LIBRE EXPRESSION
Pour la 21ème année consécutive, sous l’impulsion de la Fédération des associations tamoules et de concert avec elles, le Président du Conseil départemental, Monsieur Cyrille Melchior, a orchestré l’hommage aux travailleurs engagés de La Réunion le 11 novembre 2024, au Lazaret de la Grande Chaloupe, propriété du Département depuis 1946.
La communauté tamoule, une composante essentielle de la population réunionnaise :
Avant de discuter plus avant de cette commémoration, il est important d’affirmer avec force que l’immigration indienne a modifié en profondeur la société créole en l’enrichissant dans de nombreux domaines : apports humains, linguistiques et culturels, patrimoine architectural, gastronomie, etc.
La communauté tamoule a été naguère moquée (comme toutes les autres, d’ailleurs, c’est un sport national) sous divers vocables (ex : Bann cont’nations).
Mais il est certain qu’elle a donné à notre département des hommes politiques brillants, de hauts fonctionnaires compétents, des artistes talentueux, des scientifiques éminents et souvent internationalement reconnus, des chefs d’entreprise dynamiques qui ont contribué au développement … A force de persévérance, les « Malbars » ont conquis leur place et une réelle estime dans le cœur de tous les Réunionnais. C’est au nom de cette estime qu’il apparaît nécessaire de faire certaines mises au point.
Une guerre des mémoires
Si le principe de la commémoration de l’engagisme est incontestablement légitime, la date retenue est affligeante à plus d’un titre. En effet, cette date du 11 novembre est depuis 106 ans celle de la commémoration de l’Armistice de 1918. Elle évoque l’héroïque sacrifice de nos aînés qui ont participé à cette Grande Guerre qui a ravagé le Monde (18 millions de morts) et notre pays, la France (1.500.000 morts, 4.500.000 blessés, mutilés, gazés, défigurés).
Rappelons que 15.000 Réunionnais ont été mobilisés pour aller combattre dans des terres lointaines. Environ 1.690 d’entre eux sont tombés au champ d’honneur, soit un taux de mortalité élevé, supérieur à 11 %, sans compter les quelques 4.500 blessés et mutilés. Évoquons également la mémoire du Réunionnais Roland Garros, « disparu en plein ciel de gloire ».
Une réalité sur laquelle il convient d’insister : parmi ces milliers de victimes réunionnaises, nombreux étaient les descendants d’engagés, « nout zancèts ».
En vérité, ce télescopage navrant entre deux commémorations est délibéré. Il vise à remplacer progressivement et cyniquement un devoir de mémoire par un autre. En effet, le programme copieux (de 9h30 à 16h00) ne permet pas de participer aux deux évènements. Il faut choisir sa commémoration et, sans doute, son camp. Pour se justifier, les organisateurs s’appuient sur un argumentaire victimaire accumulant les contrevérités.
Un argumentaire victimaire et des contrevérités
Tout d’abord, la date du 11 novembre 1882 est spécieusement présentée comme étant celle de la fin de l’engagisme. Pourtant, on sait qu’au-delà, l’engagisme a continué avec les Malgaches, les Mozambicains et autres. Les derniers engagés, des Rodriguais, vont débarquer à La Réunion en 1933.
La Fédération tamoule avait la possibilité de retenir pour elle-même une date beaucoup plus logique, celle du 3 juin 1828, correspondant à l’arrivée d’un navire, La Turquoise (Cf. les travaux de Jean-Régis Ramsamy), qui transportait les premiers engagés « du sucre » indiens. Il faut donc marteler que le 11 novembre 1882 ne marque l’arrêt que de « l’Indian Coolie Trade » imposé par les autorités du « British Raj ».
Et puis, si l’on veut commémorer l’engagisme, on doit le faire de façon exhaustive. Il s’agit alors de ne pas passer à la trappe les premiers habitants officiels de notre île, arrivés de France dès juillet 1665 et issus en général de la population pauvre (paysannerie et artisanat) : ils étaient des engagés de la Compagnie des Indes.
Il ne faut pas oublier non plus les engagés du 18ème siècle, recrutés par les gouverneurs des Mascareignes (dont Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais en 1735) pour leurs compétences techniques : ils venaient de France et d’Inde. Les Indiens, particulièrement, appelés « Malabars » (hindous, parfois chrétiens) et « Lascars » (musulmans), furent tous autorisés à pratiquer leurs religions et, au terme de leur contrat d’engagement, furent encouragés à s’enraciner dans nos îles en travaillant à leur compte (Cf. les travaux de Michèle Marimoutou-Oberlé et d’Olivier Fontaine).
Par ailleurs, la façon dont le Lazaret de Grande Chaloupe est présenté par les représentants de la Fédération tamoule est problématique et volontairement polémique. Il n’a jamais été une sorte de « camp de Guantanamo » conçu pour tourmenter et « humilier » les travailleurs engagés issus de contrées lointaines. Il a été construit pour mettre en quarantaine TOUS les voyageurs susceptibles d’introduire à La Réunion de graves maladies contagieuses. Ces voyageurs étaient noirs, de couleur ou blancs ; beaucoup d’engagés parmi eux, certes, mais aussi des militaires, des fonctionnaires, des artisans, des riches, des pauvres … Tout le monde y était plus ou moins logé à la même enseigne, recevant repas et soins médicaux de la part du personnel du Lazaret. On devait s’y ennuyer ferme, pendant 2 à 4 semaines, mais on n’y subissait pas de mauvais traitements.
Une idéologie « décoloniale »
La Fédération tamoule a eu la grande habileté de rallier à sa cause certaines communautés mais de façon restrictive :
– la Fédération des associations chinoises (dont acte !) ;
– l’Association Musulmane de La Réunion jusqu’en 2021 (plus en retrait depuis) ;
– le très controversé Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN) jusqu’en 2021 ;
– l’association Kafpab pour les « Afro-Réunionnais », pratiquant le « Servis Kabaré » et vouant une grande passion au déboulonnage de statues et au discours francophobe du « poutinophile » Kémi Séba ;
– pas moins de deux associations malgaches, créées par un couple (Honoré et Charlotte Rabesahala) : Miaro (qui œuvre dans la décréolisation-malgachisation des cerveaux dans le Camp Marron du Dimitile) et Zangoun, dont la présidente affirme que, contrairement à ce qu’enseignent des historiens qui ont le tort de n’être pas malgaches, ce sont les Côtiers afro-malgaches qui ont vendu des esclaves mérinas aux négriers européens. Qu’en pensent les membres de Kafpab ?
Voilà in extenso les composantes du « Collectif pour la mémoire des engagés », lequel ne veut prendre en considération que les travailleurs « du sucre » qui ont remplacé les esclaves affranchis. Par conséquent, pas de trace dans ce collectif d’une quelconque entité ayant, de près ou de loin, voire même de très loin, un rapport avec le méchant colonialiste : pas de représentant catholique en tant que tel, ni de protestant d’ailleurs, pas de danseur de quadrille ni de ségatier par trop assimilé, pas de « Pattes jaunes », pas d’amicale Bretagne-Réunion … Tout le monde, certes, est a priori invité au Lazaret mais tout le monde n’a pas vocation à entrer dans ce collectif des concepteurs-organisateurs.
Ce parti pris a comme un air de famille avec la non-mixité et les pratiques « racisées » qui font florès dans certains milieux « décoloniaux » de Métropole.
Plus troublant, il n’y avait jamais eu depuis 2003 de représentant des autorités civiles et militaires, en tout cas jusqu’au 11 novembre 2023 qui a vu pour la première et seule fois un préfet, en l’occurrence Monsieur Jérôme Filippini, se joindre, en fin de matinée, à l’hommage aux engagés. Il a déclaré à cette occasion avec un embarras palpable : « … Nous devons tous être ensemble aux cérémonies qui marquent la fin de la 1ère Guerre mondiale, et ici (au Lazaret) pour cet autre 11 novembre tellement important pour La Réunion … »
M. Filippini avait-il entendu, en novembre 2022, M. Amaravady qui dévoilait sans fard ses convictions profondes, enhardi sans doute par la grande mansuétude de notre République ? : « L’engagisme était un esclavage déguisé, la souffrance était la même … Notre système éducatif est trop centré sur l’Europe et l’Occident. Nous n’avons pas eu le privilège de nous imprégner des autres pages de notre jeune histoire réunionnaise. Par contre, nous sommes incollables sur les différentes monarchies occidentales, les guerres mondiales, … ». « Cela laisse à réfléchir, n’est-ce pas ? », concluait-il.
On notera que M. Amaravady ne connaît effectivement pas l’histoire du pays dont il est originaire, sinon il aurait admis que si les ancêtres indiens avaient tenté l’aventure via un contrat d’engagement, c’était parce que leur pays d’origine ne leur offrait pas, c’est peu de le dire, les mêmes possibilités d’ascension sociale que La Réunion (notons que seuls 25 % des engagés tamouls sont retournés en Inde à la fin de leur contrat).
Il saurait aussi que beaucoup de soldats indiens (d’Inde) ont donné leur vie lors des deux Guerres mondiales.
En revanche, le président de la Fédération tamoule doit être incollable en littérature européenne, particulièrement celle du 19ème siècle qui a vu se développer l’engagisme indien. Pour avoir lu Hugo (Les misérables), Zola (Germinal) ou Dickens (Oliver Twist), il n’ignore sans doute rien de la grande misère des ouvriers agricoles, des marins enrôlés de force et exposés à de cruels châtiments corporels, du grand prolétariat ouvrier accompagnant la Révolution industrielle, des enfants qui travaillaient dès l’âge de 6 ans dans les filatures, les hauts fourneaux, les mines de charbon …
Hélas, les engagés indiens, il est vrai, n’ont pas eu un traitement très différent : beaucoup d’entre eux ont été floués, abusés, parfois violentés. Cependant, aussi dur fut-il, le sort des prolétaires européens et des engagés indiens ne fut en rien comparable à celui des esclaves dépossédés (comme partout ailleurs !) de ce qui constituait leur humanité. Les engagés, quant à eux, ont signé un contrat de leur plein gré, ont conservé leur religion, ont transmis leurs noms, leurs coutumes, ont eu le droit de fonder une famille ; leur statut était régi par le droit commun (pas par le Code noir), ils pouvaient scolariser leurs enfants et acheter de la terre, etc. Prétendre qu’engagés et esclaves avaient connu les mêmes souffrances est inadmissible. Comment les responsables de Kafpab peuvent-ils laisser dire de telles énormités sans broncher ?
En janvier dernier, l’officialisation des menées de la Fédération tamoule a fait un grand bond en avant lorsque M. Melchior a invité la présidente de l’Assemblée nationale, Madame Yaël Braun-Pivet, pour un dépôt de gerbe sur le site du Lazaret. « Je suis sensible à cet acte de fraternité républicaine et j’en mesure la portée hautement symbolique » a confié M. Melchior qui ne semble pas gêné par les distorsions historiques véhiculées par l’hommage aux travailleurs engagés.
La « portée hautement politique » du 11 novembre des engagés
L’hommage aux travailleurs engagés doit bien sûr se poursuivre mais, s’il veut prendre de l’ampleur et gagner en légitimité, il doit reconsidérer le choix de la date de commémoration et ouvrir réellement son collectif à toutes les composantes de la population réunionnaise.
Un hommage authentique aux engagés ne saurait se fonder sur une « morale du ressentiment » au sens de Max Scheler, avec pour but inavoué parce qu’inavouable de fragmenter la société réunionnaise.
Quant au président du Département, il gagnerait à clarifier sa position au profit de ses électeurs. Ceux-ci se demandent comment le même homme peut cautionner les pratiques « décoloniales et centrifuges» des concepteurs du 11 novembre des engagés, vendre en connaissance de cause le square La Bourdonnais à la maire de Saint-Denis en 2022, tout en dénonçant, la même année, l’Appel de Fort-de-France à l’occasion de la publication d’un sondage SAGIS révélant que 89 % des Réunionnais sont opposés à toute évolution statutaire.
Christian Cadet, Association Fort Réunion
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