PORTRAIT DE L’ARTISTE EN RUNNEUSE
Qu’est-ce qui fait courir Sonia Charbonneau ? Avec Maïdo Maïdo, vidéo d’une durée d’environ 40 minutes, l’artiste nous propose une expérience inédite et troublante du paysage, que l’on appréhende de manière performative, dans une course en pleine nature, caméra à la cheville. « La course à pied au sens large du terme, nous dit Cécile Coulon dans son « Petit éloge du running », contient tout ce que l’Histoire contient d’histoires : de l’ère paléolithique à nos jours, elle incarne le drame humain, ses passions, ses conquêtes, ses victoires et ses défaites ». Incursion dans le travail de cette jeune artiste réunionnaise et dans Maïdo Maïdo, une oeuvre intime et politique à la fois, présente dans la collection de l’Artothèque, où elle est visible et empruntable !
Entrer dans la vidéo Maïdo-Maïdo est une expérience étrange : une vision au ras du sol, une image qui tangue dans un rythme continu et éprouvant, des zones de flou récurrentes dues à la vitesse, la difficulté d’accrocher le regard à un point fixe pour un ancrage visuel, peu de perspectives et une bande sonore qui nous entraîne physiquement dans une recherche pénible d’oxygène. L’artiste nous embarque dans un voyage pour le moins inhabituel à travers le paysage. Quel est ce point de vue ? Pourquoi ces mouvements ? Qu’est-ce qui se joue dans cette course, cette fuite ? Après les premières minutes du visionnage, l’œil s’adapte, identifie des points d’accroche au loin et s’active à faire l’impasse sur les premiers plans vacillants. Les vaines tentatives du regard pour trouver un semblant d’équilibre dans cette oscillation perpétuelle, finissent par installer, par leur récurrence, une sorte de « stabilité chaotique », un amer invisible dans la tempête, un ancrage intérieur, une effraction dans laquelle s’engouffrer pour « entrer en paysage ».
Surgissent alors d’autres perceptions. Le rythme de la respiration, tantôt calme et régulier, tantôt saccadé et en perte de souffle, peut constituer une sorte de fil dans le labyrinthe. Qui le tient ne se perd pas. Le regard commence alors à porter son attention sur les pierres, la végétation changeante, les brumes qui s’installent, les arbres calcinés, squelettes qui racontent le grand incendie récent sur la planèze des hauts de l’Ouest, les jeunes pousses qui déjà colonisent le sol en travail, les fougères, et parfois la fenêtre grande ouverte d’un coin de ciel bleu qui entre brusquement dans l’image…
« Je ne voulais pas d’un paysage en frontal », explique Sonia Charbonneau. Dans cette course qui contrarie nos schèmes paysagers, l’artiste propose une antithèse de la vision romantique d’un Gaspard David Friedrich, du voyageur debout faisant face à un paysage d’immenses montagnes ou d’une mer de nuages : immensité où projeter son regard, ses rêveries et son inspiration mystique. C’est à une expérience physique du lieu que l’artiste nous convie, à travers l’effort, les sensations du corps, la difficulté de respirer, le rythme de la course. Elle nous donne à éprouver le relief, les montées et les descentes, le manque d’oxygène, la brume glacée, la végétation qui fouette les jambes… Le paysage n’est pas tenu à distance, il nous traverse. La contemplation se fait différemment.
Courir, créer : « I will survive »…
La vidéo Maïdo Maïdo, qui est une commande d’Antoine du Vignaux pour l’exposition « Panorama 2 » à l’Artothèque en 2020, s’inscrit dans la continuité d’un premier travail intitulé « Running zone », vidéo-installation que l’artiste a présentée à l’ESA-Réunion pour son DNSEP (diplôme national supérieur d’expression plastique) en 2015.
« Running zone, explique-t-elle, réunit toutes mes interrogations à partir de la pratique du footing et se déroule sur le parcours sportif de Saint-Denis qui pour moi proposait des échantillons du monde, entre la mer et la route, où tu croises des sportifs, des familles, des clochards, des amoureux. Ça m’intéressait de travailler le paysage à travers ma pratique du running et je voulais parodier cette image du runner ultra connecté, en chantant et captant le regard de ces passants ». En chantant très fort et épuisant sa playlist de chansons populaires pendant 45 minutes de course, caméra à la cheville, Sonia Charbonneau performe « I will survive » ou « Eyes of the Tiger » de Gloria Gaynor, dans une sorte de « paroxysme de la runneuse », drôle et résiliente à la fois : « Running zone pour survivre » dit-elle. On retrouve un protocole presque semblable dans Maïdo Maïdo, qui apparaît comme un pendant de « Running zone », sans les chansons, et dans un paysage différent et dépeuplé d’humains.
Maïdo veut dire « tout brûlé » en malgache, et le titre de l’oeuvre renvoie aussi bien à l’histoire de l’île qu’à ses paysages dont la toponymie porte le sceau d’une mémoire vivante du marronnage. Cela évoque également les récurrents feux de forêts des hauts de l’ouest, dont les stigmates apparaissent dans la vidéo, témoin de la très rapide regénérescence des végétaux au milieu des squelettes d’arbres calcinés. « Cette actualité de la forêt du Maïdo en train de brûler, au moment où je commence à travailler sur ma pièce, ça me touche vraiment beaucoup, explique-t-elle ».
Les images des incendies inondent les écrans à une période où elle écoute en boucle « Pendant que les champs brûlent » de Niagara, et font résonner une profonde éco-anxiété qu’elle choisit d’exprimer de manière cathartique dans la course et dans l’art. « Le tout brûlé, explique-t-elle, il est aussi intime, face au désastre de la maladie et à la catastrophe avant recommencement ». La maladie, le feu, l’accident, le désastre. « Et là où ça a été résilient pour moi, c’est que tu gravis le sommet pour redescendre. C’est un aller-retour. Il y a ce côté cycle de la vie, c’est à dire que parfois il faut passer par ce feu et par le vide pour renaître ».
L’artiste propose le chemin comme métaphore de la vie, mais aussi de l’histoire individuelle et de l’histoire collective. Elle convoque le sentier dans ce qu’il offre de possibilités de se perdre et paradoxalement de se trouver en quittant la voie rapide et les grands axes que tout le monde emprunte. Une course qui fait ainsi écho à la fuite et au marronnage, et qui parle également du rapport intime qui a longtemps prévalu entre les habitants de l’île et ses paysages parcourus de sentiers, avant le tracé des grandes artères bitumées et du tout automobile.
Enfin, cette vidéo-running, à l’instar des autres productions de la plasticienne, raconte la difficulté d’être au monde, en tant qu’artiste engagée et en tant que femme : elle explore les limites du corps dans sa confrontation au réel, dans des courses, dans la déambulation incertaine et inconfortable de « La belle créole » qui dérive en équilibre instable sur les galets de la plage chaussée de ses hauts talons roses fushia, ou dans une performance qui explore une autre forme de déplacement, inspirée de la poésie performée de Julien Blaise intitulée « et bien non, moi je ne suis pas » : Je ne suis pas architecte, juge, politicien… artiste, je suis architecte, juge, politicien… artiste.
Une autre « cinéplastique »
Comme l’écrit Thierry Davila, l’histoire de la pensée regorge d’exemples qui montrent comment une certaine forme de réflexion est liée à une certaine forme de déplacement. Déambulation, flânerie, dérives… les philosophes illustres (l’école aristotélicienne, Rousseau et ses rêveries du promeneur solitaires, Nietzsche…), et plus tard les surréalistes puis les situationnistes ont pratiqué l’expérience du déplacement physique comme celle d’un déplacement de la pensée. Dans les années 1960, les artistes de Land Art et de l’Earth Art partent créer « ailleurs », faisant de la « nature » un « écrin dans lequel prend place la déambulation productrice de formes. Ici l’action du corps mobile est le ferment d’un investissement à grande échelle du contexte dans lequel l’art a lieu, un art qui s’exprime alors dans ce que Roseline Krauss a appelé un ‘’champ élargi’’ ».2
Les artistes contemporains, comme Grabriel Orozco, Francis Alÿs, Stalker, explorent la marche comme pratique collective, dans une pratique que Thierry Davila nomme cinéplastique à savoir « une exploitation systématique des possibilités du déplacement : déplacements du regard, déplacements des protocoles artistiques, déplacements des perceptions du quotidien le plus immédiat, pour amener l’art vers des zones interstitielles dans lesquelles une autre ville existe et se construit, dans lesquelles une autre réalité actuelle est en train d’émerger ».
Le travail de Sonia Charbonneau décline des protocoles de déplacement qui interrogent et repoussent les limites du corps dans son interaction avec le milieu qu’elle choisit. Il nécessite et en résulte une acuité de présence, une forme de méditation née de la concentration à chaque pas, sur chaque pierre, qui lui permet de lâcher prise et faire le vide intérieur tout au long du sentier. Le point de vue proche de la terre, de l’humus, incite, dit-elle, à l’humilité. « C’est un parti pris esthétique de ramener le regard humain au sol… On est focus sur un galet et tout le reste disparaît ».
Les découvertes à postériori, au moment du montage, sont nombreuses. Les mouvements de rotation de l’image, quand le pied se pose, se relève et repart, génèrent à chaque fois des flous qui viennent rythmer la vidéo, et qui par leur récurrence font écho à une mécanique perpétuelle plus globale, et plus intime aussi : la course des planètes, les pulsations des organes dans le corps, et la respiration lente du paysage. « A un moment donné, tu as la descente dans la ravine et ça c’est trop beau. (…) Les pierres brûlées, le lichen particulièrement blanc à cause de la chaleur. Je mettais la main et c’était encore chaud. Cette sensation-là, comme si c’était vivant, c’est comme une rencontre avec le lieu en tant qu’entité ».
Sonia Charbonneau revendique un parti-pris politique dans le choix d’utiliser le running comme matière de recherche artistique, comme une alternative à un monde que l’on ne touche plus qu’à travers des interfaces numériques et des informations immédiates. En réponse à ces nouvelles pratiques du réel qui privilégient Wikipédia comme vecteur de savoir, l’artiste propose d’arpenter, de marcher, de courir et de s’approprier le réel par la course et la création. « Pour moi les runners sont des explorateurs du temps d’un genre nouveau, ils font l’expérience du présent, et ça engage le corps, le met en mouvement ».
Patricia de Bollivier
Pour aller plus loin :
La collection de l’Artothèque du Département : https://artotheque-reunion.fr/catalogue-des-oeuvres/
Cécile Coulon, « Petit éloge du running », nouvelles éd. François Bourin, 2018.
Thierry Davila, « Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle », éd du Regard, Paris, 2003.
Thierry Davila, « Une cinéplastique généralisée », Dérives I, Esse « arts + opinions » n°54, p 4 et5, printemps-été 2005.
Sur art et sport : https://fondsartcontemporain.paris.fr/parcours/l-art-contemporain-et-le-sport__15436