Lors de sa conférence de presse du 25 août 2025, centrée sur l’austérité budgétaire, François Bayrou a qualifié la situation au Proche-Orient de « tragédie ». Un mot lourd de sens, mais qui, en occultant la responsabilité politique des acteurs et en privilégiant une lecture fataliste, interroge sur l’aveuglement sélectif du langage diplomatique français notamment face aux violences à Gaza et en Palestine.
La référence à la « tragédie » : entre langage théâtral et réalité politique
Lors de sa conférence de presse du 25 août 2025, le Premier ministre français François Bayrou a employé un terme qui aurait pu sembler anodin : celui de « tragédie du Moyen-Orient ». Une phrase rapidement noyée dans un discours largement consacré aux mesures d’austérité visant à « échapper à la dette publique et faire 44 milliards d’économies chaque année ».
Pourtant, replacé dans son contexte, le mot est lourd de sens. Le Larousse définit la tragédie comme « une pièce de théâtre caractérisée par la gravité de son langage et une action menant à une issue fatale pour un ou plusieurs de ses personnages ». Bayrou a d’ailleurs précisé que cette tragédie allait « du pogrom du 7 octobre jusqu’aux événements survenus au Liban, en Iran et à Gaza ».
Des chiffres pour appuyer les faits
Mais cette « issue fatale » n’est pas une fatalité naturelle, elle n’est pas inéluctable. Depuis le 7 octobre 2023, c’est plus de 100 000 Palestiniens qui auraient été tués par l’armée israélienne dans la bande de Gaza selon plusieurs études indépendantes comme l’explique un article du journal israélien Haaretz. Un chiffre bien au delà de ceux énoncés par l’armée israélienne qui parle de seulement 53 000 morts.
Selon une enquête menée par les médias britannique The Guardian et israéliens +972 et Locall Call suite à la consultation d’une base de donnée classifiée de l’armée israélienne qui recense les morts de militants du Hamas, la part de morts civils représente plus de 80% du chiffre global. Une enquête qui dément donc la communication de l’armée qui donne souvent « un ratio de 1 pour 1 ».
Dans le même temps, l’Onu a déclaré fin août l’état de famine dans l’enclave palestinienne, mettant en danger plus de 500 000 personnes. Si l’ONU parle de fléau, « une calamité qui s’abat sur un peuple », il est nécessaire de garder à l’esprit que celui-ci n’est pas tombé du ciel comme les sauterelles ayant frappé l’Egypte mais que cet état de famine s’explique par une politique sciemment menée par le gouvernement israélien sous l’égide de son Premier ministre Benjamin Netanyahu avec un blocus de l’aide humanitaire et des tirs directs sur les civils rassemblés dans un centre de distribution. Des attaques ciblées dénoncées par la diplomatie française dans un communiqué de presse du 24 juin dernier.
Face à la fatalité, la société se soulève
Le 28 juin déjà, l’Onu appelait l’armée israélienne à « cesser tout recours à la force meurtrière à proximité des convois d’aide et des sites de distribution de nourriture ». La tragédie évoquée par François Bayrou n’est donc pas le produit du destin mais celui de choix politiques assumés, soutenus par Benjamin Netanyahu et cautionnés par les puissances alliées d’Israël.
Face au silence officiel, la société civile s’organise. Ces dernières semaines, des citoyen·ne·s de 44 pays ont préparé l’envoi d’une flottille humanitaire destinée à briser le blocus israélien. C’est le mouvement Waves of Freedom qui représentera la France et La Réunion avec à sa tête le médecin humanitaire Yacine Haffaf qui avait témoigné plus tôt cet été des conditions de vie horribles à Gaza lors d’une conférence organisée dans les locaux de la Région. Le journaliste de L’Humanité embarqué à bord de la flottille parle d’un « véritable tsunami humain » qui s’est élancé des côtes espagnoles ce dimanche 31 Août.
Le public de la tragédie : spectateurs des horreurs en direct
L’autre dimension du mot « tragédie » est celle du public. Comme dans la Grèce antique, l’histoire se joue devant des spectateurs. Aujourd’hui, ces spectateurs, ce sont les millions d’internautes et de téléspectateurs, vous et moi, qui assistent, presque en direct, aux bombardements, aux famines et aux morts en Palestine.
Les journalistes jouent un rôle central dans cette transmission, au prix de leur vie. Depuis le 7 octobre 2023, près de 220 journalistes ont été tués à Gaza, selon les derniers chiffres de Reporters sans frontières — un chiffre record dans l’histoire du journalisme contemporain. Le 25 août, jour même de la conférence de presse de François Bayrou, cinq journalistes ont encore été tués dans le bombardement de l’hôpital Nasser, dont des correspondants de Reuters, AP et Al-Jazeera.
Deux semaines plus tôt, c’est la mort des journalistes d’Al-Jazeera, Anas al-Sharif, Mohammed Qreiqeh et quatre de leurs collègues, qui avait soulevé une vague d’indignation internationale. D’autant plus que la frappe aérienne avait volontairement visé la tente dans laquelle se trouvait l’équipe de journalistes, l’armée israélienne affirmant qu’Anas al-Sharif était un « terroriste se faisant passer pour un journaliste. » Jusqu’à présent, aucune preuve de cette accusation n’a été apportée par Israël.
Face à cette hécatombe, la profession se mobilise. Le 1er septembre 2025, des centaines de rédactions internationales dont Parallèle Sud ont répondu à l’appel de Reporters sans frontières (RSF) et du Committee to Protect Journalists (CPJ) pour exiger la protection des journalistes palestiniens. Dans son communiqué, RSF rappelle que « les journalistes palestiniens paient un tribut inacceptable. Les empêcher de travailler, c’est empêcher le monde de voir. »
La mise en scène : influenceurs, désinformation et communication d’État pour effacer le discours pro-Palestine
À la tragédie s’ajoute sa mise en scène. Alors que la presse internationale reste interdite d’entrée libre à Gaza, l’information est verrouillée. António Guterres, Secrétaire général de l’ONU, a dénoncé en août le fait que « le refus de laisser entrer dans l’enclave palestinienne la presse internationale favorise la désinformation et les fake news. »
Dans ce contexte, Israël a lancé une vaste campagne de communication depuis les attaques du 7 octobre 2023 pour désinformer et s’assurer que le narratif du gouvernement et de l’armée soit diffusé largement. Déjà entre fin 2023 et le début de l’année 2024, on avait pu voir des dizaines de pop-up apparaitre sur différentes plateformes mettant en avant ce discours.
Plus récemment, c’est une nouvelle stratégie qui est mise en place avec pour objectif d’inviter 16 influenceurs américains du mouvement MAGA (Make America First Again) et America First, pour « témoigner de la réalité humanitaire » et contredire les accusations de famine, qualifiées de « mensonge du Hamas ».
Cette opération de propagande, où des créateurs de contenus sont triés sur le volet, contraste brutalement avec la situation des journalistes locaux, eux-mêmes victimes de famine et contraints de documenter la guerre dans des conditions inhumaines. Comme le rappelle le Time Magazine en titre de son article, « les journalistes gazaouis documentent leur propre famine. »
L’opération « influenceurs » apparaît ainsi comme une double violence : effacer les voix de ceux qui meurent pour témoigner, et mettre en avant des narrateurs extérieurs qui viennent cautionner une réécriture politique des faits, au service d’un projet assumé d’annexion de Gaza et de la Cisjordanie.
Refus des visas américains aux représentants palestiniens, l’axe USA/Israël
Alors que l’Assemblée générale des Nations Unies doit avoir lieu à New-York entre les 9 et 23 septembre prochain, le gouvernement américain et son président démontrent de nouveau leur alignement sur la politique israélienne. C’est dans un communiqué que la décision a été annoncée, aucun visas ne sera délivré aux représentants de l’autorité palestinienne et de l’OLP (organisation de libération de la Palestine).
Une décision peu surprenante aux vues des déclarations faites déjà courant juillet qui accusait les représentants de l’autorité palestinienne et de l’OLP d’inciter à la haine envers les israéliens et plus globalement les juifs. Une accusation infondée et une décision illégale au regard du droit international selon François Dubuisson au micro de RFI.
Avec ce refus des visas, on se retrouve face à une politique du deux poids deux mesures de la part de l’administration Trump qui n’avait pas hésité à recevoir à la Maison Blanche le Premier ministre israélien alors même qu’un mandat d’arrêt international a été émis à son encontre par la Cour pénale internationale depuis novembre 2024.
Nommer ou taire : la bataille des mots
Enfin, la tragédie se joue aussi dans le langage. En parlant du « pogrom du 7 octobre » mais en taisant les violences à Gaza, au Liban ou en Iran, François Bayrou illustre une rhétorique sélective. Les attaques du Hamas sont désignées et condamnées, mais les offensives israéliennes ne sont toujours pas qualifiées de génocide pour la Palestine ou d’annexion pour le Liban alors que de nombreuses provinces sont toujours occupées par l’armée israélienne.
Pour Gaza, le terme de génocide n’est toujours pas prononcé par le président de la République, son Premier ministre et les membres de son gouvernement alors même que de nombreuses ONG internationales et israéliennes, comme B’Tselem, emploient désormais ce terme.
Ce décalage des mots se retrouve sur la scène diplomatique. La reconnaissance de l’État de Palestine par la France, le Canada et la Belgique est annoncée lors de la prochaine Assemblée générale de l’Onu (9–23 septembre 2025). Mais ce geste symbolique devra s’accompagner d’actions concrètes pour mettre fin aux crimes à caractère génocidaire, trouver une solution à deux États et traduire les responsables devant la justice internationale.
Car la tragédie, pour reprendre les mots de Bayrou, n’a rien d’inéluctable. Elle n’est pas l’œuvre d’un destin implacable, mais le résultat de décisions politiques, cautionnées par les silences complices des grandes puissances.
Olivier Ceccaldi
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