[Kiltir] Inventaire des talents, réalité populaire et arcréologie (2/2)

FOCUS SUR L’ARTOTHÈQUE DU DÉPARTEMENT DE 1991 À 1998 (SUITE)

Nous poursuivons l’exploration de l’histoire de l’Artothèque qui a pour mission le soutien de la création locale et sa diffusion sur le territoire. Dans le contexte de La Réunion des années 90 où le champ de l’art contemporain commence à se structurer, la jeune institution dirigée par Dominique Calas Levassor puis Wilhiam Zitte, s’engage résolument dans une démarche d’exploration et d’identification des talents présents sur le territoire, interroge les critères institutionnels en place et s’emploie à élargir les contours de ce que serait une esthétique créole réunionnaise.

Des jalons pour une histoire de l’art « située »…

En cohérence avec son projet artistique qu’il nomme « arcréologie », Wilhiam Zitte s’attache, dans des commissariats d’expositions, à poser les fondements de ce qui serait pour lui une théorie et une histoire de l’art à La Réunion, en abordant les questions des frontières de l’art et des limites des catégories esthétiques[1].

En 1992, avec « Artistes de la réalité populaire »[2], il présente douze artistes peintres (dont un sculpteur)[3] d’influence traditionnelle française. Sont montrées des scènes de genre, natures mortes, paysages, portraits… ayant toutes un rapport avec La Réunion, dans un style naïf ou académique. On y retrouve tous les thèmes classiques de la peinture traditionnelle locale : flamboyants, cases créoles, scènes de pêche… Le catalogue de l’exposition prend la forme d’un calendrier, citation des images surannées et populaires des calendriers des postes.

« Bataille coqs », Noël René, techniques mixtes sur toile contrecollée, extrait du catalogue « Artistes de la réalité populaire », Artothèque, 1993.
 
« Couple, Eden », Marius Sinama-Pongolle, techniques mixtes sur toile contrecollée, extrait du catalogue « Artistes de la réalité populaire », Artothèque, 1993.
 
« Coupeur de bananes », Yvonne Joséphine, huile sur toile, 1992, extrait du catalogue « Artistes de la réalité populaire », Artothèque, 1993.
« Lavandières de la grande Fontaine », Jean Louisin, 1970, extrait du catalogue « Artistes de la réalité populaire », Artothèque, 1993.
« Famille zoréole », FETNAT, acrylique sur toile, 1991, extrait du catalogue « Artistes de la réalité populaire », Artothèque, 1993.

Il partage, dans cette exposition, ses réflexions sur ce que serait une histoire de l’art créole, dont il cherche des filiations à l’intérieur de l’île du côté des militants de la cause identitaire. Dans l’introduction du catalogue de l’exposition, il s’appuie sur le premier livre sur la peinture à La Réunion paru en 1979 et sur le texte de Jean-François Sam-Long qui présente la situation de la création picturale à La Réunion dans les années 70 en exprimant la préoccupation d’une spécificité d’un art réunionnais. Cette spécificité s’appuie sur une liste de thèmes que l’on peut retrouver dans la Créolie, mouvement poétique des années 70 : le soleil, la lumière de l’île, ses paysages de ciel et de mer à tons changeants, de plaines et de plages, de côtes déchiquetées et tapageuses. Les thèmes de la mémoire, des racines, du folklore, de l’artisanat et du peuple, « d’une sensibilité et une émotion purement créoles » sont également présents. Wilhiam Zitte situe son exposition est dans la continuité de ce premier livre d’histoire de l’art à La Réunion. Une histoire qui s’écrit dans l’île et non à l’extérieur de l’île. Une histoire qu’il estime à ses débuts : « Bardzour[4] de l’art » est le sous-titre de l’exposition.

La tension du rapport au modèle est au centre de ses interrogations sur l’art à La Réunion. Dans cette introduction est posée la question des regards différents qui peuvent se croiser sur les objets exposés : « Art pur OU (sic) énièmes avatars de la légitimité et de l’intégration… Expression originale OU sous-produit culturel… Précurseurs réinventeurs OU répétiteurs plagiaires de modèles européens, africains, asiatiques, etc. ». Soit on considère que la Réunion a une histoire autonome, dans ce cas, ces œuvres sont vues comme une expression originale et leurs artistes comme des « précurseurs-réinventeurs ». Soit on les situe à la suite d’une histoire de l’art occidental, et ces artistes deviennent répétiteurs plagiaires de modèles existants.

Sa réflexion sur les expressions artistiques du territoire et leur légitimation se poursuit dans l’exposition intitulée « 2 La Réalité 1 Populaire » (pouvant se lire de la réalité impopulaire) qui montre en 1995 les peintures de Philippe Clerget et de Jean Bénard. « Quelle réalité exprime ces œuvres ? », écrit-il. Comment cet art témoigne « des tentatives et des efforts à trouver des solutions aux problèmes actuels » ? Il les considère comme ancrées « dans le temps » , et présentant « une cohérence symbolique susceptible de traverser le temps ». Et de préciser entre parenthèses « dans la catégorie des artistes maudits probablement ». En effet, écrit-il, elles sont « décalées » et « aussi dépassées dans le contexte des nouveaux académismes des avant-gardes locales ». Ces oeuvres sont pour Wilhiam Zitte l’expression d’un « art-nécessité » produit par des « êtres hors du commun », un art qui « a une raison vitale d’être : la souffrance, la joie de vivre… ». Il ajoute qu’elles « ne prétendent pas devenir un véritable témoignage des faits marquants ou méconnus de notre temps. Il est ainsi facile de les folkloriser tant elles sont populaires. Les œuvres tirent leur force de la modestie de leurs auteurs ». Qu’elles soient dites « figuratives, contemporaines, classiques, naïves, réalistes… » importe peu au final. Elles expriment une réalité qui prime sur leur légitimé artistique et qui justement interroge la capacité du cadre normatif à les intégrer.

Couverture du catalogue « 2 La Réalité 1 Populaire », Artothèque, 1992.
Œuvres de Philippe Clerget, extrait du catalogue « 2 La Réalité 1 Populaire », © Philippe Gaubert, Artothèque, 1995.
Œuvres de Jean Bénard, extrait du catalogue « 2 La Réalité 1 Populaire », © Philippe Gaubert, Artothèque, 1995.

En 1993, l’exposition Nouveaux Mondes, réalisée par Wilhiam Zitte et Antoine du Vignaux, proposait des regards d’artistes et d’intellectuels sur le « sacré domestique », les intérieurs des cases créoles, l’architecture et l’art populaire. Dans la lignée du travail de « BKL pour la photographie »[5], ils posent la question des choix esthétiques que font les gens dans leur quotidien et de ce que les artistes peuvent en faire. « « Nouveaux Mondes » était une exposition en réponse aux prises de position du FRAC et du Musée, qui avaient choisi de travailler seulement avec cinq, six artistes considérés comme les meilleurs. On voulait montrer qu’on peut faire un travail « contemporain » en exposant côte à côte de la peinture naïve, des installations, de la peinture abstraite, des nouvelles technologies, des performances…»[6] C’était un questionnement sur les jugements de valeurs, les critères utilisés par les institutions et sur la validité de la notion d’« art contemporain ». Cette exposition participait d’une volonté de donner au Réunionnais la possibilité de poser sur lui-même et sur son monde de vie un regard plus positif, moins chargé de honte et de relativiser son « infériorité » ainsi que la « supériorité » de l’autre, métropolitain.

« Nouveaux mondes », Wilhiam Zitte et Antoine du Vignaux, vue de l’exposition, photo Hervé Douris et Richard Bouhet, extrait du catalogue, Artothèque, 1993.

« Nouveaux mondes », Wilhiam Zitte et Antoine du Vignaux, vue de l’exposition, texte d’Alain Gili, photo Hervé Douris et Richard Bouhet, extrait du catalogue, Artothèque, 1993.
« Nouveaux mondes », Wilhiam Zitte et Antoine du Vignaux, vue de l’exposition, texte de Jean-Louis Robert, photo Hervé Douris et Richard Bouhet, extrait du catalogue, Artothèque, 1993.
« Nouveaux mondes », Wilhiam Zitte et Antoine du Vignaux, oeuvres de Patrick Nantaise, Bernard Tillum, Frantz Raux, extrait du catalogue, Artothèque, 1993.
Installation de François Giraud et texte de Patrice Treuthard, extrait du catalogue « Nouveaux mondes », Wilhiam Zitte et Antoine du Vignaux, photo Hervé Douris et Richard Bouhet, Artothèque, 1993.

Avec l’exposition « Pilons et Kalous », en 1994, Wilhiam Zitte poussait la logique encore plus loin en exposant peintures, sculptures, installations, photographies avec des pilons encore fonctionnels ou de collection. L’exposition a suscité bataille dans la presse. D’un côté, dans un article intitulé « Vessies et lanternes», la stupéfaction du critique d’art Laurent Ségelstein de voir artisanat et œuvres d’art exposées ensemble. En réaction, dans un article intitulé « Quelle(s) critique(s) pour accompagner l’essor des artistes réunionnais ? » Pascale David met en question les critères de jugement esthétique : « D’où viennent les critères ? », « Et qui va poser les limites de l’art recevable ? »[7].

Extrait du catalogue « Pilon Kalou », photo Thierry Hoarau, Artothèque, 1994
Extrait du catalogue « Pilon Kalou », Artothèque, 1994

Sur la question de la « réunionnité » dans l’art, Wilhiam Zitte avance progressivement vers la prise en compte de l’ensemble des créateurs, qu’ils soient natifs ou non natifs : « L’île se constitue d’apports éphémères transitoires », écrit-il en 1996, en parlant des artistes de passage dans l’île ainsi que « de définitives ou provisoires ruptures géographiques, climatiques, affectives »[8]. Sont artistes réunionnais ceux qui « inscrivent leur vie et non seulement leurs œuvres dans l’espace Réunion », soit les artistes qui y vivent et travaillent. À quelques exceptions près[9], tous les artistes exposés par Wilhiam Zitte sont des artistes de l’île, avec une forte majorité de Créoles vivant dans l’île ou appartenant à la diaspora, et des artistes de la Région Océan Indien.

Au cœur de sa réflexion : le rapport aux modèles, et surtout, le rapport au modèle central. « Mon travail, dit-il, c’est de casser cette domination occidentale. Je ne suis pas en conflit avec ma culture européenne, simplement, elle me « broute la tête », parce que c’est elle qui est la plus communément admise et où les gens aiment bien se retrouver. Quand je parle d’une influence éthiopienne, ou bien indienne, ou bien orthodoxe russe concernant les icônes…, il faut un effort de la part de mes interlocuteurs, alors que moi je suis très à l’aise avec ça. Je constate qu’on considère l’art égyptien comme l’art occidental et non pas africain. Parce que le Malbar a le nez fin, les cheveux lisses, il est plus beau que le Cafre aux grosses lèvres. Je vais à l’encontre de cette esthétique générale? »[10]

… et pour la défense d’un art créole

Il existait dans les années 90 une sorte de rivalité, de bonne guerre mais tenace, entre d’un côté les tenants des critères esthétiques officiels français, le FRAC et le Musée Léon-Dierx à qui Wilhiam Zitte reprochait leur politique élitiste et de l’autre côté, l’Artothèque qui défendait une esthétique pluraliste, avec le parti pris d’exposer tout ce qui se faisait de « contemporain » au sens chronologique du terme, alliée à une préoccupation identitaire créoliste forte et une ligne commémoratrice sur les thèmes de l’esclavage et du colonialisme. Affirmant la nécessité pour la société créole d’établir ses propres critères et ses propres choix, W. Zitte remet en question la hiérarchie des cultures et l’évidence établie de la supériorité de l’échelon international sur le local et lutte pour la mise en place d’un nouveau regard. « Dans la situation réunionnaise que je ressens moi, au lieu de dire qu’on n’est pas au niveau, qu’il faut se forcer pour atteindre un niveau international, européen etc., peut-être préparer, mettre en place des éléments qui permettent de définir ce qui se fait à La Réunion. Et puis peut-être pouvoir écrire une histoire de l’art et aller chercher, chez des particuliers, par exemple, les sources de cette histoire de l’art  »[11].

Wilhiam Zitte est un des artistes qui incarnent le plus toutes les contradictions du milieu de l’art créole. Autodidacte curieux, en dissidence avec la culture occidentale mais nourri dans les encyclopédies, habité par la nécessité de faire vivre tout un pan de lui-même et de sa société laissé dans l’ombre, artiste en rupture avec le système et en quête de reconnaissance… Il a porté à sa manière la nécessité absolue de faire émerger un regard endogène et de lui donner une existence, la nécessité de construire une autonomie de pensée et d’être, la nécessité de rompre avec la culture de l’importation, le refus de l’impérialisme… Nécessités souvent exprimées de manière forte en réaction face à la « radicalité » des positionnements officiels du jeune secteur de l’art contemporain en cours de structuration. Les débats ont eu, à ce moment-là, du mal à s’extraire de la confrontation dominant/dominé, réduisant souvent la problématique réunionnaise à une opposition stérile entre l’exogène et l’endogène, le local et l’universel, la périphérie et le centre, le colonisé et le colonisateur.

Si l’Artothèque a été, lors des premières années de sa création, vécue comme la maison de tous les artistes, sans exclusive, sous le mandat de Wilhiam Zitte, la structure est peu à peu désertée par certains artistes qui ne se reconnaissent pas dans son discours qu’ils jugeaient trop radical.

En 1998, Wilhiam Zitte quitte son poste à l’Artothèque et devient conseiller arts plastiques pour le rectorat de La Réunion, portant le souhait qu’un chantier similaire puisse être fait par l’Education nationale : « Il y a ce travail de recensement, faire passer des œuvres locales au même titre que l’histoire de l’art des programmes officiels. Peut-être justement adapter ces programmes aux réalités locales, à ce qui s’est fait ici » [12].

Patricia de Bollivier


[1] Cf. P. de Bollivier, « L’art revendicatif et identitaire en situation postcoloniale : le travail de Wilhiam Zitte, plasticien réunionnais », in « L’art à l’épreuve du Lieu », s/d Dominique Berthet, L’Harmattan, 2004. pp. 93- 114.


[2] Titre évocateur de l’élitisme populaire de Marcel Tavé, et désignant également, selon le dictionnaire d’Esthétique d’Etienne Souriau, la catégorie des artistes naïfs.

[3] Jean Bernard Tillum, Marius Sinama, Noël Rene, Lilian Payet, Elie Maillot, Jean Louisin, Claudine De Langlard, Yvonne Josephine, Daisy Jauze, Marc Hoarau, Fetnat, Raymond Fontaine.

[4] Barzour : aube en créole réunionnais.

[5] Association de trois photographes Bernard, Kugel et Lesaing qui ont effectué un travail de photographie dans le cadre d’une commande publique sur les paysages, les habitats, les histoires de vie dans 3 DSQ (Développement Social des Quartiers) de La Réunion en 1992. Une publication a résulté de cette expérience : « Entre mythologies et pratiques », BKL, éditions de la Martinière, Paris, 1994.

[6] Antoine du Vignaux, entretien, Jeumon Art Plastique, Saint-Denis, le 28 mai 2001.

[7] Témoignages des 26 et 27 mars 94 puis 25 avril 94

[8] Préface du catalogue d’exposition « Plurièl-Féminin », 1996.

[9] Grobli Zirignon, artiste ivoirien exposé en 1996 (« Ancrages multiples ») et les artistes internationaux de l’exposition de mail-art en 1998 « Aboli, pas aboli l’esclavage ».

[10] Wilhiam Zitte, propos recueillis par P. de Bollivier, le Port, le 22 novembre 1999

[11] Wilhiam Zitte, propos recueillis par Antoine du Vignaux, décembre 1999. Non publié.

[12] Id.

A propos de l'auteur

Patricia De Bollivier

Patricia de Bollivier est critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Elle a dirigé l’Ecole Supérieure d’Art de La Réunion entre 2014 et 2021, après avoir assuré la coordination technique du projet de centre d’art de la Ville de Saint-Pierre et la gestion et la valorisation de la collection d’art contemporain de la Ville de Saint-Pierre. Elle a enseigné la théorie des arts à l’ESA Réunion, l’Université de La Réunion et l’ENSAM-Antenne de La Réunion et assuré la direction de projets artistiques (résidences, commissariats d’exposition, éditions). Docteure de l’EHESS en sciences de l’art, sa spécialisation et ses domaines de recherche portent sur la création visuelle à La Réunion et la création en situation post-coloniale.