMata-Utu (Wallis-et-Futuna).– « C’est vraiment triste de nous négliger ainsi… » Avec ses mots, son phrasé désabusé et son accent si particulier, Amélia Kavaheeala résume le sentiment général à Wallis-et-Futuna. La mère de famille wallisienne commence par déplorer le fait que son enfant de huit ans ait manqué plus de deux mois d’école.

Dans cette collectivité du Pacifique Sud, au nord-est de la Nouvelle-Calédonie, une grève des enseignant·es du primaire a mis presque tous les services publics à l’arrêt depuis le début du mois de mai. Malgré tout, Amélia Kavaheeala soutient le mouvement : son mari est instituteur. Si elle se sent « négligée », c’est parce que les médias nationaux n’ont pas même mentionné ce mouvement de grève. Son issue a tardé à se dessiner, générant angoisse, paralysie et début de pénurie de produits essentiels, dans les deux îles peuplées d’environ 16 000 habitant·es.

« Il faut voir comment l’État a géré cette crise. Il a laissé pourrir la situation et cela a été absolument épuisant pour nous, psychologiquement et financièrement, confirme Thierry Siuliu, instituteur et secrétaire général du syndicat Force ouvrière Enseignement (FOE) de Wallis, leader du mouvement de revendication. Après deux mois et demi de lutte, nous avons obtenu un nouveau statut pour le personnel enseignant. Ce nouveau statut, qui sera effectif au mois de juin prochain, inclura la même sur-rémunération que celle de tous les enseignants qui effectuent un service public et sont payés par l’État. Nous aurons aussi droit au supplément familial et les mêmes droits que les autres : nous serons des enseignants contractuels avec l’État. »

Un protocole d’accord est en cours d’élaboration et la classe doit reprendre normalement lundi 24 juillet 2023, le calendrier scolaire étant différent de celui de la métropole en Océanie.

L’origine de la crise, et du blocage de la « cité administrative », centre névralgique de l’archipel qui concentre dans la capitale, Mata-Utu, les institutions comme le tribunal, le vice-rectorat et l’administration supérieure de l’État français (équivalent local de la préfecture), est à chercher dans un litige juridique entre deux anciennes enseignantes et leur administration.

En mars 2022, le tribunal administratif a conclu à la non-existence juridique de l’employeur d’une majorité des enseignantes et enseignants locaux du primaire, une association catholique. Surtout, le conflit a mis en lumière un différentiel de salaire de 30 % entre professeur·es wallisien·nes et « Français·es de France », venu·es de l’Hexagone. Les enseignantes et enseignants locaux du premier degré sont bien sur-rémunérés mais leur indice, le taux multiplicateur de leur salaire, n’est « que » de 1,7, contre 2,05 pour les instituteurs et institutrices venu·es de France, un record. L’inégalité sera gommée l’année prochaine, à la suite du mouvement de lutte qui vient de se conclure.

L’impôt sur le revenu n’existe pas

Une grève de deux mois pour être encore plus sur-rémunérés : cette lutte syndicale n’a pas fait l’unanimité. Conscient que le sujet est sensible, Thierry Siuliu justifie les salaires très élevés que vont désormais percevoir tous et toutes les enseignantes : « Depuis longtemps, les fonctionnaires et les expatriés sont sur-rémunérés. Contrairement aux expatriés, nous allons investir ici, sur le territoire ! Contrairement à eux, dont l’argent repart systématiquement, nous pourrons booster l’économie. L’idée que notre sur-rémunération abîme l’économie est le produit d’une fausse analyse. »

Et pourtant, à Wallis-et-Futuna, où la sur-rémunération atteint des records, un fonctionnaire qui arrive sur le territoire touche deux fois neuf mois de salaire – indexé – au titre de prime d’éloignement. L’impôt sur le revenu n’existe pas. Mediapart a documenté plusieurs cas de fonctionnaires « expatriés » ayant accumulé plus de 400 000 euros de traitement non imposable en une seule vacation de deux ans, renouvelable une seule fois.

« La sur-rémunération est le mal le plus profond qui touche ces économies mais ne connaît pas de solution simple », constate, lui aussi un peu désabusé, Gaël Lagadec, professeur d’économie à l’université de Nouvelle-Calédonie (UNC), spécialiste des économies insulaires et auteur de plusieurs travaux de recherche sur Wallis-et-Futuna. Dans l’un d’eux, accessible sur le site internet de l’UNC, il détaille : « C’est uniquement la demande à revenus élevés qui est la cible de politiques de prix. Le reste de la population est donc largement laissé à l’abandon mais subit comme une double peine les majorations de prix, qui diminuent d’autant un pouvoir d’achat déjà caractérisé par sa faiblesse. Nous nous retrouvons face à un cercle vicieux : les sur-rémunérations causent des prix élevés et les prix élevés sont valables pour tout le monde mais impactent les plus pauvres. Tout le monde réclame la sur-rémunération, finit par obtenir des avancées, et les prix augmentent. »

Un seul importateur approvisionne l’île en produits en tous genres, depuis la Nouvelle-Calédonie. Dans les petits commerces qui jalonnent les routes mangées par la végétation tropicale, les prix des produits de première nécessité sont parfois délirants. Archi-dominée par la fonction publique, l’économie de Wallis-et-Futuna ne produit rien. Son taux de couverture, c’est-à-dire la production de richesses endogène par rapport aux transferts étatiques, est inférieur ou égal à 1 %. Les travailleurs et travailleuses se sont dans leur immense majorité exilé·es dans l’archipel de Nouvelle-Calédonie : les Wallisien·nes et les Futunien·nes y sont environ 40 000, contre moins de 16 000 dans leurs propres îles.

Cet exode et la survivance paradoxale d’une économie non monétaire basée sur la coutume, l’ensemble de règles et d’interdits qui régit la vie du peuple océanien, ont provoqué une série de crises dont la plus grave s’est produite en 2005, avec la scission du royaume de Wallis. Le statut de Wallis-et-Futuna « se caractérise par la reconnaissance de l’organisation coutumière par la République, ce qui conduit à un paradoxe, puisque celle-ci admet en son sein l’existence de trois royaumes : le roi – le Lavelua à Uvéa (Wallis), le Tuiagaifo à Alo, et le Keletaona à Sigave (Futuna) –, entouré de ministres, est le détenteur de l’autorité coutumière », écrivait à ce propos et pour le tribunal administratif de Mata-Utu Jean-Paul Briseul, commissaire du gouvernement dans la collectivité.

La République française rémunère les rois qu’elle considère comme légitimes mais n’a pas réussi pour l’instant à régler la crise de succession qui règne dans les dynasties wallisiennes.

En raison de « problèmes d’agenda », l’administration supérieure du territoire n’a pas donné suite à nos sollicitations. Le président de la République, Emmanuel Macron, était attendu sur place à la fin de ce mois de juillet. Mais, pour des raisons d’agenda là encore, et « d’économie globale du déplacement » selon l’Élysée, il a finalement choisi de se rendre en Nouvelle-Calédonie, en Papouasie-Nouvelle-Guinée et au Vanuatu voisin. Sans visiter l’archipel de Wallis-et-Futuna ni ses habitant·es qui, de crise en crise et face à une diminution constante de leur population, en plus de l’érosion spectaculaire de leur littoral, se sentent plus « négligé·es » que jamais.

Julien Sartre

A propos de l'auteur

Julien Sartre | Journaliste

Journaliste d’investigation autant que reporter multipliant les aller-retour entre tous les « confettis de l’empire », Julien Sartre est spécialiste de l’Outre-mer français. Ancien correspondant du Quotidien de La Réunion à Paris, il travaille pour plusieurs journaux basés à Tahiti, aux Antilles et en Guyane et dans la capitale française. À Parallèle Sud, il a promis de compenser son empreinte carbone, sans renoncer à la lutte contre l’État colonial.