LIBRE EXPRESSION
Les tensions autour du projet de la Maison de La Mer à Saint-Leu peuvent être comprises comme le symptôme d’un égarement de l’action publique réunionnaise.
La mairie de Saint-Leu personnifie le héraut d’une idéologie adoptée par trop de responsables locaux. Cette idéologie postule que l’accroissement du flux économique est un but en soi et qu’il sera par nature profitable au plus grand nombre. La clé du bonheur est l’accumulation si ce n’est le « Kaparage ». Cette croyance d’une croissance illimitée dans un monde fini est un paradoxe funeste. Ces idées ont généré une civilisation qui court après l’assouvissement maximal de désirs immédiats. Cette fuite en avant à la recherche de menus plaisirs gangrène les esprits et altère la capacité même de raisonner. Ceux qui remettent en cause cette doctrine passent pour des marginaux incongrus.
L’aménagement public est un levier de l’amélioration du cadre de vie commun et n’échappe pas à l’aliénation intrinsèque à cette idéologie. La Maison la Mer est un cas d’école. La mairie défend « la création d’un nouveau lieu de vie tourné vers l’économie et le tourisme bleu qui dynamisera le front de mer et créera de l’emploi », il s’agit « de moderniser le site ». La propagande déployée par les porteurs du projet n’abuse personne.
Le réchauffement climatique qui entraîne une augmentation des températures, une intensification des phénomènes climatiques (cyclone, crue, canicule), une élévation du niveau des océans, l’acidification des océans, la perturbation des cycles de l’eau ou des sols, l’effondrement du vivant qui se mesure à la chute spectaculaire de la biodiversité ces 40 dernières années, ainsi que la contraction spectaculaire du nombre d’individus pour une espèce donnée, la pollution qui a même rendu jusqu’à l’eau de pluie non potable sont des composantes concrètes du monde moderne. Un édile moderne ne peut se contenter de respecter les labels environnementaux législatifs, il se doit d’avoir une vision plus globale pour être à la hauteur des enjeux environnementaux du territoire.
Le maire assure que 20 000 personnes fréquentent le lieu entre le jeudi soir et le dimanche à 1 h du matin. Le site est déjà un lieu de vie. Cet espace est le théâtre du savoir-vivre réunionnais, où s’opèrent des échanges sociaux d’une grande mixité. C’est un lieu où s’incarne l’âme réunionnaise où, ancrée dans une tradition, les Réunionnais font culture. L’ombre des filaos accueille fraîchement les pique-niques, les rondavelles animent le lieu en proposant des concerts qui soutiennent les artistes locaux, la promenade le long du trait de côte est arpentée sans cesse, un « Ron Maloya » envoûte tous les dimanches autant les touristes que les Réunionnais. Le front de mer de la ville de Saint-Leu est bien vivant, on peut y sentir la respiration du peuple réunionnais.
Cette affluence le week-end à Saint-Leu a attiré de nombreux petits entrepreneurs. Leur dynamisme est remarquable et ils travaillent durement pour répondre aux attentes des passants et faire vivre leur entreprise. Néanmoins, ce flux économique « entre petits » est insuffisant pour les partisans de l’accumulation du capital. Il faut décloisonner ces échanges directs en l’ouvrant au marché. Les nouveaux « groblan » de la société réunionnaise, forts de leur hyper monopole, vont pouvoir accaparer cette manne économique. Le projet n’est pas de développer l’écosystème économique existant, mais bien de se faire un maximum d’argent en appliquant un modèle qui enrichit les riches et appauvrit les autres.
Est-il vraiment souhaitable de chercher à faire du tourisme de masse un objectif ?
Saint-Leu possède une forte offre touristique autour de la mer. La mairie juge manifestement qu’elle est insuffisante et parie sur l’augmentation des activités touristiques dans le lagon. Plus de tourisme c’est l’intensification de l’exploitation des ressources naturelles, contribuant ainsi à la dégradation de l’environnement, c’est une pression insupportable sur l’immobilier, provoquant une hausse des coûts de logement et une gentrification, une perte d’identité culturelle. La surfréquentation touristique n’est pas un dynamisme, c’est tout le contraire.
Le désir des uns s’incarne dans ce projet de la Maison de la mer comme dans de nombreux autres projets à la Réunion. Face à eux, le rêve d’un « mieux commun » d’une frange de la population s’exprime par une farouche opposition. Deux visions de l’avenir de la Réunion s’opposent et elles concernent tout un peuple. Les associations et les pécheurs du port dénoncent un manque de consultation alors que la mairie a annoncé en octobre dernier un projet coconstruit avec les Saint-Leusiens. Les Réunionnais ne doivent pas se laisser déposséder de leur avenir.
Que voulons-nous ?
Un développement économique qui sacrifie notre patrimoine naturel et nos traditions ou celui qui vise la préservation de notre qualité de vie ?
Doit-on gagner de l’argent coûte que coûte ou doit-on subordonner l’économie aux limites du vivant et à la qualité de la vie ?
Le projet de la Maison de la Mer à Saint-Leu est l’affaire de tous les Réunionnais et les placent face à un choix de modèle pour l’île. Ne pas se sentir concerné c’est laisser le béton s’étaler toujours plus et conforter l’accumulation des richesses par une minorité. Une voie qui nous éloigne chaque jour de notre authenticité, de notre Réuniosité.
Tonton Pagotte
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