[Inégalités] Les gagnants du supplément colonial

Noumea

CONSÉQUENCES CONTEMPORAINES DU « SUPPLÉMENT COLONIAL » (4/4)

Génératrice de profondes inégalités et d’un ressentiment perceptible dans tout l’outre-mer, la sur-rémunération des fonctionnaires profite à un petit nombre de privilégiés et à la France elle-même. Dernier volet de notre série sur les conséquences contemporaines du « supplément colonial ». Cette enquête est parue chez nos amis de Mediapart.

Nouméa (Nouvelle-Calédonie). – De Tahiti à la Nouvelle-Calédonie, des Antilles à La Réunion en passant par Mayotte, on l’appelait « Josh Randall ». Non pas que cet ancien journaliste de France Télévisions ressemble à Steve Mac Queen, plutôt pour les qualités professionnelles du personnage principal de la série télévisée Au nom de la loi : « Josh Randall, le chasseur de primes ».

Aujourd’hui à la retraite, en métropole, « Josh Randall » a bien profité du système, plus encore que la majorité de ces « expatriés de l’intérieur » : toutes les personnes sur-rémunérées ne sont pas logées à la même enseigne. Si les taux (de 1,43 à Mayotte jusqu’à 2,08 à Wallis et Futuna) qui augmentent les rémunérations des agents de l’État sont fixés par territoires, afin de les rendre plus attractifs – c’est la logique de la survivance du « supplément colonial » –, certaines professions bénéficient d’avantages particuliers. Sur les bulletins de paye, on trouve des taux multiplicateurs à ajouter aux taux de base.

Journalistes de France Télévisions et agent·es de la Banque de France sont deux exemples de ces hyper-privilégié·es du service public.

Dans un rapport de 2016 consacré à France Télévisions, la Cour des comptes relève que le service public de l’information dans les outre-mer (anciennement RFO, Réseau France Outremer devenu aujourd’hui La 1ère) comporte « des charges de personnel à maîtriser ». « L’importance de la masse salariale tient également au mécanisme d’indexation qui prévaut pour les agents publics dans les collectivités d’outre-mer, taux d’indexation qui diffère à France Télévisions (…) de celui qui s’applique aux agents de l’État », relèvent la Cour des comptes. Elle chiffre le coût de cette « sur-indexation » à plus de 6 millions d’euros annuels.

Dans un autre rapport, sorti en 2015, la Cour des comptes compare la sur-rémunération des fonctionnaires à un coûteux et « inextricable maquis législatif et réglementaire ». En cause, précisément, ces différences d’index entre collectivités ultra-marines et même à l’intérieur desdites collectivités. Au cours de cette enquête, Mediapart a pu documenter le cas de plusieurs « chasseurs de primes » qui jouent de ces sur-rémunérations pour se constituer un patrimoine.

En Nouvelle-Calédonie, le taux multiplicateur du salaire de base des agents de l’État est de 1,8. Il faut y ajouter de généreuses indemnités d’installation ainsi qu’en faveur d’un éventuel conjoint. Dans le même archipel, les fonctionnaires travaillant au nord de la Grande Terre ou dans les îles Loyauté sont gratifiés d’un index pouvant aller jusqu’à 2,05, soit 20 % de plus.

« C’est venir au bout du monde », justifie Bénédicte Gambé, directrice régionale de Nouvelle-Calédonie 1ère. « Nous avons beaucoup de collègues métropolitains qui viennent mais peu s’installent. Si cela peut les aider à franchir le pas, c’est une bonne chose, même s’il faut souligner qu’avec le temps cela a perdu de son sens », reconnaît la patronne de la station de Nouméa. 

Mêmes explications un peu embarrassées du côté de l’Institut d’émission d’outre-mer (Iedom). Cette filiale de la Banque de France joue le rôle de banque centrale des collectivités ultramarines. « Les agents de l’Institut sont des agents de droit privé : ils ne sont pas fonctionnaires », assure Ivan Odonnat, président directeur général de l’Iedom-Ieom. « Notre personnel est pour l’essentiel recruté localement. Quelques agents soumis à mobilité bénéficient de primes d’expatriation mais ce n’est pas de la sur-rémunération. Nous avons une politique de rémunération qui nous appartient : nous sommes dans un marché à concurrence avec les banques locales », tient-il à préciser.

« On ne regarde certainement pas le prix des billets d’avion lorsqu’il s’agit de rentrer en métropole, pourquoi le ferait-on ? », se demande une cadre de l’Iedom en poste dans le bassin océanique Atlantique. En tant qu’agente « soumise à mobilité », cette mère de famille touche 63 % de salaire en plus du traitement hexagonal, soit 20 % de sur-rémunération en plus que les fonctionnaires « ordinaires ». Et encore, les hyper-privilégié·es sont davantage à chercher du côté de l’océan Pacifique. « En Océanie, les administrations fiscales sont absolument étanches », abonde celui qui se fait appeler « Josh Randall ». En Polynésie française, l’impôt sur le revenu est aussi récent que marginal ; à Wallis et Futuna, il n’existe pas.

Pourquoi les agent·es de la banque centrale et les journalistes sont-ils encore plus indexé·es que les professeur·es, le personnel hospitalier ou les autres agent·es de l’État ? Responsables de la politique monétaire de la France dans ces endroits (dans les collectivités françaises d’Océanie, la monnaie en circulation n’est pas l’euro mais le franc CFP), attribuant des notes de crédit aux entreprises quelle que soit la collectivité, les agents de l’Iedom ont de grandes responsabilités. « À Mayotte, par exemple, le taux d’administration, c’est-à-dire le nombre de fonctionnaires par habitant, est faible, beaucoup plus bas que dans l’Hexagone », défend encore Ivan Odonnat.

Déclin démographique

Quels effets politiques produit la sur-rémunération dans ces sociétés insulaires ? C’est en Martinique et en Guadeloupe que la perversion du système économique local par la sur-rémunération s’est manifestée en premier. La grande grève de 1953 aux Antilles a permis d’étendre le « supplément colonial » aux fonctionnaires recruté·es localement.

Aujourd’hui, les projections de population de l’Insee affolent les pouvoirs publics et les décideurs locaux : les deux îles françaises des Petites Antilles devraient être amputées de presque 30 % de leurs habitant·es d’ici 2050. Fermeture de classes, déserts médicaux, comptes sociaux déséquilibrés, le déclin démographique a déjà commencé et ses conséquences sont concrètes. Pour les élu·es, « l’exclusion des compétences locales » est la formule euphémisante pour parler de « dépopulation » des archipels caribéens.

Dans le même temps, une proposition de loi portée en mai dernier devant l’Assemblée nationale par la députée (GDR) réunionnaise Emeline K/Bidi soulignait dans son exposé des motifs qu’aux Antilles françaises, « près de 60 % des emplois de cadres sont occupés par des citoyens venus de France hexagonale ». Conditions de mutation extrêmement difficiles à obtenir, logements inabordables, vie chère : les raisons qui poussent les jeunes diplômé·es originaires de Guadeloupe et de Martinique à ne pas rentrer chez elles et eux sont nombreuses.

Olivier Sudrie, professeur d’économie à Paris, a réalisé pour le compte du think tank République et développement Outre-mer une étude visant à chiffrer le coût de la création d’un SMIC majoré de 20 % dans les outre-mer, seule solution pour rendre attractif le travail quand il n’est pas augmenté de l’indexation. Lors d’un forum économique organisé par le gouvernement de Nouvelle-Calédonie en juin 2023, Olivier Sudrie décrivait un modèle économique « à bout de souffle » et prônait la « désindexation ».

En mars dernier, le seul quotidien de l’archipel a publié son dernier numéro. L’espace public calédonien est atrophié. Avec son site internet, sa radio et son journal télévisé, Nouvelle-Calédonie La 1ère occupe une place ultra-dominante. Première conséquence concrète : une bonne partie des citoyen·nes ont appris par ouï-dire que dans l’archipel, où le système de santé et de gestion des retraites est distinct de celui de la métropole, l’âge légal de départ à la retraite passera progressivement de 60 à 62 ans.

« Je vous confirme que nous avons une énorme responsabilité, ajoute Bénédicte Gambé, la directrice de station de Nouvelle-Calédonie La 1ère. La presse doit être plurielle, c’est pourquoi nous soutenons la création d’un journal de presse quotidienne régionale. Nous ne pouvons pas compenser à nous tout seul la perte des Nouvelles calédoniennes. »

Même si cela peut paraître contre-intuitif, le premier bénéfice pour la France d’une hypothétique « désindexation » ne sera pas les économies réalisées par la métropole. « L’un des aspects les plus frappants du colonialisme français des XIXe et XXe siècles est son faible coût pour la métropole », écrit Denis Cogneau dans son livre Un empire bon marché (Seuil, Paris, 2023).

Ces inégalités institutionnelles qui perdurent coûtent surtout cher aux collectivités d’outre-mer. Pour Matthias Chauchat, professeur de droit public à l’Université de Nouvelle-Calédonie, « la France tient ses outre-mer par la dégradation continue de leur compétitivité globale. Il y a pour cela trois outils principaux : la surévaluation de la monnaie, qui permet une économie d’importation, l’indexation des traitements qui renforce le coût des services publics, le culte de la dette et de la subvention ». Le « supplément colonial » a encore de beaux jours devant lui en pays dominés.

Julien Sartre

A propos de l'auteur

Julien Sartre | Journaliste

Journaliste d’investigation autant que reporter multipliant les aller-retour entre tous les « confettis de l’empire », Julien Sartre est spécialiste de l’Outre-mer français. Ancien correspondant du Quotidien de La Réunion à Paris, il travaille pour plusieurs journaux basés à Tahiti, aux Antilles et en Guyane et dans la capitale française. À Parallèle Sud, il a promis de compenser son empreinte carbone, sans renoncer à la lutte contre l’État colonial.

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