[LIBRE EXPRESSION]
Albert Thibaudet, critique littéraire et « le fondateur de l’histoire des idées politiques » pour René Rémond, a créé le néologisme « sinistrisme » (du latin sinister, gauche) pour désigner le fait que les partis politiques de gauche sont progressivement remplacés par de nouveaux partis, plus radicaux, ce qui déporte ceux nés antérieurement vers la droite ; ceux-ci continuent cependant de se dire « de gauche », le camp de l’innovation politique, si l’on suit Thibaudet. Ce mouvement sinistrogyre a empreint toute la vie politique française depuis la Révolution. C’est ainsi que, sous la IIIe République, le radicalisme républicain opère un glissement de l’extrême gauche au centre gauche, subissant les poussées d’une mouvance plus socialisante, qui atteindra son acmé au début du XXe siècle avec la SFIO, laquelle sera à son tour rejetée vers la gauche modérée par le parti communiste français, qui aura lui-même à supporter les coups de boutoir des trotskystes à partir de mai 1968.
Jean-Luc Mélenchon, bien conscient que le mouvement des idées s’effectue tendanciellement de la gauche vers la droite, défendait dans son livre programmatique L’Humain d’abord à l’occasion de la campagne présidentielle de 2012, une position en totale conformité avec cette dynamique du sinistrisme, soulignant que « le Front de gauche est né de l’exigence de réinventer la gauche » et qu’il fallait absolument « bouleverser la donne à gauche ».
D’autant plus que les idées de droite qui avaient jusqu’à présent été contenues par le mouvement sinistrogyre regagnent du terrain, repoussant vers la gauche celles qui occupent son espace politique, phénomène théorisé par Guillaume Bernard sous l’appellation de « dextrisme ». Risquons ici l’hypothèse que ce sont les poussées contraires venues de la gauche et de la droite, en même temps, qui ont permis à Emmanuel Macron de remporter l’élection présidentielle de 2022. Cette cinétique singulière aurait favorisé un centre, qu’il ambitionne de réinventer, susceptible d’accueillir son projet politique, qu’il nomme « extrême centre » (sur France Culture, le 18/04/22) par opposition aux deux autres blocs politiques ; cette étiquette, d’apparence oxymorique, entend conjuguer la radicalité des convictions et le positionnement intermédiaire.
Deviendra-t-il cet « homme-peuple », à l’instar d’un Chavez qui martelait lors de la campagne présidentielle de 2012 au Venezuela la formule du leader colombien des années 1930-1940 Gaitán : « Je ne suis pas un homme, je suis un peuple. » ? Ou en restera-t-il à « La République, c’est moi ! » ?
Ainsi, dans ce triangle des extrêmes, c’est toute l’importance précédemment reconnue au clivage entre la droite et la gauche qui se trouve amoindrie, voire gommée. Jean-Luc Mélenchon avait conscience de ce phénomène. C’est ce qui l’a conduit, à l’issue de l’élection présidentielle de 2012, à rompre avec son objectif initial de constituer un « Front de gauche » pour projeter de « faire naître un front du peuple » (Libération, 12/09/12), qu’il précisera par la suite : « Mon défi après avoir mis fin au projet initial du Front de gauche, n’est pas de rassembler la gauche, étiquette bien confuse, il est de fédérer le peuple. » (JDD, 2/04/17)
Il effectue ainsi son « tournant du peuple », pour reprendre l’expression du mouvement radical espagnol Podemos, dont l’action est guidée par le constat que « le système n’a plus peur de la gauche, il a peur du peuple. » De cela, Jean-Luc Mélenchon est convaincu, qui appelle « Union populaire » la formation constituée en soutien de sa candidature à l’élection présidentielle de 2022 ; celle-ci s’étend ensuite sous la forme d’une coalition, intégrant le PCF, le PS et EELV, baptisée NUPES (Nouvelle Union populaire écologique et sociale).
Dans cet acronyme, c’est la lettre P qui occupe la position centrale, pour exprimer évidemment la centralité du peuple dans le projet (populiste ?) de Jean-Luc Mélenchon. Mais ce peuple, dont le signifiant ne réfère plus à une abstraction politique mais renvoie à la vraie vie, sensible et concrète, de chacun, pâtit d’un déficit de représentation que le leader incontesté de la NUPES entend incarner en revendiquant d’être « élu » au poste de Premier ministre. Deviendra-t-il cet « homme-peuple », à l’instar d’un Chavez qui martelait lors de la campagne présidentielle de 2012 au Venezuela la formule du leader colombien des années 1930-1940 Gaitán : « Je ne suis pas un homme, je suis un peuple. » ? Ou en restera-t-il à « La République, c’est moi ! » ?
Jean-Louis ROBERT (Saint-Denis de la Réunion)
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