Visite des locaux de Siva Industrie à la Technopole de Saint-Denis, en février 2025.

Les mangues qui valaient 2 millions d’euros

Comment fait-on quand on est petit et sans réseau pour percer dans un milieu accaparé par de gros acteurs ? Siva Grondein et sa compagne ont mené un véritable parcours du combattant depuis 2020 pour défendre leur technique de traitement des mangues contre la mouche des fruits. Ils réclament aujourd’hui l’aide de 2 millions d’euros que leur avait refusé France AgriMer en 2021. Le tribunal administratif de Saint-Denis vient de leur donner raison en partie en annulant la décision du refus d’attribution.

« Combien de petits entrepreneurs se sont retrouvés lésés dans l’attribution de financements publics et ne sont pas partis jusqu’au tribunal ? » s’interroge Siva Grondein. Voilà une décision encourageante pour la concurrence et les acteurs indépendants du marché agricole réunionnais.

Le tribunal administratif de Saint-Denis a annulé en décembre 2024, trois ans après, la décision de France AgriMer d’écarter la candidature de la jeune entreprise Siva Industrie au volet agricole du plan de relance. C’est la coopérative SCA Fruits, copropriétaire de Colipays, qui avait obtenu l’enveloppe de 2 millions d’euros destinée à la « structuration des filières agricoles et agroalimentaires ». Siva Grondein dénonce une « concurrence déloyale ». Cette enveloppe devait permettre de relancer l’exportation des mangues, stoppée en 2019 à cause de la mouche des fruits. Le délai de deux mois s’est écoulé et France AgriMer n’a pas fait appel de la décision du référé survenue trois ans après la requête envoyée au tribunal (le référé étant pourtant une procédure d’urgence).

  • Visite des locaux de Siva Industrie à la Technopole de Saint-Denis, en février 2025.
  • Visite des locaux de Siva Industrie à la Technopole de Saint-Denis, en février 2025.
  • Visite des locaux de Siva Industrie à la Technopole de Saint-Denis, en février 2025.
  • Visite des locaux de Siva Industrie à la Technopole de Saint-Denis, en février 2025.
  • Visite des locaux de Siva Industrie à la Technopole de Saint-Denis, en février 2025.
  • Les locaux de la SCA Fruits sont vides, l'autoclave à vapeur d'eau se trouve chez un agriculteur dans l'ouest.
  • Les locaux dionysiens de la SCA Fruits sont vides, l'autoclave à vapeur d'eau se trouve chez un agriculteur dans l'ouest.

La SCA Fruits va-t-elle rendre l’argent ? L’appel à projet va-t-il être relancé permettant à l’entreprise SIVA industrie, le concurrent malheureux, pourtant agréé par les services de l’Etat, de décrocher l’enveloppe nécessaire pour booster son développement ?

Le tribunal administratif reconnait que la décision de FranceAgriMer de rejeter le dossier porté par la petite société a été prise en se fondant exclusivement sur l’avis du “comité de pilotage”. Or, on ne sait pas qui siégeait dans ce comité. France AgriMer lui-même n’ayant pas apporté les éléments, le tribunal souligne que cette irrégularité est susceptible d’entraîner un doute sur la “garantie” de la décision. France AgriMer a trois mois pour réexaminer la demande de la SASU Siva Industrie.

“Mais trois ans après la saisie de la Justice, la situation n’est plus du tout la même pour les deux entreprises”, s’interroge un témoin anonyme avisé. “Est-ce que la SCA Fruits va renvoyer la machine qu’elle a achetée avec l’argent ?”

« Siva n’a pas accepté d’être racheté »

En 2022, après l’attribution du plan de relance, la SCA Fruits a pu faire l’acquisition d’un autoclave par ruissellement d’eau, après avoir échoué à se rapprocher des partenaires de SIVA Industrie. Dans notre article précédent, le directeur de la SCA Fruits, Guy Ethève, (un proche de Dany Leveneur, le patron de LM Distribution) reconnaissait lui-même s’être intéressé à la question du traitement des fruits après Siva Grondein.

“Cette histoire de la SCA fruits est la torpille d’un concurrent aux grosses coopératives qui n’a pas accepté d’être racheté”. Voilà comment un informateur présente l’affaire.

Petit retour en arrière. En 2019, l’exportation de mangues et d’agrumes, dont le combava, de piments et de poivrons de La Réunion est interrompue en raison de la prolifération de la mouche des fruits. L’insecte raffole de certains fruits à chair tendre comme les jamerosade, goyaves, goyaviers, les letchis, la banane, le fruit de la passion, l’ananas Victoria, les mangues… Ces dernières sont un produit phare à l’exportation, revendues très chères sur les étals de l’hexagone. La mouche y fait son cycle complet, de la ponte à l’éclosion, contrairement aux autres fruits. L’arrêt de l’exportation a pour but d’empêcher la mouche des fruits de s’installer en France, territoire où elle n’est pas présente.

La mouche des fruits raffole de la mangue

Siva Grondein, ingénieur, et sa compagne Ophélie Pomeng, mettent sur pied une machine destinée à traiter les mangues à la vapeur d’eau afin de tuer larves et mouches. La technologie issue d’un partenariat franco-japonais dispose de normes sanitaires élevées rôdée depuis des années, elle bénéficie d’une homologation européenne et pourrait permettre de relancer l’exportation de mangues.

Afin de l’adapter au territoire réunionnais, Siva Grondein via sa société Siva Industrie se lance dans la recherche et le développement, teste, mesure, ajuste, innove. Et ça fonctionne. Rapidement, il obtient le soutien de la Région Réunion, du Département, du service phytosanitaire de la DAAF Réunion… Pour pouvoir lancer son activité à grande échelle et s’équiper, il candidate en 2021 au volet agricole du Plan de relance destiné à relancer l’économie à la suite du Covid.

“On m’a clairement dit ‘ce n’est pas à vous de mettre en place ce projet, c’est à une coopérative’ ”, se souvient le jeune chef d’entreprise. La SCA Fruits se rapproche de lui. On lui propose le rachat de sa technologie, un bon poste pour poursuivre ce qu’il a commencé mais au bénéfice de son concurrent. Siva Grondein refuse, arguant des valeurs portées par sa société. “Moi ce n’est pas l’argent mon leitmotiv.”

“Les coopératives s’accaparent les marchés”, soulève un proche du dossier. “Elles ont vu que la part de marché allait leur échapper, Siva ne faisait pas partie de leur plan, c’était un intru”. “Nous, on a une vision d’organisation de producteurs évoluée, avec des process d’évolution permanente au bénéfice des agriculteurs”, soutient Siva Grondein. “On veut être une alternative aux modèles existants.”

Fruits piqués sur les étals

Essuyant un refus auprès des partenaires de Siva Industrie, les dirigeants de la SCA Fruits finissent donc par se rabattre sur une machine danoise, un autoclave par ruissellement d’eau. A l’époque, fin 2021, France AgriMer rejette le dossier de Siva Grondein, le justifiant notamment par un manque d’informations sur le marché, les débouchés pour les acteurs de la filière, l’approvisionnement, les actions concrètes des partenaires. Des arguments que conteste vivement Siva Grondein.

La SCA Fruits a le champ libre, et de bons soutiens. C’est donc avec l’argent du Plan de relance qu’elle acquiert sa machine début 2022 à destination exclusive de ses agriculteurs adhérents. “Ils ont trouvé une machine américaine qui était faite pour stériliser de la viande ou des bocaux”, raconte le témoin anonyme. “Elle utilise de l’eau chaude à 60 degrés qui tourne et asperge les fruits. Quand tu fais passer une mangue pendant de longues minutes là-dedans, les mangues te brûlent la main. Donc la machine n’est pas adaptée pour faire ce traitement.”

Certaines photos prises sur les étals en métropole témoignent des “incidents” dans le traitement par autoclave. “Les mangues ne sont pas belles, ça porte atteinte à l’image de La Réunion”, estime Siva Grondein. “Le plus inquiétant, c’est que l’on aperçoit des fruits piqués”. Selon toute vraisemblance, le traitement par ruissellement d’eau ne permettrait pas de certifier la suppression définitive des larves et des mouches de fruits. Ce que souligne également Eric Lucas, le responsable diversification végétale à la Chambre d’agriculture.

Des doutes qui pèsent sur la technologie, en témoigne l’absence d’agrément définitif. Depuis trois ans en effet, son agrément provisoire renouvelable une fois est prolongé régulièrement par la Daaf. Contactée, la Daaf de La Réunion assure que « les deux entreprises répondent au cahier des charges et celle qui n’a pas d’agrément européen fait l’objet d’un suivi renforcé. »

Un énorme travail de recherche pour le traitement des fruits

“Siva Grondein a fait un énorme travail en recherche et développement pour garantir son procédé”, constate Eric Lucas. “En fait, ça aurait dû être à l’Etat ou au Cirad de travailler sur ces méthodes et de mettre en place ces machines pour qu’ensuite les professionnels les achètent. Siva Grondein s’est un peu substitué à cette recherche fondamentale qui n’était pas orientée là-dessus. C’est dommage.”

Malgré le refus de FranceAgriMer, Siva Industrie qui a démarré avec les 2 associés en 2020 poursuit avec courage son développement. Début 2025, la petite entreprise dispose désormais d’une équipe de 6 personnes auxquels s’ajoutent les deux chefs d’entreprise.

Siva et Ophélie ne lâchent rien. Sur les réseaux sociaux, ils postent des photos d’eux à Paris, dans les ministères, à Bruxelles… “C’est la méthode sans réseau”, explique Siva Grondein. “Comment, dans notre situation, fait-on pour ouvrir les portes ? On se conforme à ce qu’exige l’Etat pour être en position de discuter. On a décroché les meilleurs prix, l’excellence. On est la première entreprise ultramarine à être partie chercher le prix de la French Tech Rise, en décembre 2022. Ca ouvre des portes, un réseau, ça donne une légitimité. Sur le plan de l’innovation personne ne peut plus nous remettre en cause. Fin 2023, on a obtenu le prix Innovation Outremer, prix remis par la Banque des territoires. On est là pour composer avec les acteurs du territoire, faire évoluer les mentalités. On a été reçu à Bruxelles, au Parlement Européen, à la direction générale de l’agriculture pour présenter notre solution, pour rencontrer les politiques.”

“On a fait l’effort de se conformer à la méritocratie, on a continué à respecter les critères qui nous sont imposés, tout en avançant. Là, quand on réalise que même en respectant les règles, ça n’avance pas, on se donne le droit de dénoncer pour évoluer vers un modèle social et économique plus vertueux, juste et équitable. On a pris énormément de risques et on a fait beaucoup de sacrifices. On ne dénonce pas dans l’amertume, on est dans un état d’esprit constructif, la porte est vraiment ouverte.”

« Concurrence déloyale » sur l’export des mangues ?

L’entreprise Siva Industrie a commencé l’export de mangues à petite échelle en 2022. “Aujourd’hui on traite un peu moins de deux tonnes par jour, tous fruits confondus”, indique Siva Grondein. “Et depuis novembre 2024, on avoisine 1,5 tonnes de fruits par expédition”. L’entreprise a débuté l’export d’ananas à la fin de l’année dernière. “On fait de la qualité premium à destination des hôtels, tout ça sans avoir demandé de subventions, contrairement à ceux qui ont basé leur business model uniquement sur les dispositifs d’aide. Le marché est déloyal. Nous avançons sans être une grosse coopérative et donc sans les avantages et bénéfices liés (aides à l’export, aides au fret, aide à la production…), mais notre indépendance nous permet d’innover et de garantir une qualité optimale à nos partenaires et clients.”

“Certains gros exportateurs achètent à leurs agriculteurs les fruits à bas prix, tous en même temps”, regrette Siva Grondein. “Ils se font leur beurre ensuite en France où ça se revend très cher, notamment les ananas. Les mangues, les letchis aussi ; ils se cèdent aux revendeurs 20 à 30 euros le kilo en moyenne. Pour nous, c’est de la concurrence déloyale.”

La société espère trouver une issue favorable avec France AgriMer concernant son dossier qui permettrait d’étendre sa solution en volume mais aussi de la proposer pour d’autres fruits attaqués par la mouche. Depuis peu, l’entreprise s’est diversifiée et ne se limite plus au traitement mais a débuté une activité d’exportation de fruits frais vers le marché de Rungis. Elle teste aussi actuellement de nouveaux procédés pour le séchage de fruits bio. Sans compter qu’elle est déjà en mesure actuellement de délivrer un certificat de traitement sanitaire aux particuliers qui voyagent en avion.

Quel développement agricole pour La Réunion ?

Siva Grondein poursuit : “D’autre part, on travaille actuellement sur une solution contre le champignon Phyllosticta cavendishii responsable de la maladie du Freckle. Les résultats sont encourageants et ça permettrait d’envoyer des bananes bio vers Mayotte. Ce champignon est très présent à La Réunion, les producteurs les traitent avec des produits chimiques, des fongicides. Nous, on pourrait traiter à la vapeur d’eau, de manière bio. Nous avons aussi des résultats encourageants sur la tâche noire de l’ananas, causée elle aussi par un champignon. On va traiter pour stopper son développement, ça va permettre de maîtriser le champignon.”

Les locaux de la SCA Fruits au Gol à Saint-Louis. (Photo JSG)
Les locaux de la SCA Fruits au Gol à Saint-Louis. (Photo JSG)

De son côté la SCA Fruits continue le traitement de fruits également. Contactée, elle n’a pas répondu à nos sollicitations. Le bâtiment financé par les fonds publics, notamment de l’Europe, qu’elle utilisait à proximité de l’aéroport de Saint-Denis tourne au ralenti. L’autoclave qui devait s’y trouver aurait été déplacé chez un agriculteur de l’ouest. “L’Europe finance un monopole en territoire insulaire”, lâche Siva Grondein dépité. “La question qu’il faut se poser c’est qu’est-ce que l’on veut pour le développement agricole réunionnais ?”

Jéromine Santo-Gammaire

A propos de l'auteur

Jéromine Santo Gammaire | Journaliste

En quête d’un journalisme plus humain et plus inspirant, Jéromine Santo-Gammaire décide en 2020 de créer un média indépendant, Parallèle Sud. Auparavant, elle a travaillé comme journaliste dans différentes publications en ligne puis pendant près de quatre ans au Quotidien de La Réunion. Elle entend désormais mettre en avant les actions de Réunionnais pour un monde résilient, respectueux de tous les écosystèmes. Elle voit le journalisme comme un outil collectif pour aider à construire la société de demain et à trouver des solutions durables.

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