malavoune tango

[Kiltir] Malavoune Tango, complainte des îles de la lune

FILM DOCUMENTAIRE DE JEAN-MARC LACAZE

Malavoune Tango, le documentaire de création de Jean-Marc Lacaze, sortie la semaine dernière à Saint-Denis, poursuit sa tournée dans l’île, avant sa projection au Festival international du film documentaire d’Amsterdam. Un film bouleversant, qui aborde avec justesse et délicatesse la terrible réalité de Mayotte et de son lien abîmé et traumatique avec ses îles sœurs et avec La France. A voir absolument.

À Mayotte et dans la culture musulmane, les chiens ont longtemps été « haram » —interdits, et restent aujourd’hui considérés comme impurs. Chef, Flamsy et Mopé élèvent leurs chiens dans la forêt, qui leur sert de refuge. La caméra de Jean-Marc Lacaze suit l’itinéraire des jeunes hommes et de leurs chiens dans leur tangage schizophrénique entre tendresse et violence, interdits traditionnels et injonctions sociales, territoires fantasmés dans les volutes de chimik, lointaine France et proches Comores, au gré de leur va-et-vient entre les bangas et la forêt, matrice hospitalière qui s’amenuise.

Leur vie est rythmée par les rafles de la fourrière, les batailles de chiens, les chasses aux landras (tangues à Mayotte), la débrouille pour se nourrir, les combats de moringue à la lueur des grands feux de joie… Le drame n’est jamais loin, celui de l’ami attrapé par la BAC pour être renvoyé aux Comores et dont il faut nourrir les chiens jusqu’à son hypothétique retour, celui des enfants séparés de leur famille, celui du désoeuvrement et de la violence quotidienne. La violence omniprésente, à commencer par celle d’un système politico-administratif qui détruit les liens séculaires, fabrique précarité, clandestinité et des corps morts rejetés par les vagues…

Malavoune Tango / ©Jean-Marc Lacaze

Une histoire d’apprivoisement réciproque

D’une grande poésie visuelle, le film est conduit avec une distance très justement dosée, qui amène peu à peu le spectateur au plus près de ces garçons perdus, dans une proximité empathique faite de partages, de confidences et d’attention inquiète. « C’est une histoire d’apprivoisement réciproque, comme dans le Petit Prince » explique Jean-Marc Lacaze. Au départ, il entre dans le cercle avec des questions sur les chiens, mais très rapidement, une relation de confiance et de complicité s’instaure avec les jeunes et c’est bien leur histoire à eux qu’il entreprend de raconter.

« Le documentaire est un genre qui d’emblée pose cette question du rapport à celui que l’on filme. On vient prendre son image et sa parole, c’est très délicat. Que donne t-on en échange ? Il y a un rapport de confiance qui se construit, une complicité. Il faut que l’autre sache qui est en face de lui. Il y a un contrat de confiance. On partage des moments. Parfois, tu poses la caméra et tu oublies de filmer, tu es dans une totale présence. Le don se fait de part et d’autre »

Jean-Marc Lacaze
Malavoune Tango / ©Jean-Marc Lacaze
Malavoune Tango / ©Jean-Marc Lacaze

Combats de chien, combats de vie

Le chien, et le rapport des jeunes à leur animal, deviennent les catalyseurs des difficultés et des paradoxes de la société mahoraise et de ses liens problématiques à La France et aux autres îles de l’archipel des Comores : « En évoquant la violence faite aux chiens et le chien comme arme de violence, le film, par glissements successifs, peut témoigner d’une escalade où chacun cherche à se défendre dans une société qui devient quasiment incontrôlable »[1].

« Enoncer le chien comme objet cinématographique, c’est me permettre de rendre compte d’un ensemble de réalités que je ne peux pas aborder frontalement. En cultivant le motif du chien, son contexte et sa relation à l’homme, il s’agit de prendre la réalité de biais ».

Jean-Marc Lacaze
Malavoune Tango / ©Jean-Marc Lacaze

De quelle manière aborder cette situation complexe et sensible, comment filmer la violence, la montrer à l’écran, et comment parler de cette réalité quand on lui est extérieure ? Sans tomber dans la caricature, le voyeurisme ou le jugement, Malavoune Tango parvient à donner la mesure de l’errance identitaire, des tiraillements, du désespoir, mais aussi des stratégies de survie à l’œuvre au sein de la forêt.

« Au moment des prises de vue se posait la question de ne pas provoquer des scènes de violence pour les filmer. C’était vraiment très délicat. Et très vite tu te rends compte qu’ils n’ont pas attendu la caméra pour provoquer des combats de chiens, ça fait partie de leur quotidien. Bien sûr, c’est cruel, mais c’est aussi du désœuvrement, et c‘est aussi beaucoup de moments festifs, de partage et de joie. La réalité est complexe et on voit bien que c’est une autre culture. Il y a une culture qui était là avant ».

D’emblée, le film affirme cette richesse culturelle, avec un parti pris de la langue en shimaoré et parfois en shibushi, qui est la deuxième langue maternelle à Mayotte, et dont les origines sont bantoue et swahili. « Le choix de la langue, c’est pour mettre cette culture en exergue, la rendre évidente, une culture comorienne. Et bien avant le protectorat et le colonialisme français, il y a eu le colonialisme shirazien et malgache », explique l’artiste. Le film parvient justement à montrer la très grande particularité de la culture mahoraise, sa complexité et son drame aussi. Drame exprimé en Français cette fois, par Mopé, une nuit dans la forêt, à la lueur de la lampe torche : « En fait nous on est perdus. On est né là-bas, on a les papiers là-bas. Mais on n’est ni là-bas, ni ici, ni en France en fait. On n’a pas la culture de là bas, on n’a plus la culture d’ici. On est perdus. (…) On n’a rien. Tout ce qu’on a, c’est le sang de la violence qui coule dans nos veines. C’est ça qu’on a hérité de la France »

Malavoune Tango / ©Jean-Marc Lacaze

Tango malavouné

La caméra subjective parvient dès les premières images à nous embarquer dans la malavoune. « J’ai voulu au départ adopter le point de vue du chien, cela se sent dans certaines scènes que j’ai choisi de garder, où je filme un peu comme un chien fou, avec la caméra qui va de droite à gauche et de gauche à droite ». Les cadrages serrés laissent voir peu de paysage alentour, et procurent une sensation d’enfermement. Filmées avec une optique de 50 mm permettant une approche visuelle au plus proche de ce que voit notre œil, les images donnent au spectateur l’impression d’être au plus près des personnages. Une vision de proximité accentuée par de nombreux gros plans, notamment de pieds et de mains, « parce que je les trouve poétiques, et qu’ils permettent d’articuler les scènes au montage ». Très peu de plans larges, hormis ceux de la savane et de la mangrove. « La seule respiration, c’est la forêt, qui crée une espèce de nid ». La forêt, dont les habitants s’inquiètent de la lente disparition, est omniprésente et intervient comme une métaphore de l’archipel raturé. « Avant il y avait des échanges entre les îles, des échanges commerciaux, familiaux… ». La  voix off est une voix chorale, reprenant les réflexions et les récits de chacun : ce qui est interdit, les moments de vie, les expulsions, ce qui a changé, les histoires, les témoignages et les micmacs…

A aucun moment le réalisateur ne prend la parole, il écoute parler et sait garder une juste et subtile distance, tout en étant « avec » au sens plein du terme.

Jean-Marc Lacaze parvient avec humilité et poésie à nous emporter dans un film métaphorique à la plastique irréprochable, un tango malavouné qui témoigne d’une attention et d’un engagement palpable pour ceux qu’il filme et qui sont devenus ses amis.

Patricia de Bollivier

En lire davantage au sujet du film : https://www.enqueteprod.com/films-enqueteprod/projets/287-malavoune-tango

Au sujet de Mayotte, ce récent article dans The conversation : https://theconversation.com/mayotte-pourquoi-ce-departement-francais-est-il-revendique-par-les-comores-192758

Malavoune Tango

malavoune tango

Un film de Jean-Marc Lacaze

Enquêteprod / Les films de la Caravane

sortie : novembre 2022

Bourse d’aide à l’écriture de la Scam, Brouillon d’un rêve
Sélectionné aux Etats généraux du film documentaire de Lussas.

Lieux et dates de projection dans l’île :

LA MÉDIATHÈQUE DU TAMPON | SAMEDI 05 NOVEMBRE 2022 À 16H00

LE SÉCHOIR ST LEU | MARDI 08 NOVEMBRE 2022 À 18H30

LA MÉDIATHÈQUE DE ST PIERRE | SAMEDI 12 NOVEMBRE 2022 À 16H00

A propos de l'auteur

Patricia De Bollivier

Patricia de Bollivier est critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Elle a dirigé l’Ecole Supérieure d’Art de La Réunion entre 2014 et 2021, après avoir assuré la coordination technique du projet de centre d’art de la Ville de Saint-Pierre et la gestion et la valorisation de la collection d’art contemporain de la Ville de Saint-Pierre. Elle a enseigné la théorie des arts à l’ESA Réunion, l’Université de La Réunion et l’ENSAM-Antenne de La Réunion et assuré la direction de projets artistiques (résidences, commissariats d’exposition, éditions). Docteure de l’EHESS en sciences de l’art, sa spécialisation et ses domaines de recherche portent sur la création visuelle à La Réunion et la création en situation post-coloniale.