Statue de Mahé de La Bourdonnais

Labourdonnais ou l’occasion manquée

LIBRE EXPRESSION

L’aménagement de l’ex-square Mahé de Labourdonnais : une occasion manquée de faire à Saint-Denis un lieu de mémoire et d’histoire d’ampleur sur la route de l’esclave.

Après l’annonce par la maire de Saint-Denis, le 26 avril 2023, du « déplacement » de la statue de Mahé de Labourdonnais dans le cadre des travaux d’aménagement du square éponyme, les évènements se sont accélérés avec le lancement du chantier. J’ai déjà eu l’occasion de faire un certain nombre de remarques concernant cette décision validée par le général des FAZSOI et le préfet, alors même que le chef de l’État avait déclaré le 14 juin 2020 : « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues ». Le nouveau « Square » devrait être inauguré le 20 décembre 2023 et tout débat sur le sujet n’a donc plus lieu d’être, même si les polémiques se poursuivent. Cependant si le besoin d’histoire est trop important dans nos sociétés pour que les seuls historiens puissent y répondre, l’usage du « devoir de mémoire » par les politiques est une affaire trop grave pour que les historiens n’apportent pas leur éclairage. D’autant qu’il n’y a pas eu de véritable débat public avant l’annonce de la décision par la maire de Saint-Denis. L’ouverture très rapide du chantier ayant été accompagnée par une campagne de communication de la mairie dévoilant le plan de l’aménagement, je me permettrai de rappeler tout d’abord l’importance de cette statue dans l’histoire de Saint-Denis et dans l’histoire de l’art à La Réunion, avant d’expliquer en quoi ce réaménagement d’une place, trop longtemps laissée à l’abandon par les mairies de droite, puis de gauche, est une occasion manquée de faire de Saint-Denis un pôle de mémoire et d’histoire à l’échelle
internationale.

Le projet d’une statue en bronze à l’effigie de l’ancien gouverneur général des Mascareignes est lancé en 1846 par le gouverneur Joseph Graeb. Nul ne sait alors que l’abolition de l’esclavage interviendra en 1848, même si elle apparaît de plus en plus inéluctable. Le passage à la Seconde République et les bouleversements que cela entraîne suspendent cet aménagement urbain. C’est Hubert Delisle qui reprend en main le dossier. Nommé à la tête de la colonie par le Second Empire, il prend ses fonctions le 8 août 1852. Le gouverneur créole, à l’origine de nombreux chantiers de grande
ampleur, décide en particulier de donner un nouvel éclat à Saint-Denis, dont les plans et certains bâtiments marquants, comme l’hôtel du Gouvernement, sont d’ailleurs dus à Mahé de Labourdonnais.

Il est anachronique d’interpréter la création de cette statue comme une volonté de « revanche » des notables esclavagistes sur la population servile, ainsi que le font certains défenseurs du projet de « déplacement ». Une bonne partie de l’élite bourbonnaise a d’ailleurs tellement de mépris pour cette plèbe qu’elle n’a certainement pas besoin de lui montrer son attachement au capitalisme colonial et à l’esclavage à travers une statue. La raison du projet est sans nul doute à
chercher ailleurs que dans l’île. La monarchie de Juillet est alors en train d’achever la conquête de l’Algérie et, comme ce sera aussi le cas au moment des conquêtes coloniales menées dans les années 1880 par la IIIe République, il est fort probable que l’élite insulaire a surtout besoin de rappeler au pouvoir parisien l’existence de Bourbon comme le poste avancé de la grandeur coloniale française dans l’océan Indien. Le choix de Mahé de Labourdonnais est d’autant plus adapté au message à faire passer que le centenaire de sa mort se place en 1853. Les différents éléments retenus par le sculpteur pour
identifier Mahé de Labourdonnais montrent bien que c’est tout autant le gouverneur des îles de France et de Bourbon, c’est-à-dire celui chargé de mettre en valeur ces terres, que celui qui s’est emparé de Madras au nom du roi de France qui sont célébrés.

Le projet de glorifier la grandeur coloniale à travers une statue de Mahé de Labourdonnais est en fait formulé dès 1832 au sein de l’élite française de Maurice. Les liens entre les notables des deux colonies et l’appartenance de Maurice à l’Angleterre depuis 1810 font que La Réunion se réapproprie l’idée à l’approche du centenaire. Les édiles mauriciens, invités par Hubert de Lisle à l’inauguration de 1856, rappelleront d’ailleurs, non sans regret, lors de l’inauguration de leur propre statue de Mahé de
Labourdonnais à Port-Louis en 1859, que leurs voisins avaient déjà célébré depuis trois ans le « fondateur commun des deux colonies ». Tout comme les élites mauriciennes avaient été invitées à l’inauguration à La Réunion, l’invitation fut lancée en retour en 1859 par les Mauriciens, les Réunionnais ayant même été sollicités préalablement pour la souscription du projet mauricien. Notons d’ailleurs qu’il n’est pas banal que le gouvernement anglais accepte finalement de glorifier celui qui fut
son principal adversaire dans la zone au XVIIIe siècle. Cela témoigne en fait du poids de l’élite coloniale d’origine française à Maurice.

À l’origine, la statue de celui qui a fait de Saint-Denis la capitale insulaire en 1738 devait être installée plus près de l’océan, dans l’axe du pont du Gouvernement par lequel arrivaient alors tous ceux qui débarquaient dans l’île. Ce pont, dans le prolongement de l’actuelle statue de Roland Garros, ouvrait une perspective que le gouverneur Doret, prédécesseur de Hubert Delisle, avait imaginée dès février 1852. En descendant du bateau, un voyageur aurait pu voir sur la droite l’hôtel de la Douane et sur la gauche les bureaux du Port (constructions remplacées depuis 1976 par un hôtel) ; les deux bâtiments entourant une place où devait être installée la statue de Mahé de Labourdonnais. Les commerçants concessionnaires des terrains font construire les bâtiments de style néoclassique entre 1854 et 1856, sur obligation de Hubert Delisle, mais en 1855 la place centrale est remplacée par la rue Doret. Les concessionnaires privés se sont en fait approprié l’espace de la place prévue par l’administration coloniale pour y installer des dépendances de leurs immeubles. C’est donc au fond de
la place d’armes de Saint-Denis, jouxtant l’hôtel du Gouvernement, que la statue de Mahé de Labourdonnais est finalement installée.

Le lieu choisi pour installer la première grande statue dionysienne, qui est aussi la première statue de cette ampleur installée dans notre île, est donc la grande place du Gouvernement. C’est là que se faisaient les rassemblements militaires, c’est là que les esclaves ont célébré l’abolition en 1848, comme on peut le voir sur la fameuse lithographie d’Antoine Roussin, c’est là qu’ont eu lieu les grandes manifestations politiques comme la proclamation de la Seconde République… Une fois la statue
inaugurée, c’est toujours là que se sont déroulées les grandes manifestations à caractère civil, comme à caractère religieux. Des reposoirs étaient ainsi installés devant la statue pour la Fête-Dieu. Ce monument est très vite devenu un repère urbain auquel personne n’accorde alors une valeur « d’apologie du crime esclavagiste », comme il le lui est aujourd’hui reproché. La seule critique qui est faite dès la fin du XIXe siècle est que cette statue, pourtant haute de trois mètres, est mal proportionnée par rapport à l’immense terrain qui l’entoure et qui est totalement nu. En 1887, le gouverneur Richaud décide alors d’apporter de l’ombre sur la place en y faisant planter des arbres, lui donnant ainsi le caractère de jardin public qu’elle gardera jusqu’à aujourd’hui. Ce sont bien les usages publics qui donnent le sens de la symbolique des monuments. Que ce soit lors de sa création ou de son usage a posteriori, le propos de cette statue n’est pas la glorification de l’esclavage. Ce serait donc
un déni d’histoire que d’affirmer le contraire.

La place publique ainsi que le monument ont au fil du temps été laissés en l’état. L’idée de l’aménager en 2023 pourrait témoigner d’une nouvelle ambition urbaine pour Saint-Denis à l’échelle de l’océan Indien (« Saint Denis, capitale outre-mer en mouvement » affirme la communication municipale), mais cela ne semble pas être le cas. « Il ne s’agit pas de déboulonner, mais de déplacer » explique la maire pour tenter d’éviter les accusations de « wokisme » ; il s’agit, dit-elle, de « décoloniser les esprits ». De leur côté les membres du collectif identitaire Laproptaz Nout Péi se réjouissent en déclarant que l’objectif est atteint : faire disparaître la statue de Mahé de Labourdonnais de l’espace public. Et ils ont bien raison car les circonvolutions linguistiques ne trompent personne. En étant « déplacée » sur un terrain militaire, ouvert seulement à de rares occasions, la statue, inscrite avec son socle et la grille à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, est bel et bien enlevée de l’espace public.

« Couvrez cette statue que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait
venir de coupables pensées » aurait pu déclarer Tartuffe…

L’idée de redonner à la mémoire des esclaves toute sa place dans l’espace public réunionnais est importante. Ce projet ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui, mais il est bien vrai que nombre de politiques locaux, ainsi qu’une partie de la population, ont eu et ont encore parfois bien du mal à l’accepter. Ainsi, lors du 150e anniversaire de l’abolition le département avait proposé une aide financière aux communes pour qu’elles installent des œuvres artistiques afin d’inscrire des traces du
passé esclavagiste dans l’espace public. Finalement, seules six communes sont allées au bout du projet avec quelques œuvres monumentales remarquables comme celles de Thierry Fontaine à Saint-Benoît, d’Éric Pongérard à l’Entre-Deux ou d’Alain Padeau à Saint-Paul. Il a fallu attendre le bicentenaire de la révolte des esclaves à Saint-Leu, en 2011, pour voir apparaître de nouveaux monuments, sous l’impulsion en particulier de collectifs associatifs et de l’universitaire Sudel Fuma. Le seul parti politique local pouvant se targuer d’avoir été le premier à sortir cette mémoire du fénwar est, dès la fin de la
Seconde Guerre mondiale, la fédération communiste devenue Parti Communiste Réunionnais en 1959. Sarda Garriga y avait d’ailleurs toute sa place alors qu’il incarne aujourd’hui pour certains une image, comme celle de Mahé de Labourdonnais, à effacer du récit historique. Le maire communiste de la Possession, Roland Robert, sacralisait ainsi en 1998 le « tamarinier de Sarda » sous lequel se serait reposé le Commissaire de la République lors de sa tournée à travers l’île cent cinquante ans plus tôt. La volonté de la mairie de Saint-Denis de rendre visibles les lieux où étaient installés les anciens camps d’esclaves et d’engagés marque une excellente initiative. Il en est de même pour la grande fresque, inaugurée officiellement le 23 avril 2023, qui a été peinte le long du boulevard sud en l’honneur de Louis Timagène Houat et de son roman Les Marrons. Ce projet de valorisation de la mémoire des esclaves et des résistances à l’esclavage pourrait se traduire à terme par la création d’un parcours mémoriel d’ampleur, proposé aux Dionysiens et à tous les visiteurs du chef-lieu. Il ne peut cependant avoir de sens que s’il prend en compte toute la complexité de ce que fut l’histoire coloniale et esclavagiste. L’ancienne place du Gouvernement aurait pu dans ce cadre constituer le point de départ et d’arrivée d’un parcours urbain à travers l’histoire dionysienne. Ce point focal constitue en effet un espace consacré du fait de l’importance qu’il a occupé dans l’histoire politique et sociale de l’île. En enlevant de cet espace public un monument rappelant ce contexte, on censure l’histoire à des fins politiques.

Comment alors expliquer que l’exercice de « démocratie participative » ait été poussé à l’extrême par la mairie de Saint-Denis pour le projet de réaménagement des friches de « l’Espace Océan », avec cinq projets élaborés en collaboration avec des élèves du primaire, puis la prise en compte de 17 000 votes, mais que, pour réaménager le cœur symbolique que constitue le square Labourdonnais, la maire ait mis ses administrés au pied du mur ? Il n’y a eu pour toute forme de débat
que des échanges avec les représentants d’un mouvement identitaire proposant une interprétation dogmatique de l’histoire et une vision communautariste de la société. Par ailleurs, comment expliquer que la mairie, propriétaire de cette statue, n’ait entrepris aucune opération de nettoyage du monument historique peint en rose depuis octobre 2021 ? Enfin, à plusieurs reprises, un responsable de la mairie a déclaré aux médias que c’étaient des archéologues qui allaient assurer le bon déroulement du « déplacement », nous précisant même le protocole de numérotation de chacune des pierres du socle. Est-ce bien le métier et la fonction première des archéologues que de transférer des statues ? Le service régional de l’archéologie était-il bien au courant de cette intervention avant son annonce dans les médias ?

Aux justifications avancées sur le rôle, bien réel, de Mahé de Labourdonnais durant la période esclavagiste (auxquels les défenseurs de l’image du gouverneur répondent par la liste de tout ce qu’on lui doit), la mairie ajoute sur son site internet que des monuments ont déjà été déplacés à Saint-Denis. Mais c’est la justification du « déplacement » dans la caserne Lambert qui soulève un énorme problème de philosophie politique ! Ceux-là mêmes qui dénoncent le responsable d’un crime contre l’humanité nous expliquent que l’armée peut continuer à honorer le militaire et ses conquêtes coloniales. La maire déclarait ainsi à propos de la statue : « Nous sommes heureux de la transmettre au général des FAZSOI pour mettre en lumière la face lumineuse de ce personnage à la Caserne Lambert, c’est-à-dire sa face militaire » (zinfos974, 9 mai 2023). Y aurait-il donc dans notre République d’un côté une mémoire citoyenne devant effacer par injonction politique certains personnages et de l’autre une mémoire militaire autorisée par ces mêmes politiques à en faire des personnages
exemplaires ? Par ailleurs, on pourrait faire remarquer, parmi les exemples de déplacement donnés par la mairie, que le monument des Anglais du stade de La Redoute (datant de 1810) a été installé face au monument français (datant lui de 1857 et inauguré par Hubert de Lisle). Ce réaménagement, fait en 1963, instaurait ainsi un dialogue entre ces deux obélisques liés au même évènement. Au passage, contrairement à ce qui est écrit sur le site de la mairie, ce monument n’a pas été déplacé pour construire les logements de fonction des gendarmes qui se trouvent au sud du monument. Son déplacement était lié à la construction du parking du stade de football par la mairie – une belle photographie aérienne le montre d’ailleurs sur le site de l’Iconothèque Historique de l’Océan Indien. Enfin, les déplacements évoqués par la mairie, ont laissé les monuments publics dans l’espace public. Retenons surtout le choix qui avait été fait, à la Redoute, d’instaurer un dialogue entre deux mémoires antagonistes. C’est le même principe qui a guidé les Mauriciens à Port-Louis. Il y a en effet sur la grande Place d’Armes de leur capitale pas moins de six statues, dont celle de la reine Victoria, qu’une pensée décoloniale aurait bien des raisons de vouloir déboulonner aujourd’hui. Face à la statue de Mahé de Labourdonnais, qui fut la première à être élevée sur ce lieu fortement symbolique, a été installée en 2000 celle de Sir Seewoosagur Ramgoolam, considéré comme le « père » de la nation mauricienne. Les Mauriciens, devenus indépendants depuis 1968, seraient-ils donc plus « colonisés » dans leur
esprit que ne le sont les Réunionnais ? Peut-être ont-ils tout simplement compris l’intérêt historique, patrimonial et touristique qu’ils pouvaient tirer de cet héritage ?

Quel est donc le projet de la mairie de Saint-Denis pour l’aménagement de la place qui constitue le cœur symbolique de la capitale administrative de notre île ? La statue de Mahé est remplacée par un « miroir d’eau » qui sert d’axe de symétrie aux nouvelles installations. L’observation du plan et de l’infographie 3D paysagère utilisée par la mairie pour développer son marketing territorial n’est pas sans interroger car ces documents révèlent le contenu et le sens du projet. Selon l’agence chargée de la conception, et qui élude la question de la statue dans une vidéo de promotion sur les réseaux sociaux, les trois axes de ce projet sur « un site emblématique de La Réunion » sont : « la prise en compte du décor architectural et patrimonial (…), de l’usage de ces lieux (…) et de la trame végétale existante ». Le texte d’accompagnement explique même que l’aménagement imaginé doit « prendre en compte l’histoire du lieu ».

1) Sur le plan, une scène de spectacle pérenne, sous la forme d’un petit amphithéâtre, « intimiste et de type kabar » selon l’agence conceptrice, est installée dans l’angle inférieur gauche de la place, au croisement de la rue du Gouvernement et de la rue des Messageries. Est-ce que cela veut dire que la fontaine rocaille du XIXe siècle qui s’y trouve est purement et simplement détruite ?


2) Un ron moring, qui n’était plus utilisé, est réaménagé à la droite de cette scène pérenne. L’idée est intéressante de mettre en évidence un des éléments de la culture insulaire liée à sa composante afro-malgache, mais si cela est pour célébrer une forme de résistance à l’esclavage, les travaux menés par l’historien Prosper Ève expliquent en quoi il s’agit d’une idée reçue,
complètement fausse sur le plan historique.


3) L’œuvre de Mathilde Fossy relative à l’abolition de l’esclavage se retrouve dans le coin droit de la place, à l’angle de la rue des Messageries et de la rue de la Victoire. Nous avons déjà expliqué que cette production artistique avait été exposée en 2019 dans le musée Léon Dierx, en dialogue avec le célèbre tableau d’Alphonse Garreau représentant Sarda Garriga annonçant l’abolition. La voilà donc amputée d’une partie de son message et donc de son sens initial. La mairie explique, pour justifier le « déplacement » de la statue, que Mahé de Labourdonnais ne peut figurer sur une place qui a un caractère sacré étant donné que les esclaves y ont dansé en 1848 pour exprimer leur joie à l’annonce de l’abolition. Mais alors pourquoi ne pas installer l’œuvre en mémoire des esclaves au cœur de la place et la déployer sur une grande partie de l’espace pour reproduire le magnifique cheminement qu’elle propose autour du nom des affranchis ? Au passage, qui prend en charge le coût de la nécessaire transformation de cette œuvre d’intérieur, donc inadaptée aux intempéries ? D’autant que la Région s’est déjà étonnée pour sa part de ne pas avoir vu la question du « déplacement » de la statue évoquée dans la demande de financement européen faite par la mairie pour le réaménagement d’une place dont la nouvelle configuration est pourtant directement liée à la suppression du monument.


4) Face à l’océan Indien, de l’autre côté du « miroir d’eau », se trouve l’élément au cœur de la communication municipale et présenté au public à travers quelques images. Que voit-on sur la pleine page de publicité pour « le Square, nouveau lieu de vie dionysien » (JIR du 26 mai 2023) ? Le document, publié juste après le grand colloque de l’Iconothèque Historique de l’Océan Indien du 24 au 26 mai, aurait mérité une étude de la part des spécialistes de l’iconographie présents car les images, singulièrement dans le domaine politique, sont lourdes de sens. Nul doute qu’il sera a posteriori l’objet d’analyses critiques au sens scientifique du terme. Je laisserai à chacun le loisir d’interpréter le choix, la disposition, l’activité et l’âge des individus occupant sur le premier plan l’espace du « miroir d’eau ». Relevons juste le fait que l’image met en valeur l’imposante scène de spectacle à l’arrière-plan. On y voit converger une foule composée uniquement de jeunes gens qui se pressent pour aller écouter un groupe de musique. Le choix de la dominante verte pour la typographie et l’environnement graphique recouvre l’ensemble d’un vernis de développement durable. Nulle part n’apparaît clairement sur l’image et dans les dix pictogrammes que cette place est aussi un espace consacré à la mémoire des esclaves. Le message principal est-il donc autre chose ici que la présentation d’un nouveau lieu de loisir dionysien dédié à la jeunesse ? En outre, la mairie va-t-elle louer à des promoteurs de spectacles un espace présenté comme sacré du fait de ce qui s’y est passé le 20 décembre 1848 ?

En effaçant purement et simplement la statue de Mahé de Labourdonnais, qui symboliquement incarnait encore l’importance politique de ce lieu de rassemblement, pour la remplacer par un espace dont la fonction essentielle est liée aux loisirs, en reléguant l’œuvre artistique à la mémoire des esclaves dans un coin du nouveau « Square », l’actuelle mairie, comme les précédentes, fait le choix de continuer à ne pas assumer l’histoire de la ville dans sa globalité. On remplace simplement une mémoire par une autre. Plus encore, il s’agit de nier la complexité de l’histoire, au nom d’une mémoire
trop longtemps refoulée, avec la volonté manifeste de faire disparaître la statue du « Blanc esclavagiste et colonisateur » de l’espace public, donc des mémoires collectives, et de proposer une autre écriture de l’histoire en étant guidé par un esprit de revanche identitaire. Le choix politique qui a été fait est problématique pour plusieurs raisons.

1) Pourquoi est-ce une erreur que de soustraire la statue de Mahé de Labourdonnais de l’espace public ? Cette œuvre, médaillée à l’exposition universelle de 1855, a été réalisée par le sculpteur Louis Rochet, artiste reconnu du Second Empire, auteur du Charlemagne sur le parvis de Notre Dame de Paris et dont deux des œuvres ont d’ailleurs été déboulonnées sous Vichy pour être fondues. Rochet est par ailleurs le créateur d’une statue équestre en bronze de Pierre Ier du Brésil, installée à Rio en 1862 et classée au patrimoine historique de ce pays. La statue de Mahé de Labourdonnais, devenue l’un des monuments les plus photographiés de notre île, est donc non seulement un témoignage de l’histoire coloniale et esclavagiste française dans l’océan Indien, mais aussi de l’histoire urbaine de La Réunion et de l’histoire de l’art sous le Second Empire. C’est d’ailleurs, répétons-le, la première statue en pied d’un acteur important de l’histoire
installée dans l’île. Justifier son effacement de l’espace public, comme le font certains, au prétexte qu’il s’agit d’une œuvre réalisée sous un régime autoritaire en France reviendrait à effacer une part de l’histoire de l’art à La Réunion pour des raisons politiques. Faudrait-il détruire le château de Versailles et toutes les autres œuvres architecturales d’avant 1789 parce qu’il s’agit de réalisations de l’Ancien Régime ?


2) Pourquoi est-ce une erreur que d’enfermer la statue de Mahé de Labourdonnais, au nom de sa conservation, dans la caserne Lambert ? En « déplaçant » la statue de l’ancien gouverneur à la caserne Lambert, on l’installe sur le Camp
des Noirs du Roi qui se trouvait dans la plaine de la Redoute, en partie réduit lors de la construction de la caserne en 1848. On vient donc mettre Labourdonnais, responsable de « crime contre l’humanité » pour avoir accéléré l’esclavage et organisé les chasseurs de Noirs, sur le lieu de vie de milliers d’esclaves entre 1770 et 1848. La statue dominera également le
cimetière des Noirs où se trouve aujourd’hui le RSMA. N’est-ce pas symboliquement plus insultant pour la mémoire de ces femmes et de ces hommes asservis que d’enlever la statue d’une place où les esclaves ont commémoré en une seule journée leur affranchissement ? De plus, celles et ceux qui fustigent « l’esclavagiste » acceptent que la mémoire du conquérant colonial reste célébrée par les militaires. En justifiant ainsi le « déplacement », c’est clairement
une vision fragmentée et communautariste de la République qui est affirmée. En outre, l’armée républicaine à La Réunion devient, en accueillant ce monument historique, le lieu consacré de la mémoire esclavagiste et coloniale dans l’île. La statue de « l’esclavagiste » rejoint en effet les vestiges du monument commémorant la mort des Français (dont des Réunionnais) lors de la conquête de Madagascar en 1895. Ce dernier a été ramené à La Réunion lorsque le siège des
FAZSOI a été transféré à La Réunion. Un responsable politique devrait s’inquiéter de voir proposer à l’armée de cultiver, en marge du reste des citoyens, des mémoires pouvant servir de terreau à un discours politique nauséabond. Ces monuments nécessitent un accompagnement et une remise en contexte, mais une caserne n’est pas un musée. Ce choix
politique est porteur de divisions alors que la société a plus que jamais besoin de réparer des fractures.

3) Pourquoi le choix d’aménagement retenu pour « le Square » est l’occasion manquée de faire de Saint-Denis un lieu de mémoire et d’histoire d’ampleur sur la Route de l’esclave mise en œuvre par l’UNESCO ? Ce projet développé depuis 1994 et qui s’appuie sur un programme d’éducation, de promotion des cultures vivantes et de l’organisation de musées cherche aussi à développer un « tourisme culturel » tout au long des routes liées historiquement à la traite négrière. Sudel Fuma, en tant que directeur de chaire de l’UNESCO à l’Université, avait d’ailleurs impulsé, dans ce cadre général, la réalisation de la « Route des esclaves et des engagés dans l’océan Indien » avec l’installation de nombreux monuments allant du Mozambique à la Chine en passant par Mayotte, La Réunion, Maurice et l’Inde. Proposer à Saint-Denis une installation artistique d’ampleur, permettant de faire réfléchir la population sur la complexité de cette histoire aurait permis d’engager un vrai « travail de mémoire ». Un projet ambitieux en lieu et place de la seule statue de Mahé de Labourdonnais laissée à l’abandon, permettant de rappeler l’humanité pleine et entière des femmes et des hommes réduits en esclavage et de valoriser les résistances à l’esclavage, tout en assumant l’entièreté de l’héritage historique de notre île, aurait pu faire de Saint-Denis un pôle rayonnant à l’international.


4) Pourquoi le choix d’aménagement retenu pour « le Square » témoigne-t-il finalement d’une évolution inquiétante de notre République démocratique et de l’absence d’un projet de développement de La Réunion à la hauteur des enjeux contemporains ? « Le Square » vient s’inscrire dans la continuité de l’aménagement du « Pôle Océan ». Ce sont des projets conçus dans un même objectif louable : transformer l’urbanisme et la vie des Dionysiens. Nul doute que la ville de demain a besoin de réintégrer en son sein des espaces verts, mais de quoi s’agit-il exactement sous couvert de développement durable ? Parmi les cinq projets pour le « Pôle Océan » (dont les noms mériteraient aussi une étude lexicale), c’est
« la forêt aventure » qui a été retenue avec aires de jeux, manège, montgolfière captive, accrobranche et cabanes dans les arbres, « un scénario imaginé à hauteur d’enfant, avec bon sens et spontanéité » selon les éléments de langage diffusés par la mairie (Le Quotidien, 19 août 2022). Quelle est la transformation majeure de l’ex-square Labourdonnais en dehors de
l’effacement de la statue remplacée par un « miroir d’eau » ? C’est la présence de scènes de spectacle, l’une d’entre elles pouvant à l’occasion accueillir jusqu’à 5 000 spectateurs. À quoi servait cette place publique, mal entretenue, jusque-là ? Lieu de fête, par exemple à l’occasion du 20 décembre, de Noël ou du 14 juillet, c’était aussi un lieu de rassemblements
politiques et syndicaux. Quelle est l’image que la mairie affiche pour montrer ce que doit être le Saint-Denis de demain ? Celle d’un lieu de loisirs et de spectacles. Durant la République romaine, l’espace le plus important de la cité et le plus symbolique du fonctionnement politique, était le forum sur lequel un espace était spécifiquement dédié aux orateurs qui
s’adressaient à l’ensemble des citoyens. Durant l’Empire, c’est le Colisée, où les puissants offraient des divertissements en tous genres, qui devient le lieu de rassemblement par excellence de la population. « Le Square », tel qu’il est présenté, et qui selon la vidéo de promotion municipale « promet des jours heureux » aux Dionysiens, ne sera visiblement la version moderne ni de l’agora grecque ni du forum romain. Il semble en revanche bien être le reflet de notre société capitaliste qui s’enivre et se perd dans la consommation et les loisirs, qui oublie le « Nous » au profit du « Je ». Le marketing mis en œuvre pour vendre le projet est une traduction contemporaine de la formule traditionnellement utilisée pour résumer la politique
des empereurs romains : « Du pain et des jeux ».

Gilles Gauvin, Historien

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