[La peste] Une vague populiste sur un océan de déclassement

2 / RENCONTRE AVEC PHILIPPE FABING SONDEUR ET ANALYSTE DE LA VIE POLITIQUE

Le Rassemblement National représente 25 % de l’électorat réunionnais (1er tour de la dernière élection présidentielle) lors d’un scrutin national ou européen. Il progresse également lors des scrutins locaux. Comment en est-on arrivé là ?

Suite de notre série entamée la semaine dernière sur la peste brune : allégorie inspirée de la montée du fascisme et du nazisme dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. Un siècle plus tard, cette peste s’étend à nouveau à travers la progression de l’extrême droite lors des différents scrutins et dans la banalisation d’un discours de plus en plus xénophobe.

Cette semaine, nous avons rencontré Philippe Fabing, président fondateur du groupe Sagis, notamment engagé dans les sondages politiques et sociétaux. Présent à La Réunion depuis 1996, il a observé et analysé l’évolution de l’opinion des Réunionnais. Il commente aujourd’hui cette « bascule » que l’on peut situer à l’élection présidentielle de 2017. C’est le moment où, pour la première fois, le vote des Réunionnais pour le Front National (devenu Rassemblement National), à l’occasion d’une élection présidentielle, a dépassé la moyenne nationale, passant de 10 % à 23 %. Alors que ce fut longtemps le contraire.

Pendant de longues décennies, les électeurs de Jean-Marie Le Pen se repéraient dans les bureaux de vote à proximité des casernes militaires tout en restant très marginaux. Mais ces électeurs de la première heure (de 1 % à 4 % des voix) ne sont aujourd’hui pas du tout représentatifs des 25 % d’électeurs votant pour Marine Le Pen dès le premier tour d’une présidentielle, qui sont répartis de manière homogène sur l’ensemble du territoire.

Déclassement et dédiabolisation

Philippe Fabing profile l’électeur actuel du Rassemblement National comme étant de droite et de condition modeste. Et il corrèle la progression du vote « contestataire » à la situation de déclassement de la société réunionnaise par rapport aux moyennes hexagonales. Ici, les revenus sont 30 % moins élevés qu’en France alors que le coût de la vie y est 10 % plus élevé. Moins d’un Réunionnais sur deux en âge de travailler a un emploi. « Le développement qui a été soutenu dans les années 1980, 1990 et 2000 est en panne depuis 2008 », précise-t-il. Ce qui s’est traduit par deux mouvements sociaux, le Cospar en 2009 et les Gilets Jaunes en 2018, et la progression du vote contestataire dans les urnes.

2016-2017, c’est aussi la campagne présidentielle qui marque à La Réunion la « dédiabolisation » de Marine Le Pen. Elle est reçue par le président de la Chambre de commerce, le maire du Tampon et l’évêque. Mgr Aubry lui accorde de fait une caution morale en même temps que le grand cadi de Mayotte qui va jusqu’à « souhaiter sa victoire ». Elle assure également une matinale de Radio Freedom. Est-ce une conséquence ou une cause constitutive de la dédiabolisation ? Philippe Fabing ne tranche pas. Sans doute les deux…

En 2022, le score du deuxième tour de la présidentielle marque tous les esprits (60 % Le Pen, 40 % Macron), mais en réalité, Marine Le Pen confirme juste au 1er tour son score de 2017 (de 23 % à 25 %) alors que Jean-Luc Mélenchon réalise une bien plus forte progression (de 25 % à 40 %). Le fait marquant tient plutôt dans l’effondrement d’un front républicain contre l’extrême-droite, conséquence de l’impopularité de la politique menée par Emmanuel Macron.

Pas fasciste mais populiste… et ami de mouvements fascistes

Question de définition : le Rassemblement National est-il d’extrême droite alors même qu’il a voulu se départir de cette étiquette ? Oui selon le Conseil d’État. Oui encore selon la nature de ses alliés au Parlement européen du groupe « Identité et Démocratie », l’AFD allemande (qui prône la « remigration » de millions de personnes) et la Ligue italienne. Pour autant, il n’apparaît plus comme un parti néo-fasciste, antiparlementariste et prônant l’action violente tout en restant anti-européen, anti-immigration, nationaliste, illibéral et pro-russe, précise Philippe Fabing.

Populiste
« Je vois mal comment le Rassemblement National ne continuerait pas à améliorer ses scores à La Réunion. »

Aucun sondage n’a pour l’instant été réalisé sur le scrutin européen à venir le 9 juin prochain. Philippe Fabing prédit un duel en tête entre la liste de la France insoumise (où figure l’eurodéputé Younous Omarjee en 2e position) et celle du Rassemblement National.

Au niveau des élections locales, force est de constater que le RN, longtemps cantonné à des scores marginaux, est en plein essor. L’aggravation de la situation économique due au choc de l’inflation de ces deux dernières années accentue le déclassement de 60 % de la population réunionnaise… donc la tentation du vote contestataire voire extrême.

L’ambiguïté des politicien.ne.s locaux

S’ajoute à ces données économiques objectives le fait nouveau que des personnalités politiques connues rejoignent désormais les rangs du RN. « Je vois mal comment le Rassemblement National ne continuerait pas à améliorer ses scores à La Réunion », relève le président de Sagis. Or, les politiques locaux ne dénoncent pas cette émergence inéluctable. Certains, même, l’encouragent : « Ils sont dans d’autres formations mais reprennent les discours qui vont très bien avec le Rassemblement National. »

Philippe Fabing cite les déclarations du coordonnateur du Rassemblement National pour l’outre-mer, André Rougé, qui a l’habileté de séparer la question de l’insécurité à La Réunion de la question mahoraise. Ce qui évite de froisser ses électeurs mahorais et l’éloigne des dérapages xénophobes commis par quelques élus locaux. Il s’est aussi positionné contre l’octroi de mer, une taxe impopulaire, considérée à tort comme alimentant les caisses de l’État, mais défendue par les collectivités locales qui en sont en fait les principales bénéficiaires.

La suppression de l’octroi de mer apparaît ainsi comme l’argument populiste par excellence. Si Philippe Fabing affirme que le RN ne peut pas être qualifié de parti « néo-fasciste », il constate son apparentement avec les formations d’extrême droite européennes qui usent du populisme pour gagner dans les urnes… tout comme l’avaient fait Adolf Hitler et Benito Mussolini en leur temps. Les crises économiques et le déclassement des électeurs allemands et italiens avaient favorisé la propagation de la peste.

Franck Cellier

Notes de contexte

Pour préparer l’entretien, Philippe Fabing a rédigé quelques notes de contexte :

Vision dynamique de l’évolution économique et sociale, ainsi que de l’expression électorale, de ces 17 dernières années :

  • Avant 2007 : Période de forte croissance depuis les années 1990 (environ +5 % par an en moyenne), forte hausse du pouvoir d’achat des ménages et forte baisse du chômage. « Le gâteau grossit vite, pour tout le monde. »
  • 2002 : 1er tour présidentiel : Jospin 39 % – Chirac 37 % – Le Pen 4 % (vote protestataire : 4%).
  • 2008 : « Double crise » économique, externe (mondiale) et interne (déficit fiscal = environ 10 000 emplois perdus dans le seul secteur du BTP) > fin de la période de forte croissance réunionnaise du pouvoir d’achat et du niveau de vie, démarrée dans les années 90.
  • 2009 : Cospar > mouvement social, partenaires sociaux.
  • 2010 : Changement de majorité régionale (Didier Robert succède à Paul Vergès).
  • 2012 : 1er tour présidentiel : Hollande 53 % – Sarkozy 18 % – Le Pen Marine 10 % (vote protestataire : 10 %)
  • 2015 : 2ème mandat de Didier Robert.
  • 2017 : 1er tour présidentiel : Mélenchon 25 % – Le Pen Marine 23 % – Macron 19 % – Fillon 17 % (vote protestataire : 48 %)
  • 2018 : Gilets jaunes et Gilets noirs > mouvements sociaux sans relais institutionnels ni corps intermédiaires.
  • 2020/2021 : Crise Covid.
  • 2021 : Changement de majorité régionale (Huguette Bello succède à Didier Robert).
  • 2022 : 1er tour présidentiel : Mélenchon 40 % – Le Pen Marine 25 % – Macron 18 % (vote protestataire : 65 %)
  • 2022/2023 : Choc d’inflation, plus fort recul du pouvoir d’achat des ménages européens depuis les années 70.
  • 2023 : Ralentissement économique attesté par tous les indicateurs économiques à La Réunion, très faible création d’emploi (2600 contre 6300 en 2022 – avec près de 1900 créations de micro-entreprises – 59 % du total des créations d’entreprises en 2023).

Avec, sur les 10 dernières années :

  • Un atterrissage progressif de la croissance démographique (aujourd’hui quasi-identique à celle de l’hexagone), en lien avec la baisse du solde naturel et un solde migratoire structurellement déficitaire depuis plusieurs années > environ 13 000 naissances par an.
  • Une quasi-stagnation du taux d’emploi sur la période 2014-2023 (un peu sous les 50 %).

Pouvoir d’achat à La Réunion et comparaison avec la province hexagonale

Le pouvoir d’achat correspond à la quantité de biens et de services qu’un revenu permet d’acheter : il dépend donc du revenu et des prix (le coût de la vie). La question du revenu peut s’apprécier, en partie, en observant sa résultante à travers les dépenses mensuelles des ménages.

L’objet de cette note est de présenter une synthèse des informations disponibles actuellement à La Réunion.

L’INSEE a publié en 2019 et 2022 deux sources d’informations récentes dans ces domaines :

Avertissement sur les données de l’enquête Budget des familles : « La consommation correspond à l’ensemble des dépenses d’un ménage, dont sont exclues les dépenses d’investissements comme les achats immobiliers, les gros travaux, et les placements financiers. Sont également exclus les impôts directs acquittés par le ménage (impôts sur le revenu, taxe d’habitation, taxe foncière, etc.). »

D’après l’INSEE, concernant le coût de la vie et les écarts de prix entre La Réunion et la France hexagonale :

« En 2022, les prix sont plus élevés de 9 % à La Réunion par rapport à la France métropolitaine. D’une part, acheter un panier de biens et services composé selon les habitudes de consommation d’un ménage vivant en France métropolitaine coûte 12 % plus cher sur l’île que dans l’Hexagone. D’autre part, acheter à La Réunion un panier reflétant les habitudes locales de consommation coûte 6 % plus cher que s’il était acheté dans l’Hexagone. L’alimentation explique en premier lieu cet écart de prix entre les deux territoires. Se nourrir coûte en effet bien plus cher sur l’île que dans l’Hexagone (+37 %). Les services de santé, de communication et de loisirs y sont aussi plus onéreux. À l’inverse, les transports, les charges liées au logement (eau, électricité, etc.) et l’habillement coûtent globalement moins cher à La Réunion. Depuis 2010, l’écart de prix avec l’Hexagone augmente : il était de +6 % en 2010 et de +7 % en 2015. L’alimentation en est la principale cause. »

Écarts de prix moyens entre La Réunion et la France hexagonale en 2010, 2015, et 2022 selon les types de produits (en %)

Catégorie201020152022Évolution 2010/2022
Ensemble6,27,08,9+2,7
Produits alimentaires23,628,136,7+13,1
Boissons alcoolisées et tabac24,926,427,3+2,4
Habillement et chaussures-3,0-2,5-2,5+0,5
Logement, eau, gaz, électricité-76-43-60+16
Santé11,812,88,9-2,9
Transports-4,9-4,0-4,0+0,9
Communications14,816,724,5+9,7
Loisirs et culture-2,4-0,313,7+16,1
Restaurants et hôtels-5,6-2,96,2+11,8
Autres biens et services13,512,88,2-5,3

Comparaison des dépenses des ménages par groupes de 20 % (quintile) en termes de niveau de vie (base données INSEE 2017)

les 20% des ménages les plus aisés à La Réunion ont un «pouvoir d’achat en volume» (des dépenses de consommation) très proche de celui des 20% des ménages les plus aisés en province, corrigé de l’effet prix.

Les 20% suivants ont un «pouvoir d’achat »inférieur de près de 15%, comparés aux 20% des ménages suivants en province. Pour eux, l’effet prix représente environ les 2/3 de cet écart.

Pour les 60% des ménages les plus modestes à La Réunion, le pouvoir d’achat est de 37% à 40% inférieur à celui des 60% des ménages les plus modestes en province. Et on voit que leur niveau de dépenses est entre 30 et 35% inférieur, alors que l’effet prix joue pour environ 9%. Le déficit de pouvoir d’achat est causé, grossièrement, à environ 1⁄4 par des prix plus chers et aux 3⁄4 par des niveaux de dépenses moins élevés (en lien avec des revenus plus faibles).

On constate donc que si on pouvait, d’un «coup de baguette magique», gagner la «lutte contre la vie chère» et aligner el coût de la vie à La Réunion sur le coût de la vie en France hexagonale, le pouvoir d’achat des 60% des ménages les plus modestes resterait entre 30 et 35% inférieur à celui des ménages comparables en province.

Cette réalité trouve sa source des le déficit de revenus des ménages les plus modestes, causé par un taux d’emploi significativement plus faible qu’au national : alors que seulement 49% des réunionnais en âge de travailler ont un emploi et donc des revenus du travail (ce taux étant quasi-stable ces 10 dernières années), c’est le cas de presque 70% de nos compatriotes au national. La trappe de pauvreté est d’abord et avant tout causée par ce déficit de revenus, pour des ménages sans emplois, dépendants des revenus sociaux.

On constate aussi que la lutte contre la vie chère, profite potentiellement à tous les ménages, alors que certains en ont peut-être davantage besoin que d’autres…

Une telle situation peut poser les questions suivantes :

  • Comment développer les revenus, en particulier pour les ménages les plus modestes ?
  • Comment modérer les écarts de prix, en particulier là où ils sont les plus importants, pour
    des postes significatifs du budget des ménages et là où ils ont le plus «dérivé» ces 12 dernières années ?
  • Et, au fond, la question qui les résume toutes : quel pacte, quel contrat social et républicain voulons-nous mettre en œuvre à La Réunion ?

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.

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